Interview de Mme Martine Aubry, ministre de l'emploi et de la solidarité, à Europe 1 le 1er juin 1999, sur la réduction du chômage, la baisse des charges sociales, la préparation de la deuxième loi sur les 35 heures, le déficit de la sécurité sociale, la baisse des dépenses de santé et la question des retraites.

Prononcé le 1er juin 1999

Intervenant(s) : 

Média : Europe 1

Texte intégral

Jean-Pierre Elkabbach : Bientôt deux ans de gouvernement Jospin et de ministère Aubry. Pour l’opinion, ça marche plutôt bien. À quoi cela tient-il ?
Martine Aubry : « Je crois que cela tient tout simplement au fait que L. Jospin fait vraiment de la politique. C’est-à-dire qu’il s’est fixé des priorités, pas seulement dans les mots mais dans les faits, dans son budget, dans les lois que nous avons votées. Il fait tout simplement ce qu’il avait promis, mais il le fait vraiment. Et je crois que les résultats commencent à être là, et c’est peut-être ce qui explique que la confiance des Français est là. La croissance est ce qu’elle est, et les résultats, ils sont là. »

Jean-Pierre Elkabbach : Faire de la politique c’est mettre l’idéologie d’abord ?
Martine Aubry : « C’est mettre des valeurs, c’est faire des choix. C’est dire qu’il n’y a pas de fatalité, que ce n’est pas la mondialisation, la globalisation, le marché qui règlent tout, qu’il y a une place pour un volontarisme. »

Jean-Pierre Elkabbach : C’est vous et L. Jospin !
Martine Aubry : « Pas du tout, c’est le gouvernement de L. Jospin qui travaille comme le demande le Premier ministre, et comme je crois l’attendent les Français, c’est-à-dire en faisant vraiment de la politique. »

Jean-Pierre Elkabbach : Ce temps des magiciens peut durer encore ?
Martine Aubry : « Ce n’est pas de la magie. On gagne ce qu’on obtient. La croissance que nous avons aujourd’hui – qui est une des meilleures d’Europe après avoir été une des plus faibles – je crois qu’on l’a gagnée. Le chômage qui baisse – même insuffisamment mais qui baisse quand même beaucoup – on l’a gagné. »

Jean-Pierre Elkabbach : Vous avez le sentiment d’être un des piliers de cette équipe ?
Martine Aubry : « On ne fonctionne pas comme cela, on fonctionne de manière excessivement collective, et c’est une équipe qui fonctionne autour du Premier ministre. »

Jean-Pierre Elkabbach : Vous avez dit hier en meeting que les chiffres du chômage seront corrects  J’ai envie de dire : « alors » ?
Martine Aubry : « Je venais de vous dire que le Gouvernement avait fait de l’emploi sa priorité. Et je crois qu’il a eu raison parce que les résultats sont là : encore 17 000 chômeurs en moins en avril. C’est un très bon chiffre puisque le chômage a baissé sans discontinuer depuis maintenant 20 mois : 280 000 chômeurs en moins. Et je crois que c’est ce que nous avons fait et ce que nous avons dit. Relançons la croissance ! et là je crois qu’on l’a vraiment gagnée cette croissance forte ; la plus forte aujourd’hui des pays européens… »

Jean-Pierre Elkabbach : Vous êtes un peu portés par la situation économique générale ?
Martine Aubry : « Oui, mais nous étions parmi les derniers en Europe, et nous sommes parmi les premiers. Cela veut dire qu’il y a peut-être un peu plus que de la chance. Il y a le fait d’avoir relancé la consommation, augmenté les minima sociaux, les allocations logement, d’avoir redonné confiance aux Français. »

Jean-Pierre Elkabbach : L’Espagne libérale et conservatrice d’Aznar a fait baisser le chômage de 7 % en trois mois. C’est pas mal aussi !
Martine Aubry : « Le seul pays qui fait mieux que nous dans l’OCDE c’est l’Espagne. Mais rappelons que l’Espagne partait quand même de 26 % de chômage, ce qui, heureusement, n’était pas notre cas. »

