Interview de M. Jean-Claude Gayssot, ministre de l'équipement, des transports et du logement, dans "Les Echos" le 16 juin 1999, sur la demande de retrait du projet allemand de libéralisation du transport ferroviaire international de marchandises.

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Les Echos
Vendredi, au Conseil européen des ministres des Transports, l’Allemagne devrait demander une ouverture à la concurrence dans le fret ferroviaire en Europe. Cette initiative vous surprend-elle ?

Gayssot
Il semble effectivement que la présidence allemande à l’Union européenne veuille tenter de passer en force pour faire adopter, au moins dans le principe, les thèses du commissaire européen des Transports, Neil Kinnock, en faveur de la libéralisation des chemins de fer dans le fret en Europe, c’est-à-dire en faveur de la concurrence intra-modale. Cette politique irait bien au-delà de la directive européenne 91-440 qui a été adoptée en 1991, et qui impose entre autres aux Etats membres d’introduire une séparation comptable entre l’infrastructure ferroviaire et l’exploitation du réseau de chemin de fer. Or, il n’y a même pas eu de discussion préliminaire sur ce sujet. Le Premier ministre, Lionel Jospin, a écrit au chancelier Gerhard Schröder pour lui demander que ce point ne soit pas inscrit à l’ordre du jour.

Vous le savez, je plaide pour une grande politique ferroviaire en Europe ; au demeurant, les récentes catastrophes dans les tunnels routiers au Mont-Blanc et en Autriche confirment l’absolue nécessité de développement le transport ferroviaire des marchandises. Or le projet de libéralisation serait un mauvais coup porté au ferroviaire en Europe. Les nouveaux opérateurs privés ne viseraient qu’à écrémer les sillons les plus rentables, laissant le reste du trafic aux actuelles compagnies de chemin de fer.

Les Echos
Comment s’établit le rapport de forces entre les pays qui prônent la poursuite de la politique de coopération entre les réseaux de chemin de fer et ceux qui plaident pour la logique de concurrence ?

Gayssot
En France, un débat se tient aujourd’hui à l’Assemblée nationale. Je ne doute pas qu’il va confirmer une nouvelle fois le fort rejet des Français de cette politique de libéralisation. Déjà, dans le gouvernement Juppé, mon prédécesseur Bernard Pons avait pris position contre le Livre blanc de la Commission qui prévoyait d’aller plus loin que la directive 91-440. A l’étranger, la Belgique et le Luxembourg nous soutiennent d’autant plus fermement que, comme la France, ce sont des pays de transit du fret international. L’Italie et le Portugal partagent également notre point de vue, et je ne désespère pas d’obtenir d’autres soutiens d’ici à vendredi. En tout état de cause, je pense que nous avons largement la minorité de blocage.

Les Echos
La commission insiste souvent sur le fait que son projet est d’introduire la concurrence de façon très progressive puisque la libéralisation ne porterait dans un premier temps que sur 5 % des sillons, pour arriver à 25 % au bout de dix ans.

Gayssot
On commence comme ça, et on sait comment ça finit… Et pour aboutir à quoi ? Je vous rappelle que le ferroviaire n’a aucun monopole dans le fret ; il est en permanence en concurrence – pas toujours loyale du reste – avec d’autres modes de transport, et en particulier la route. Les réseaux qui ont choisi de coopérer sont pleinement déjà dans un système de libre concurrence vis-à-vis des autres modes de transport.

Les Echos
Cette coopération montre pourtant ses limites. Ainsi, il semble que le corridor de fret Lyon-Anvers ait du mal à montrer en puissance. Et, dans le tunnel sous la Manche, le tonnage de fret ferroviaire est inférieur aux prévisions initiales.

Gayssot
Détrompez-vous. Les corridors qui montent en puissance sont ceux qui sont fondés sur la coopération ; ainsi de ceux que nous avons mis en place avec le Luxembourg, l’Italie et l’Espagne ou, demain, d’un corridor Ouest-Est allant de la Grande-Bretagne à la Hongrie, via le tunnel sous la Manche. A l’inverse, les corridors fondés sur la libéralisation ne marchent pas, ils ne transportent pas un kilo de marchandise ! Regardez par ailleurs ce qui se passe dans le transport de voyageurs : Eurostar, Thalys, le TGV France-Suisse, le Talgo France-Espagne prouvent que la coopération fait la preuve d’une certaine efficacité ; Eurostar a pris 60% du marché sur Paris-Londres, et Thalys a enregistré en deux ans une très forte croissance sur Paris-Bruxelles. N’oubliez pas enfin les efforts considérables en faveur d’une amélioration de la qualité du service. Ainsi sur certains corridors de fret reliant Le Havre vers l’Est, la vitesse moyenne des trains est passée de 15 à plus de 60 km/h grâce à la mise en service de sillons particuliers.

Les Echos
On observe un puissant mouvement de concentrations dans le fret entre les opérateurs ferroviaires ; en témoignent les fusions entre les réseaux allemand et néerlandais, ou encore entre la Suisse et l’Italie. Quel jugement portez-vous sur ces rapprochements ? La SNCF peut-elle rester en dehors de ce mouvement ?

Gayssot
J’observe d’abord que ces fusions ne vont pas dans le sens d’un accroissement de la concurrence… Quant à la SNCF, elle doit bien évidemment renforcer sa coopération avec les réseaux européens, en particulier dans les pays limitrophes. Je sais qu’elle travaille à des projets d’alliances, notamment avec l’Italie. Voyez-vous, je ne plaide pas pour l’immobilisme, bien au contraire. Il y a des efforts considérables à mener pour développer un véritable réseau pan-européen de transport ferroviaire de fret. J’ajoute que si des pays veulent mener une politique de libéralisation en introduisant chez eux de la concurrence intra-modale, ils sont libres de le faire. Je suis favorable également à la mise en place d’un observatoire européen du développement du trafic de marchandises, chargé par exemple de comparer les performances entre les corridors libéralisés et les corridors en coopération. Mais nous refusons que l’Europe impose, au nom d’une attitude dogmatique, la libéralisation aux pays qui choisissent la voie de la coopération.
Je vous le répète, je suis pour une grande politique ferroviaire en Europe, et ce qui compte, ce sont les résultats. En résumé, ou la présidence allemande retire son projet vendredi, ou alors le Conseil des ministres des Transports sera tendu.