Texte intégral
Q - Comment expliquez-vous que les élections européennes se soient soldées par un échec pour la plupart des partis de gauche, notamment en Allemagne et en Grande-Bretagne ?
- « Le Parti populaire européen a effectivement remporté ces élections, mais ce n'est pas un parti au sens où l'est le Parti des socialistes européens. C'est plus un rassemblement de partis conservateurs qu'un parti en tant que tel, défendant des valeurs communes à tous ses membres. Ce n'est donc pas la victoire d'un projet comme celui présenté par le PSE et conclu à Milan. Dans ce genre d'élections intermédiaires que sont les européennes, qui ne pèsent pas directement sur l'avenir politique de chacun des pays, les électeurs peuvent manifester soit leur impatience, soit leur mécontentement vis-à-vis des partis au pouvoir. Cela n'a pas été le cas pour nous. Et je me réjouis de cette exception française : la majorité, dans sa pluralité, a gagné les élections. »
Q - Le manifeste « social-libéral » signé, à la veille des élections, par Gerhard Schröder et Tony Blair est pourtant très éloigné de la politique affiché par Lionel Jospin…
- « Je ne me reconnais pas bien dans ce manifeste et je ne suis pas sûre que cette initiative ait été très favorable à leurs auteurs. D'ailleurs, leurs propositions pouvaient apparaître sur certains points en contradiction avec ce qu'ils avaient eux-mêmes défendu en adhérant au programme socialiste européen de Milan, et même avec ce qu'ils font : il est en effet difficile de réclamer la même flexibilité pour le marché du travail que pour ceux des capitaux et des produits, et d'instituer un SMIC comme vient de le faire Tony Blair ! »
Q - Pourquoi ces critiques aujourd'hui ? Il n'y a pas si longtemps, il était de bon ton, dans certains courants de la gauche française, de vanter le modernisme de M. Blair…
- « Pour moi, être moderne, ce n'est pas être plus ou moins libéral. Le rôle de la politique est de répondre aux problèmes de la société actuelle avec des solutions adaptées et fidèles aux valeurs que l'on défend. »
Q - Quels sont ces problèmes ?
- « Les principaux touchent au chômage et à l'exclusion. Y répondre pose un certain nombre de questions fondamentales, dont la place respectives de l'État et du marché. Nous n'opposons pas l'État au marché et le marché à l'État. Cette démarche est celle de la droite : pour elle, la politique a pour seul objet d'accompagner le marché. Vis-à-vis du marché, nous n'avons, nous, socialistes français, ni complexe ni culte particulier. Nous connaissons bien ses vertus : il favorise l'initiative, l'innovation et la concurrence. Mais ses règles ne peuvent s'appliquer à l'ensemble de l'économie, et notamment pas aux biens collectifs, qui nécessitent une vision à long terme, un temps qui n'est pas celui du marché. »
Q - De quels biens collectifs parlez-vous ?
- « De ceux qui permettent à notre société de se développer et à nos concitoyens de mieux vivre : l'éducation, la recherche, la santé, le logement… Mais aussi de ceux qui permettent de garantir notre indépendance nationale, ou de ceux qui doivent structurer harmonieusement notre territoire, comme les infrastructures. A cet égard, ces investissements sont indispensables à la nécessaire cohésion sociale de notre pays, mais ils sont aussi une condition du développement économique. La France peut être fière de ses services publics, même s'ils ont encore à évoluer, car leur efficacité est un atout majeur dans les décisions d'implantation des entreprises étrangères en France. »
Q - Cette articulation entre l'économie et le social a-t-elle vraiment servi de guide à la construction européenne ? Après avoir dénoncé le pacte de stabilité, jugé d'inspiration trop libérale, les socialistes français s'y sont convertis. Dans le même temps, l'Europe sociale n'a que très peu avancé…
- « Je vous réponds sans faux-fuyant : le pacte pour l'emploi de Cologne est encore, à mon sens insuffisant. Et pourtant les politiques sociales sont aujourd'hui indissociables d'un bon développement économique. Les entreprises en sont d'ailleurs convaincues, car elles comprennent qu'elles ne pourront pas se développer dans un environnement social qui se dégrade, avec la pauvreté et la délinquance à leurs portes. Mais rappelez-vous d'où nous venons : à notre arrivée, le pacte de stabilité était acquis et la parole de la France avait été donnée ; le débat ne portait que sur la monnaie unique et la baisse des déficits.
