Texte intégral
Entretien avec le quotidien espagnol « ABC » (Madrid, 30 novembre 1997)
Q. Le changement de gouvernement en France et votre nomination à la tête du ministère de l’Intérieur ont-ils eu une influence quelconque sur la coopération hispano-française, en matière de lutte contre le terrorisme ?
R. Ma nomination ne pourrait avoir que des conséquences heureuses car j’ai toujours été un ami de l’Espagne et un admirateur de la Hispanidad et de la civilisation espagnole.
S’agissant de la coopération policière, au sens large, entre la France et l’Espagne, dont la lutte anti-terroriste est l’une des composantes, elle doit nécessairement s’inscrire dans la continuité. L’Espagne est un pays ami et allié, membre comme la France de l’Union européenne. Nos pays sont des pays démocratiques et respectent les Droits de l’Homme et les libertés fondamentales. La mise à jour récente d’une infrastructure logistique de l’organisation séparatiste basque ETA-Militaire à La Rochelle, Orléans et Nantes, ainsi que l’interpellation de sept membres importants de même organisation, témoignent une fois encore, si besoin était, de la volonté non équivoque de la France de coopérer avec ses partenaires européens, qui sont tous des pays démocratiques, dans le domaine particulièrement sensible de la lutte contre le terrorisme.
S’agissant de l’Espagne, une coopération anti-terroriste engagée de longue date et permis d’enregistrer, ces dernières années, des résultats significatifs notamment dans le domaine du terrorisme basque. C’est ainsi qu’en 1996, 144 personnes, directement ou indirectement liés à ETA, ont été interpellées sur le sol français. Au cours des dix premiers mois de cette année, 57 personnes impliquées dont 23 basques espagnols ont été arrêtés.
Il convient par ailleurs de faire mention des 62 activistes de l’organisation séparatiste basque jugés dans notre pays au cours de l’année 1997 et condamnés, pour beaucoup, à des peines très sévères.
Enfin, il importe de rappeler que depuis le 1er janvier 1996, 23 ressortissants espagnols ont été extradés et remis aux autorités espagnoles.
Q. Le ministère espagnol de l’Intérieur est convaincu que la tête pensante de l’ETA, ainsi que ses principaux dirigeants se trouvent quelque part en France. Est-ce vrai ?
R. Comme Saint Thomas, je dirais volontiers que la conviction seule en la matière, ne suffit pas à faire une preuve. Si des éléments précis sont disponibles, nous en tirerons bien sûr, toutes les conséquences. Et nous le montrons chaque fois que c’est le cas.
S’il est exact que des membres importants d’ETA sont régulièrement interpellés sur le sol français (citons pour mémoire l’arrestation, en 1992, des trois principaux dirigeants du comité exécutif d’ETA et celle en juillet 1996, de Julian Achurra Egurola, n° 3 de ce même comité exécutif), l’expérience acquise au cours de ces dernières années a clairement démontré l’extraordinaire capacité de « régénération » de l’organisation séparatiste basque espagnole et son extrême mobilité.
En tout cas, la volonté clairement affichée par la République française de combattre le terrorisme sous toutes ses formes et les rudes coups portés en France aux terroristes de l’ETA ou à ceux qui les soutiennent, démontrent pleinement que les militants de cette organisation ne sont plus actuellement en mesure de considérer le territoire français comme un refuge ou un « sanctuaire » à partir duquel ils pourraient se livrer, en toute impunité, à des actes répréhensibles.
Les récentes opérations montrent de manière incontestable un certain éparpillement des structures de l’ETA sur notre territoire, ce qui traduit la relative insécurité dans laquelle les militants de cette organisation se trouvent aujourd’hui.
Q. Êtes-vous favorable à la mise en marche en Europe, d’une procédure d’extradition urgente et automatique de membres d’organisations terroristes et à la disparition du droit d’asile pour les ressortissants des membres de l’Union européenne ?
R. La République française a inscrit le droit d’asile dans sa Constitution et celui-ci fait partie de nos traditions les mieux établies. Cela dit, j’observe que l’Union européenne a adopté des orientations visant à accélérer l’entraide judiciaire entre ses ressortissants. La France souscrit bien sûr à ses orientations car l’exercice de la justice doit être facilité entre des pays démocratiques et respectueux des libertés fondamentales et des droits de la défense.
