Texte intégral
O. Mazerolle : Le journal « Libération » publiait, hier, les photos de patrons membres du conseil exécutif du CNPF, qui ont d’ores et déjà réduit la durée du temps de travail dans leurs entreprises parfois jusqu’à moins de 35 heures par semaine. Alors on ne comprend plus puisque, par ailleurs, les patrons disent que la réduction du temps de travail crée du chômage ?
E.-A. Seillière : C’est un assez joli coup de presse. Bravo à « Libération ». Mais voyons les choses tout à fait en face. En réalité : qu’est-ce que les grands chefs d’entreprise ne veulent pas ? Ils ne veulent pas que le gouvernement et les fonctionnaires qui l’entourent décrètent, par une loi, une réduction obligatoire du temps de travail légale dans ce pays qui s’applique à tous avec une date butoir pour la fixer. Cela, ils n’en veulent pas. D’ailleurs, je peux vous dire pourquoi ils n’en veulent pas. Ils n’en veulent pas parce que, ou bien c’est une conquête sociale comme celle qu’on a faite en 1936 avec les congés payés – porter à deux mois et demi de par an les congés payés dans ce pays, puisque c’est cela que cela veut dire, cinq semaines de congés payés en plus – et cette conquête sociale là, il est bien évident – personne ne peut le contester – que le pays ne peut l’accepter, les entreprise ne peuvent pas le prendre ; ou bien c’est alors une méthode pour réduire le chômage considérable dans ce pays, et là tous les chefs d’entreprise vous diront que la réduction du temps de travail ne réduira pas le chômage. Peut-être ! Est-ce que cela fera un peu d’emploi ?
O. Mazerolle : Et pourtant on voit des entreprises qui s’y plient, alors ? Ce n’est quand même pas pour créer du chômage que certains patrons réduisent le temps de travail chez eux ?
E.-A. Seillière : C’est là où j’en viens à l’essentiel. Si donc la méthode qui est proposée est absolument refluée, unanimement, par les chefs d’entreprise, en vérité nombreux sont ceux d’entre eux qui sont tout près à mettre en œuvre dans leur entreprise par une négociation fine des conditions d’aménagement du travail et de réduction du temps de travail, qui créent dans leur entreprise plus d’efficacité. C’est tout à fait clair et simple : Quand on a une très grosse commande, si on peut concentrer, sur la période de cette très grosse commande le temps de travail et ensuite, bien entendu, l’alléger quand la commande est partie, des choses aussi simples que cela, il est évident que les chefs d’entreprise, pour la plupart, ont déjà mis en œuvre des mesures de ce genre et continueront à le faire afin de rendre leur entreprise plus efficace, rendre plus agréable la vie des salariés et, bien entendu, réduire le chômage pour autant que ces méthodes permettent d’employer quelques personnes de plus.
O. Mazerolle : Mais alors une loi qui ne s’appliquerait que dans deux ou trois ans et qui permettrait donc d’ouvrir une négociation, c’est si impossible que cela à accepter ?
E.-A. Seillière : Écoutez, je crois que les patrons, d’une manière générale les chefs d’entreprise, les dirigeants d’entreprise sont convaincus que dans une économie moderne – compte tenu que nous sommes dans un monde qu’il faut regarder en face – ces méthodes impératives, technocratiques, administratives décrétées par les fonctionnaires qui – permettez-moi de vous le dire – n’ont jamais su ce qui se passait dans une entreprise car ils n’y sont jamais entrés.
O. Mazerolle : L. Jospin n’est pas un fonctionnaire ?
E.-A. Seillière : L. Jospin est un fonctionnaire : j’ai passé quatre ans avec lui – j’en suis un aussi – dans le même bureau, au quai d’Orsay dans les années 1970.
O. Mazerolle : Enfin, il a été élu quand même.
E.-A. Seillière : Ah ! Mais de plus en plus, vous savez, les fonctionnaires sont les seuls à être élus. Parce que se présenter aux élections et savoir que quand on est battu on retrouve un poste et un traitement, c’est tout de même quelque chose de très confortable. Ne vous y trompez pas : dans ce pays, la fonction politique est en train de se faire confisquer par la fonction publique, et cela explique en partie la raison pour laquelle nous nous engageons, dans ce pays, dans des mécanismes dont je dirais qu’en tant que chef d’entreprise, je les trouve absurdes.