Or, depuis le sommet sur l'emploi du Luxembourg [novembre 1997], obtenu par Lionel Jospin, des plans nationaux d'action pour l'emploi ont été mis en place. Pour la première fois, ils fixent des objectifs communs en matière d'emploi. Il fallait ensuite que la priorité donnée à l'emploi soit mieux prise en compte dans les objectifs de politique économique. Au sommet de Cologne, un premier pas a été fait en ce sens, mais je pense que nous pourrions aller plus loin : par des politiques coordonnées en faveur d'une croissance plus soutenue, en définissant mieux le budget européen en faveur de l'emploi et du développement des nouvelles technologies… C'est ce que j'avais proposé, avec Antonio Bassolino, mon homologue italien. »
Q - Ne craignez-vous pas que le résultat des élections européennes en France ne bouleverse la donne de la gauche « plurielle » et n'incite les Verts et les communistes à durcir leurs positions sur les 35 heures ?
- « Sur les 35 heures, mon souci n'est pas de plaire ou de déplaire, mais de réussir. C'est un des projets qui marquent le clivage profond entre la gauche et la droite. Il exprime le souci de solidarité qu'un pays peut manifester dans le domaine de l'emploi, et modifie les relations dans l'entreprise et notre façon de vivre. C'est un vrai projet de société par les objectifs qu'il se fixe et les moyens de les atteindre, et nous le partageons au sein de la gauche plurielle. Les 35 heures constituent une réforme de gauche parce qu'elle porte en elle ces changements de société. Cela ne signifie pas que la loi doive être dirigée contre les entreprises, car, si c'était le cas, ce serait jouer contre l'emploi. »
Q - Mais l'inquiétude semble avoir changé de camp : on entend moins le patronat tandis que les syndicats et votre majorité craignent que la seconde loi ne soit pas assez marquée à gauche…
- « Sur un sujet aussi difficile qui touche au temps, c'est-à-dire à la façon dont chacun organise sa vie, traite de l'organisation du travail et nécessite d'être financé pour créer des emplois, il n'est pas étonnant que naissent des inquiétudes et des incertitudes. J'ai moi-même dit que ce n'était pas facile. Mais connaît-on un moyen facile de réduire le chômage ? Je regrette que le débat se réduise souvent à un échange de slogans ou d'anathèmes, ou entraîne le scepticisme permanent de ceux qui ne croient plus en rien. Et pourtant les entreprises et les syndicats qui ont négocié nous montrent la voie. Ils ont fait preuve d'une grande maturité et réussi à répondre à des questions jugées auparavant insurmontables : les cadres, le SMIC et la formation. Ils sont parvenus à intégrer dans les négociations les souplesses réclamées par les entreprises et les salariés, ainsi que les garanties nécessaires, tout en trouvant les moyens de créer des emplois.
La seconde loi s'appuiera sur ces accords et sur la concertation. Elle ne sera pas une loi d'équilibre politicien ni le résultat de savant dosages. Les salariés et les chefs d'entreprise qui négocient aujourd'hui feront réussir les 35 heures. Je vous rappelle que nous avions prévu quarante mille emplois cette année et que nous en sommes aujourd'hui à près de soixante-quinze mille déjà créés ou préservés en milieu d'année. Cela représente la moitié de la baisse du chômage de 1998.
La loi ne peut pas décider de tout pour chacun. La réussite de cette réforme repose autant sur la loi que sur la dynamique sociale. La loi fixera les clauses d'ordre public social afin d'établir le cadre général et de donner des garanties aux salariés. La négociation traitera du rythme, de l'organisation du travail, de la compensation salariale, des souplesses que les uns et les autres souhaitent. »
Q - Quelle sera la durée de la période de transition que vous envisagez pour le passage aux 35 heures ?