Jean-Pierre Elkabbach : Les chiffres : avril, plutôt bon. Moins 17 000 chômeurs…
Martine Aubry : « Voilà, même très bons ! »

Jean-Pierre Elkabbach : Ah maintenant ils sont très bons ! Hier soir, ils étaient « corrects ».
Martine Aubry : « Je ne pouvais pas les annoncer avant ce matin, chez vous J.-P. Elkabbach ! »

Jean-Pierre Elkabbach : Ce qui donne en un an ?
Martine Aubry : « En un an, moins 280 000 chômeurs. C’est la plus forte baisse que la France n’ait jamais connue, tant dans l’ampleur que dans la durée ; parce qu’il y a cette croissance, mais aussi parce que nous ne nous sommes pas contentés de cette croissance. Il y a aujourd’hui 196 000 emplois-jeunes, il y a la réduction de la durée du travail – même si cela gêne certains – qui marche. Il y a déjà plus de 60 000 emplois créés, c’est-à-dire la moitié de la baisse de l’année dernière. Et puis – je crois qu’il faut le dire – : les chiffres sont bons mais il y a encore beaucoup de chômeurs et notamment beaucoup de chômeurs de longue durée ; d’où notre loi sur l’exclusion qui commence à porter ses fruits puisque vous l’avez vu : 60 000 chômeurs de longue durée en moins ces trois derniers mois. »

Jean-Pierre Elkabbach : Depuis deux ans cela fait combien de chômeurs en moins ?
Martine Aubry : « 230 000 chômeurs en moins. Ce qui est tout à fait important. »

Jean-Pierre Elkabbach : Combien d’emplois marchands ?
Martine Aubry : « Plus 620 000. C’est la première fois, et c’est là aussi un record. Je veux bien qu’on ait de la chance, mais enfin tous ces records… »

Jean-Pierre Elkabbach : Quel est le coût d’un emploi ?
Martine Aubry : « Moins cher en tout cas que la ristourne dégressive de MM. Balladur et Juppé qui est de un million par emploi. Un emploi-jeune cela coûte 100 000 francs ; et un emploi-jeune cela remplit des services et cela coûte moins cher, par exemple, en délinquance, en dégradations, en aide que l’on n’apporte pas par ailleurs aux personnes âgées. Donc, il faudrait regarder le coût net. »

Jean-Pierre Elkabbach : Ces emplois sont aussi gagnés par les entreprises…
Martine Aubry : « Bien sûr ! »

Jean-Pierre Elkabbach : Vous pouvez peut-être aussi les féliciter ce matin…
Martine Aubry : « Absolument ! »

Jean-Pierre Elkabbach : Et surtout les laisser faire tranquillement leur job ?
Martine Aubry : « Oui, et les aider ! C’est ce que nous avons essayé de faire… »

Jean-Pierre Elkabbach : Avec plus de taxes ! Là, je ne peux pas laisser passer.
Martine Aubry : « Non, non, ce n’est pas plus de taxes. Si vous permettez un instant ! Nous allons baisser les charges sociales au total de 110 milliards. Il n’y aura pas de prélèvements complémentaires sur les entreprises : nous allons transférer une partie des prélèvements vers les entreprises. Donc, globalement, les charges sur les entreprises non seulement ne vont pas être plus importantes, mais avec la baisse de l’impôt sur les sociétés et la baisse de la taxe professionnelle, en trois ans ces charges vont baisser. Mais, surtout je pense ce matin, aux commerçants, aux artisans, aux PME, aux secteurs qui sont en concurrence très forte sur le plan international – l’habillement, la chaussure – qui, grâce à ces baisses sociales, vont pouvoir non seulement préserver, mais aussi développer l’emploi. »

Jean-Pierre Elkabbach : Quel est votre calendrier pour la deuxième loi sur les 35 heures ?  Qu’est-ce qui va se passer à partir du 1er janvier 2000 ?
Martine Aubry : « Nous discutons avec l’ensemble des partenaires – je vois Monsieur Blondel dans quelques instants. Nous leur présenterons autour du 15 juin un projet de loi qui passera en Conseil des ministres fin juillet ou début août, et qui sera voté avant la fin de l’année. »

