Interview de M. Jean-Pierre Chevènement, ministre de l'intérieur, dans "Libération" du 27 octobre 1997, intitulé "Un retour aux sources républicaines", sur l'augmentation de la délinquance des mineurs et le droit à la "sûreté".

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Circonstance : Colloque sur "Des villes sûres pour des citoyens libres" à Villepinte les 24 et 25 octobre 1997

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Libération : À quoi sert une grand-messe de ce type ?

Jean-Pierre Chevènement : Ce n'est pas une grand-messe. Ce colloque national était l'occasion à la fois de bien poser le problème de la sécurité à partir d'un triptyque simple - citoyenneté, proximité, efficacité - et d'associer à la définition d'une politique tous ses acteurs, à commencer par le ministère responsable de la justice, de la police, de la gendarmerie, de l'éducation, de la ville et du logement. Le colloque a été l'occasion pour chaque ministre de définir sa politique et pour le Premier ministre d'annoncer la création d'un conseil interministériel de sécurité intérieure qui, j'en suis sûr, se révélera fort utile.

La France connaît aujourd'hui deux problèmes majeurs : le chômage et l’insécurité. C'est ce problème dans le gouvernement a voulu se saisir à bras-le-corps. Naturellement, l'effort des uns et des autres ne se situe pas au même horizon : l'éducation à la citoyenneté, la morale civique, la reconstruction des banlieues porteront leurs fruits dans un temps long. Inversement la police, la gendarmerie, la justice doivent agir dans un temps court. Il faut frapper vite et fort pour réprimer les crimes et les délits mais il faut surtout frapper juste. La mise en œuvre de cette politique se fera à travers des contrats locaux de sécurité. Bref, ce colloque est un coup d'envoi, une rampe de lancement. Je suggère qu'il se prolonge par des colloques publics départementaux ou locaux, pour préparer les futurs contrats locaux de sécurité. Pour sortir enfin de ces messes basses que sont trop souvent devenues les conseils communaux de prévention de la délinquance.

Libération : La délinquance des mineurs est devenue une priorité. Faut-il revoir la loi, refondre l'ordonnance de 1945, qui mise sur l'éducation comme moyen de correction ?

Jean-Pierre Chevènement : Il y a d'abord les faits. On observe une croissance extrêmement rapide de la délinquance des mineurs et un abaissement constant de l'âge des délinquants. Quand une société se révèle incapable de transmettre ses valeurs, c'est le signe de son échec. La participation des mineurs dans la délinquance est passée de 9,7 % en 1973 à 17,9 % en 1996. Les mineurs sont à l'origine de 40 % des cambriolages, de 18,4 % des viols. Mais c'est le fait de très petits groupes animés par quelques noyaux durs de multirécidivistes, qui entraînent avec eux des jeunes plus fragiles, sur fond de décomposition sociale profonde. C'est le résultat de deux décennies de laisser-aller économique et social, et j'ajoute moral.

Libération : Certains ont demandé des moyens pour appliquer l'ordonnance de 1945. Pourra-t-on, avec davantage de moyens, améliorer l'efficacité de textes conçus il y a plus de 50 ans ?

Jean-Pierre Chevènement : À l'époque, tout le monde croyait au progrès et le progrès était d'ailleurs au rendez-vous ! Les choses ont changé depuis 20 ans. Conservons la volonté de progrès mais traitons les choses avec finesse : pour les primo-délinquants, il faut une sanction, un rappel de la loi, une lettre d'excuse, une réparation. Il ne faut pas laisser passer le premier délit, mais si possible avec des peines autres que la prison. Le problème se pose différemment pour les multirécidivistes, les durs, ceux qui pourrissent un quartier. Là, il faut intervenir avec vigueur. Mais le débat ne fait que commencer, je n'ai pas l'intention de le trancher…

Libération : Vous avez cependant évoqué « le regroupement des mineurs délinquants dans des structures closes ». S’agit-il des maisons de correction ?

Jean-Pierre Chevènement : J'ai évoqué cette perspective parce que pour un petit nombre de cas, je ne vois pas d'alternative, mais le mot de « maisons de correction » ne convient pas. Ne faut-il pas cependant éloigner des quartiers ces noyaux durs de multirécidivistes ? J'ai entendu une réflexion pleine de bon sens : le directeur de la prison de Loos a souligné que ce qui était criminogène dans la prison, ce n'était pas la privation de liberté mais les conditions de détention et le déni des droits. Nous devrions nous inspirer de certains pays d'Europe du Nord, où l'on s'en tient à un homme pour une place en détention. On pourrait imaginer des centres de rééducation en milieu fermé avec des règles strictes mais le but ultime doit toujours rester la réinsertion. Il faut qu'à un moment donné, le rappel à la loi s'opère. La règle seule est restructurante de la personnalité.

Libération : Elisabeth Guigou, garde des sceaux, a indiqué qu'elle entendait rester dans le cadre de l'ordonnance de 1945…

Jean-Pierre Chevènement : Le débat est ouvert. J'ai tendance à penser que si nous voulons rétablir la sécurité dans des zones de non-droit, il faut cibler précisément la répression. On ne peut pas séparer prévention et répression.

Libération : La gauche a beaucoup changé sur ces thèmes. Il y a 10 ans, le mot insécurité était largement tabou…

Jean-Pierre Chevènement : Je préfère parler de « sûreté ». C'est un droit essentiel que la Déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen met sur le même plan que la liberté dans son article 2. La gauche revient simplement à ses sources républicaines. « Des villes sûres pour des citoyens libres » (l'intitulé du colloque de Villepinte, ndlr), c'est un programme de gauche parce que ce sont les plus pauvres et les plus démunis qui souffrent le plus de l'insécurité. La République est un régime de liberté, pas de faiblesse. Et la liberté s'organise, avait coutume de dire François Mitterrand. Sans cela, c'est l'anarchie ! Le grand risque qui menace nos sociétés c'est l'anomie, l'absence de règles reconnues.

Libération : Attendez-vous, avec le déploiement des emplois Aubry, un changement radical sur le terrain ?

Jean-Pierre Chevènement : Les emplois d'adjoints de sécurité vont faciliter les redéploiements et permettre de concentrer les moyens là où ils sont le plus nécessaires. 80 % des délits sont commis dans les 27 départements les plus urbanisés. La délinquance a été multipliée par sept en 30 ans mais elle n'est pas une fatalité. On peut inverser la tendance. C'est certes un effort de longue haleine, mais s’il y a une volonté claire et continue, nous aurons des résultats.

Libération : Même si le chômage ne baisse pas ?

Jean-Pierre Chevènement : C'est évidemment un point essentiel. Si la Grande-Bretagne a obtenu des résultats, c'est aussi parce que le chômage tourne autour de 6 ou 7 % contre 12,5 % en France, mais il ne faut pas opposer « conditionnements sociaux » et responsabilité individuelle. La lutte contre la délinquance passe à la fois par un renversement de la tendance économique et par des méthodes de lutte mieux adaptées et mieux ciblées. La politique de la ville, née à la fin des années 80 d'un échec économique et social, ne dispense ni d'une politique de sécurité ni d'une politique de croissance et de progrès social : le gouvernement compte sur la croissance et sur le plan emploi-jeunes, pour que les nouvelles générations puissent s'intégrer à la société. Ainsi elles comprendront mieux le langage de la citoyenneté et participeront à la nécessaire refondation de la République.