- « Les 35 heures réussiront par la négociation. Or il faut du temps pour la négociation : six à neuf mois comme le montre le premier bilan. Je propose donc que l'année 2000 soit une période d'adaptation pour conforter et amplifier la négociation. Ainsi, dans les entreprises de plus de vingt salariés, la durée légale baissera bien à 35 heures au 1er janvier 2000 et un régime transitoire d'heures supplémentaires s'appliquera jusqu'au 1er janvier 2001. Le même principe vaut pour les entreprises de moins de vingt salariés, qui auront, à partir du 1er janvier 2002, une période d'adaptation d'un an. »
Q - Quel sera le nouveau régime des heures supplémentaires ?
- « La majoration des heures supplémentaire sera fixée à 25 % à partir du 1er janvier 2001. Mais je propose qu'elle soit fixée à 10 % pendant l'année 2000 entre 35 et 39 heures. Nous allons discuter avec les partenaires sociaux du montant et des modalités de cette majoration. Doit-elle alimenter un fonds, être versée aux salariés, ou prendre la forme d'une récupération, avec le repos compensateur ? Je suis, pour ma part, favorable, dans le régime définitif, à partir de 2001, à ce qu'une partie au moins des 25 % soit redistribuée sous forme de repos compensateur. Mais, pour l'année 2000, la majoration de 10 % pourrait être versée à un fonds, dont nous débattrons la destination avec les partenaires sociaux. Doit-il contribuer à mieux indemniser les chômeurs, à financer la baisse des charges sociales ? »
Q - Allez-vous modifier le contingent annuel des heures supplémentaires, actuellement de 130 heures ?
- « Le contingent actuel, qui détermine le seuil à partir duquel toute heure supplémentaire donne lieu à un repos de même durée, devra s'appliquer, dans le régime définitif, à partir de 35 heures. Il faut définir le rythme pour y parvenir. Par ailleurs, je souhaite que ce contingent soit nettement réduit quand il y a annualisation du temps de travail. »
Q - Vous faites ainsi une concession au patronat…
- « Le problème n'est pas de faire des concessions à tel ou tel, mais de définir les conditions de la réussite. J'ai analysé les accords conclus, j'ai entendu le patronat et les syndicats. Décider d'appliquer immédiatement la majoration de 25 % et le contingent de 130 heures dès la trente-cinquième heure serait difficilement applicable par les entreprises et bloquerait la négociation. »
Q - Pour le SMIC, quelle solution avez-vous retenue ?
- « Sur cette question, deux solutions opposées ont été défendues : majorer immédiatement le SMIC horaire de 11,4 % et pour tous les salariés, pas seulement pour ceux à 35 heures, ce qui n'est évidemment pas possible ; ou baisser la rémunération des smicards qui passent de 39 à 35 heures de 11,4 %, ce qui est, bien sûr, inacceptable. La totalité des accords conclus ont prévu une compensation intégrale pour les salariés payés au SMIC, sans que l'équilibre économique des entreprises n'ait eu à en souffrir. C'est cette voie que nous allons reprendre dans la loi. Les salariés au SMIC bénéficieront d'une double garantie : garantie que leur salaire mensuel ne baissera pas lors du passage aux 35 heures, grâce à un complément salarial à leur rémunération de base ; garantie que leur salaire mensuel évoluera pour maintenir leur pouvoir d'achat et bénéficier d'une partie des fruits de la croissance, ce qui veut dire que leur salaire augmentera plus vite que les prix. »
Q - Ne risquez-vous pas, avec cette seconde loi, d'alourdir encore le code du travail ?
- « Nous devons clarifier et simplifier, au contraire, la réglementation sur la durée du travail pour réduire la complexité qui empêche l'application. Il faut donner de la visibilité aux chefs d'entreprise et aux salariés. Nous allons, par exemple, transformer les trois modulations des horaires actuelles en une seule en nous appuyant sur les accords déjà signés et en instituant un délai de prévenance. »
Q - Que prévoyez-vous sur le temps partiel ?