Sachez que les derniers statuts de réfugiés ont été accordés à des membres d’ETA par la commission de recours en 1986, il y a onze ans. Ils avaient initialement été refusés en première instances. Depuis cette date, le nombre des réfugiés n’a fait que diminuer.
À ce jour, un seul réfugié est encore bénéficiaire d’un titre en cours de validité. Il s’agit d’un membre d’ETA blessé dans un attentat du GAL sur notre sol. Sept autres militants d’ETA bénéficient du statut de réfugié mais n’ont pas renouvelé leur titre. Trois autres personnes ayant bénéficié du statut ne résident plus en France.
Enfin, dans le cadre du réexamen général des situations, huit ressortissants espagnols, membres de l’organisation séparatiste basque ETA-Militaire, se sont vu retirer la qualité de réfugié et trois autres qui en bénéficiaient sont décédés.
Ces données sont de nature à restituer le problème dans sa véritable dimension.
Q. Êtes-vous satisfait de l’aide et de la coopération espagnole à la lutte contre le terrorisme intégriste qui menace la France ?
R. La France a effectivement payé un lourd tribut au terrorisme d’origine islamiste ! Consciente de la menace qu’il représente, l’Espagne a manifesté sur ce sujet des préoccupations très proches de celles exprimées par notre pays.
Ce thème a donc été inscrit à l’ordre du jour de la rencontre du groupe d’experts qui s’est réuni à Avila, en septembre dernier, et fera l’objet d’examens réguliers au cours des prochaines rencontres.
D’une manière générale, la coopération dans ce domaine précis avec l’Espagne devrait encore être renforcée dans l’avenir.
Elle s’est d’ores et déjà exprime dans la réalisation d’opérations concrètes ayant abouti au démantèlement, de part et d’autre des Pyrénées, et de manière concertée, de certains réseaux.
Q. Y a-t-il un champ pour une plus forte coopération entre l’Espagne et la France dans le domaine de la lutte contre le crime organisé ?
R. À l’instar du terrorisme, la lutte contre le crime organisé et ses multiples facettes doit être au centre des préoccupations de l’ensemble de nos partenaires européens.
Les profits gigantesques que génère l’activité criminelle suscitent bien des vocations parmi les organisations de tous ordres.
Dans ce domaine, la coopération engagée de longue date entre nos deux pays s’avère satisfaisante et s’est soldée par de nombreux succès communs.
Afin de renforcer davantage les structures bilatérales de coopération, de nouvelles structures de liaison ont été mises en place et la création d’un groupe d’experts a été décidé lors du dernier séminaire ministériel. Celui-ci s’est réuni à Malaga, en septembre dernier, afin de d’examiner des thèmes aussi variés que le blanchiment d’argent, le trafic de stupéfiants et l’activité des mafias de l’Est européen. Des objectifs de travail ont été retenus, des méthodes ont été affinées. Il a été, en particulier, décidé d’intensifier la lutte contre le trafic de stupéfiants, nos pays se trouvant être sur l’axe de certaines voies de la drogue. À cet égard, je rappelle qu’une vaste opération conjointe impliquant les différents services répressifs de nos deux États s’est déroulée, à la satisfaction de nos deux pays, à la fin du mois d’octobre dernier.
Elle a permis, outre la saisie de près de 900 kg de cannabis, de contrôler de part et d’autre de la frontière, plus de 3 000 véhicules.
Cette coopération multiforme traduit la solidarité qui doit unir, dans tous les domaines, les pays européens et particulièrement l’Espagne et la France. La solidarité de destins entre les deux nations est une évidence.
Q. « Santi Potros » et les autres membres de la bande terroriste qui sont actuellement en prison en France seront-ils livrés à l’Espagne au terme de leur emprisonnement en France, ou seront-ils mis en liberté ?
R. Les auteurs ou complices de faits délictueux commis en France, quelle que soit leur nationalité, doivent préalablement répondre de leurs actes devant les juridictions françaises et purger dans notre pays les peines d’emprisonnement auxquelles ils sont susceptibles d’être condamnés.