O. Mazerolle : Quel est l’état d’esprit du patronat ? Vous êtes vent-debout, très excités, décidés à combattre ?
E.-A. Seillière : Je n’ai jamais vu, moi qui traîne mes guêtres dans le patronat depuis dix ans, des chefs d’entreprise aussi calmement résolus à ne pas admettre que la France de la veille du XXIe siècle s’engage dans une méthode de gouvernement qui sent le Front populaire des années 1936. Les chefs d’entreprise sont décidés à empêcher, et à ne pas admettre qu’on leur impose, par une méthode de gouvernement révolue, une manière de conduire leurs entreprises qui conduira à l’inefficacité, comme au chômage.
O. Mazerolle : Comment pourriez-vous l’empêcher ?
E.-A. Seillière : Je crois que les chefs d’entreprise, en réalité, ont la croissance dans la tête et que dans ce pays on néglige quelque chose de fondamental, c’est que, l’esprit d’entreprise, la volonté de créer de l’emploi, des entreprises et de les développer est absolument fondamental. Il ne s’agit pas de réduire le chômage, il s’agit de provoquer des réflexes d’entreprise dans ce pays. Et donc, si le gouvernement insiste – et que par des volontés politiques, nous subiront – en réalité, on impose aux chefs d’entreprise des méthodes de gouvernement qui ne sont pas compatibles avec l’esprit d’entreprise, hélas, l’esprit d’entreprise faiblira et il y aura ce qui est, aujourd’hui, possible et presque organisé par la mise en place de l’euro, des délocalisations, c’est-à-dire qu’on ira faire, ailleurs, le travail qu’on ne pourra plus faire ici.
O. Mazerolle : Vous voulez dire que des entreprises iront s’installer, ailleurs en Europe, à Bruxelles, à Londres ?
E.-A. Seillière : On est en train de mettre en place pour la deuxième fois et après 40 ou 50 ans de politique européenne, les conditions qui font qu’il est normal, recommandé, de considérer l’Europe comme l’espace économique dans lequel on va se mouvoir. Alors ne vous étonnez pas, si on organise demain en France une sorte de Limousin européen, et fier de l’être. Les gens iront faire et créer de l’emploi sur les espaces économiques attractifs de leur environnement. Ceci est tellement évident, qu’il n’y a pas un chef d’entreprise, aujourd’hui, qui ne vous le dira pas avec conviction.
O. Mazerolle : Mais alors comment peut-on se débrouiller ? Le gouvernement est coincé entre votre refus absolu d’une loi-cadre, et puis les exigences également de la CGT qui, de son côté dit : attention, il va y avoir des mouvements sociaux, des grèves s’il n’y a pas de loi-cadre ?
E.-A. Seillière : Écoutez, c’est lui qui s’est fourré dans cette situation. Je dirais que c’est à lui d’en sortir. En ce qui nous concerne, nous qui sommes responsables en effet de créer de la richesse, c’est-à-dire en fait des biens et des services qui créent de l’emploi dans ce pays, si on ne veut pas, en effet, nous donner les conditions normales de produire et de faire notre métier, eh bien il est évident que ce métier sera moins bien fait ou fait ailleurs.
O. Mazerolle : Quelle est l’attitude exacte que va adopter le CNPF à cette Conférence ? J. Gandois a dit qu’il se rendrait à la Conférence du 10 octobre, mais si à un moment donné une loi-cadre est annoncée, tout le monde s’en va du côté du CNPF ?
E.-A. Seillière : Je ne crois pas que ce soit dans l’attitude de M. Gandois, qui est un homme de dialogue, de bonne volonté, un homme qui connaît très bien la question industrielle, et je crois, qui connaît également les milieux de gauche. Il est certain qu’il fera tous les efforts pour être un homme de dialogue dans la circonstance.
O. Mazerolle : Si le gouvernement dit : voilà, il y a une loi-cadre ?
E.-A. Seillière : Vous verrez à ce moment-là, il y aura peut-être un effet de surprise, je n’en sais rien. Ce n’est pas à moi de dire, aujourd’hui, ce qui se passera. Mais ce que je peux dire, en effet, de tout à fait clair, c’est que la détermination des chefs d’entreprise, de ne pas se laisser mettre en place dans ce pays un système de production et de travail, qui compromettrait notre capacité à créer de l’emploi et à être dans l’expansion, je crois que la détermination est complète.