Jean-Pierre Elkabbach : La CFDT réclame une période de transition d’un an pour laisser aux entreprises le temps de négocier. La CGT et FO refusent une période transitoire. Quel est votre choix ?
Martine Aubry : « Mon choix c’est de s’appuyer sur les accords et sur la négociation. Cela veut dire que le 2 janvier 2000 sera différent du 30 décembre. Mais cela veut dire aussi, et à l’inverse, qu’il faut donner le temps à la négociation. Et donc, il faut trouver le bon équilibre qui permette, à partir du 1er janvier, vraiment d’aller vers ces 35 heures pour ceux qui n’y sont pas encore – il y en a déjà beaucoup qui y sont – mais de le faire correctement pour que les entreprises aient le temps de négocier et que l’accord ait lieu dans les meilleures conditions comme c’est le cas pour les plus de 4 500 que nous avons. »

Jean-Pierre Elkabbach : Vous ne nous avez pas habitués à cela : un peu de ceci, un peu de cela ; mi-chèvre, mi-chou.
Martine Aubry : « Les accords aujourd’hui, je sais que cela ne plaît pas beaucoup dans notre pays. On adore opposer. Eh bien, aujourd’hui, les accords montrent une maturité formidable des chefs d’entreprise et des organisations syndicales. Tout le monde y gagne dans ces accords. Les entreprises sont plus compétitives car elles ont plus de souplesse. Les salariés ont plus de temps libres, mais travaillent mieux. L’emploi y gagne. Il faut qu’on s’habitue à penser que l’économique et le social ne s’opposent pas toujours. »

Jean-Pierre Elkabbach : On peut arrêter cette évaluation d’autosatisfaction…
Martine Aubry : « Oh, j’ai dit qu’il restait beaucoup à faire. J’y pense, croyez bien, tous les matins ! »

Jean-Pierre Elkabbach : Un économiste réputé de Genève, C. Wyplosz, écrivait hier dans Libération, je cite : « ce gouvernement entrera dans l’histoire comme celui qui a fait la France fainéante et aggravé le chômage permanent. Plus tôt il l’admettra, moindres seront les dégâts. »
Martine Aubry : « Je lui dirai que des philosophes tout aussi distingués de la fin du XIXe siècle, quand on a interdit le travail des enfants, disaient exactement la même chose. Alors, il y a un moment où il faut savoir avancer. Le temps libre pour demain, c’est bien sûr du temps de loisir, mais c’est aussi du temps pour s’occuper de sa famille, de ses amis, pourquoi pas pour faire la fête, pour participer à la vie associative, bref pour vivre mieux dans notre société. Et je crois qu’il y a d’autres philosophes qui disent cela aujourd’hui. »

Jean-Pierre Elkabbach : À 5 milliards près, vous teniez votre promesse d’équilibrer les comptes. Par tempérament, est-ce que vous vous félicitez de la réduction régulière des déficits ou vous vous inquiétez des dérapages constants de l’assurance maladie ?
Martine Aubry : « Mon tempérament c’est toujours de continuer à me battre. Je ne m’inquiète pas, j’agis. Donc, je ne suis pas satisfaite. J’avais annoncé l’équilibre, aujourd’hui nous prévoyons 5 milliards. Mais, il reste encore 6 mois dans lesquels on peut se battre pour descendre encore ce déficit. »

Jean-Pierre Elkabbach : Ce matin, vous dites qu’il est possible qu’en fin 99 nous soyons à l’équilibre ?
Martine Aubry : « Non, je ne pense pas qu’on pourra être à l’équilibre, mais l’on pourra encore baisser. Ce que je voudrais c’est que l’on dise bien de quoi l’on parle et d’où l’on vient. On parle de 5 milliards de déficit sur 1 250 milliards de dépense, c’est 0,4 % des dépenses du régime général de la Sécurité sociale. Nous venons de 55 milliards de déficit en 96, nous sommes à 5 milliards. Je voudrais juste dire que, pour la première fois, on a réussi à baisser un déficit de cette ampleur sans avoir ni monté les cotisations ni baissé les remboursements pour les malades. »