Ce n’est qu’au terme de cette peine et pour autant que les autorités espagnoles en fassent régulièrement la demande, qu’ils pourront être placés sous écrou extraditionnel. Dans une telle hypothèse, il appartient à la justice française et à elle seule, de se prononcer au vu des éléments objectifs contenus dans la demande d’extradition.
Q. Les routiers espagnols se plaignent du manque systématique de protection de la part de la gendarmerie française, face aux attaques, soit des agriculteurs, soit des routiers français en grève. Que répondez-vous ? Y a-t-il eu changement d’ordres ou d’instructions à la gendarmerie après votre arrivée au ministère ?
R. Il faut avoir conscience que, techniquement, la surveillance du réseau routier est très difficile.
Les entraves à la circulation et les actions violentes qui peuvent parfois en découler sont, bien entendu, insupportables.
Cet été, j’ai donc donné aux préfets de nouvelles instructions de vigilance et de fermeté pour faire cesser dans les meilleures conditions ce type d’opérations. Des dispositions nouvelles ont été mises au point. Elles associent étroitement les autorités espagnoles.
Cette question a d’ailleurs constitué un thème important lors du séminaire franco-espagnol des 10 et 11 juillet derniers.
La Dépêche du Midi le jeudi 4 décembre 1997
Q. Dans quels domaines les lois Pasqua-Debré doivent-elles être modifiées ?
R. L’empilement de textes législatifs contradictoires, dont les lois Debré, Méhaignerie et Pasqua étaient les dernières strates, a créé des situations inextricables. Ainsi, des étrangers qui étaient inexpulsables parce qu’ils étaient parents d’enfants nés en France, ne pouvaient pas être régularisés ; des cas défiant le bon sens se multiplient
Ma circulaire du 24 juin a permis de clarifier ces situations : désormais, les familles ne peuvent plus être séparées. Mais on ne peut durablement se contenter d’une circulaire pour régir ces domaines. Le sens du projet de loi du Gouvernement est clair : simplifier la vie de ceux qui ont droit au séjour en France ; ce sont eux qu’il faut stabiliser en priorité et, s’ils le veulent, intégrer à la République. Ils sont quand même au moins dix fois plus nombreux que les irréguliers ! Deuxièmement, il faut faciliter l’éloignement de ceux qui n’ont pas droit au séjour, bref, maîtriser les flux migratoires dans des conditions justes, humaines et dignes.
Q. Comment concilier reconduite aux frontières et préservation de la dignité humaine ?
R. Tout pays a le droit de décider qui peut s’établir sur son territoire et qui n’y a pas droit. Mais j’entends veiller à un strict respect des droits des étrangers et de leur dignité, dans des situations qui seront toujours difficiles, parce que chaque cas est un cas particulier. J’ajoute qu’un effort important va être engagé en matière de codéveloppement : l’émigration ne sera pas la réponse au sous-développement. Les problèmes du Sud se résoudront au Sud. Nous pouvons y aider par une action énergétique en faveur du codéveloppement, capable prévenir l’immigration clandestine. Nous devons aider les pays du Sud à s’en sortir et à construire des États de droit, condition de leur essor en tout domaine. Parce que vivre et travailler au pays est un meilleur horizon que la fuite vers les pays du Nord qui, bien souvent, n’ont à offrir que le chômage et la clochardisation en guise d’Eldorado…
Q. Quel taux d’immigration les grands pays occidentaux peuvent-ils accepter sans que leur équilibre soit altéré ?
R. Cessons de voir dans l’immigration la cause de tous nos maux. Ce qui enraye la machine à intégrer qu’est historiquement la France, c’est le chômage. Ne renversons pas les effets et les causes. L’immigration n’est pas la cause du chômage. Mais pour autant, les flux migratoires ne peuvent pas être accueillis de la même manière en période d’expansion économique et en période de fort chômage. Voilà pourquoi le Gouvernement a voulu un projet de loi équilibré, maintenant la maîtrise des flux migratoires mais articulé sur les capacités réelles d’intégration du pays et sur la perspective du codéveloppement avec le Sud.