- « Il y a, là aussi, trop de règles différentes. Nous allons donc retenir la norme européenne, qui prévoit que le temps partiel commence à la première heure en dessous de la durée légale du travail. Nous clarifierons les différentes formes de temps partiel en fonction des besoins des entreprises, de la fluctuation de leur activité, de la saisonnalité et des aspirations des salariés telles que les rythmes scolaires… »
Q - Quelle sera la traduction des 35 heures pour les cadres ?
- « Les accords d'entreprise ont reconnu trois catégories : les cadres dirigeants, qui ne sont pas soumis à la réglementation de la durée de travail ; les cadres intégrés dans des équipes de travail, qui continueront à se voir appliquer la même durée de travail que les autres salariés ; et, entre les deux, les cadres qui travaillent longtemps et sont payés au forfait pourront bénéficier de journées ou de demi-journées de congé supplémentaires, ce qui n'est pas possible aujourd'hui. Les accords d'entreprise prévoient en moyenne entre cinq et dix jours de congé supplémentaires. La loi pourrait fier une maximum de jours travaillés ou un minimum de jours de congé. Ma position n'est pas encore tout à fait arrêtée. »
Q - Le forfait tous horaires sera-t-il hors la loi en dehors des cadres dirigeants ?
- « On ne peut pas l'étendre à toutes les catégories de cadres. C'est un des points qui me gênaient le plus dans l'accord de branche de l'UIMM [métallurgie], parce qu'il étendait le forfait tous horaires non seulement à tous les cadres, mais même aux agents de maîtrise. »
Q - Certains syndicats, comme la CGT, dénoncent des accords signés par des organisations minoritaires. Allez-vous revoir la représentativité syndicale ?
- « Nous ne toucherons pas à la représentativité des syndicats au niveau national, qui permet à toute organisation reconnue d'engager les salariés par sa signature. Mais lorsque nous parlons du temps de travail négocié dans les entreprises, nous touchons à la vie quotidienne des salariés dans l'entreprise et hors de celle-ci, ce qui implique que les salariés soient pleinement entendus et qu'ils se reconnaissent dans les accords. Nous devons donc rechercher les règles pour renforcer la légitimité de ces accords. Aussi, je propose, par exemple, que l'accès au nouveau dispositif de charges sociales lié au passage à 35 heures soit conditionné à la conclusion d'un accord signé par les syndicats représentant la majorité des salariés de l'entreprise, ou à la consultation des salariés, qui devront approuver l'accord. »
Q - Que va-t-il se passer pour la formation ?
- « Aujourd'hui, la formation professionnelle est réalisée pendant le temps de travail. Cela doit rester la règle lorsqu'un salarié se forme pour s'adapter à son poste de travail ou pour changer lorsque l'entreprise le souhaite. Mais il paraît souhaitable de voir se développer davantage qu'aujourd'hui des formations qui permettent son épanouissement personnel ou son développement professionnel. Dans ces cas, un accord pourrait prévoir que des heures libérées par la réduction du temps de travail soient consacrées à de la formation. »
Q - Après les emplois-jeunes, les 35 heures, la lutte contre l'exclusion, le Gouvernement ne va-t-il pas se trouver en panne de projets ?
- « Il nous faut appliquer les réformes annoncées et les consolider. C'est parce que nous croyons à un État qui ne décide pas tout, mais qui fixe le cap, affirme des priorités et suit le mouvement de la société qu'il nous faut aussi approfondir la réforme de l'État et des services publics. Ils doivent être au service de tous, utiliser au mieux les ressources publiques et évoluer pour répondre aux besoins de nos concitoyens. Les agents publics ont dans leurs mains une partie de la réponse à la crise de la société. Le Gouvernement doit les mobiliser et leur permettre de remplir au mieux leurs missions.
Nous devons par ailleurs, dans le prolongement des grandes lois sur l'aménagement du territoire, permettre un développement équilibré de notre pays. La décentralisation est essentielle, mais elle ne peut fonctionner que si les richesses sont bien réparties. Aujourd'hui, les espaces les moins riches, sont aussi ceux qui ont le plus de difficultés - un nombre élevé de chômeurs, une exclusion croissante, des personnes âgées à prendre en charge… Nous devons rechercher une plus grande égalité entre les territoires. »