Jean-Pierre Elkabbach : Vous avez écouté hier Europe 1, on l’a dit toute la journée.
Martine Aubry : « Eh bien, je vous en remercie, parce que c’est la vérité. Mais il reste là encore… »

Jean-Pierre Elkabbach : Les médecins sont intouchables. À qui allez-vous demander des efforts ? On nous répète que les biologistes, les anesthésistes, les ophtalmologistes vont mieux se comporter demain. S’ils ne le font pas, qu’est-ce que vous faites ? Vous laissez faire ou vous allez prendre des mesures ?
Martine Aubry : « Depuis deux ans je prends les mesures qu’il convient. Avec les radiologues, nous avons baissé la lettre de leurs honoraires ; nous avons négocié avec eux, et finalement nous avons un accord. Nous avons fait la même chose avec les cardiologues. Malheureusement, les ophtalmologistes refusent de signer. Je vais prendre dans quelques jours les décisions qui s’imposent, c’est-à-dire baisser certaines cotations de leurs actes. Même chose pour les laboratoires biologiques. Vous savez, ma méthode c’est la concertation. Mais ceux qui n’acceptent pas de venir autour de la table, eh bien malheureusement, m’imposent de prendre des mesures. Car je ne peux pas laisser déraper la Sécurité sociale et faire payer à tous ceux qui aujourd’hui restent dans les clous – par exemple les généralistes qui respectent les honoraires, l’hôpital qui reste dans son budget. »

Jean-Pierre Elkabbach : Le médicament.
Martine Aubry : « Le médicament, il nous reste encore beaucoup à faire. Ce sont les prescriptions qui expliquent le dernier dérapage dont nous parlons. Nous avons fait beaucoup de choses : la substitution des génériques par rapport aux médicaments ; nous sommes en train de réviser tous les prix et les taux de remboursement par rapport aux effets médicaux, avec les médecins ; la Cnam fait – je crois qu’il faut le dire – une très belle campagne pour expliquer aux Français que ce n’est pas la longueur de leur ordonnance qui fait qu’ils seront mieux soignés. »

Jean-Pierre Elkabbach : Le Président de la République a dit hier que la question du financement des retraites ne peut plus être différée et qu’il ne fallait pas que cela tombe sur la tête des familles. Qu’est-ce que vous lui répondez ?
Martine Aubry : « Je lui réponds que nous sommes engagés dans la réforme mais que nous le ferons, nous, sans précipitation. Nous ne sommes pas au mur, même si nous sommes convaincus qu’il faut rentrer dans la réforme. Le Premier ministre m’a chargé de la concertation. Car vous savez bien que prendre des décisions dans un bureau… »

Jean-Pierre Elkabbach : On concerte, on concerte, on concerte, les décisions c’est à la Saint Glinglin !
Martine Aubry : « Oui, mais n’empêche que l’on a avancé, et l’on n’a pas mis les Français dans la rue. Donc, la précipitation, j’ai vu ce que cela avait donné fin 95 quand on a montré du doigt la SNCF. Nous allons essayer une autre méthode, celle qui jusqu’à présent, pour la politique de la famille… »

Jean-Pierre Elkabbach : Mais, la décision c’est quand ?
Martine Aubry : « En fin d’année, c’est ce qu’a dit le Premier ministre. »

Jean-Pierre Elkabbach : Ce matin, j’ai entendu, M. Aubry, l’humilité triomphante. On peut dire ça ?
Martine Aubry : « Non, parce que je crois qu’il reste beaucoup beaucoup à faire. Et je vous assure que, tous les matins, je ne dis pas ce que j’ai réussi, je me dis ce qu’il reste à faire, et malheureusement il y a beaucoup de choses. »

Jean-Pierre Elkabbach : Alors, la modestie ! vraie ou fausse.
Martine Aubry : « Écoutez, c’est à vous d’apprécier. »