Texte intégral
Le fait que le projet d'accord sur la flexibilité ait connu le sort que l'on sait n'empêche absolument pas, bien au contraire, certains chefs d'entreprise de mettre en oeuvre tous les moyens nécessaires pour faire passer cette « flexibilité » sous toutes ses formes, dans les faits, sur le terrain, au travers d'accords d'entreprise, voire en l'absence de tout accord. Certes cette démarche est amplement facilitée par au moins deux facteurs :
- le premier, c'est que les propositions patronales s'assortissent de plus en plus souvent d'un véritable « chantage » à l'emploi ;
- le second, c'est que, comme nous le craignions, la loi du 13/11/1982, en créant une double obligation de négociation annuelle, l'une au niveau de la branche professionnelle, l'autre au niveau de l'entreprise, a purement et simplement déplacé dans la plupart des cas le niveau de négociation : les accords de branche se font de plus en plus rares alors que les chefs d'entreprise s'efforcent d'imposer des accords d'entreprise, dont il convient de se rappeler qu'aux termes mêmes de la loi ils peuvent être dérogatoires sur certains points à la loi, à la réglementation et à la convention de branche.
Nous avons dès l'origine suspecté, à juste titre, l'hostilité apparente du patronat à l'égard de cette négociation obligatoire dans l'entreprise, et du « droit d'expression des salariés ». En fait, ce qui l'a toujours gêné, c'est ce que M. Chotard en écho à M. Yvon Gattaz (ou l'inverse, mais ça revient au même) appelle : l'écran syndical. Qu'ils se rassurent l'un et l'autre, beaucoup de chefs d'entreprise s'activent avec ardeur à « gommer » cet écran syndical qui les importune. De plus en plus fréquemment, quand les représentants des organisations syndicales se révèlent réticents ou hostiles, on fait directement appel, par des moyens aussi divers que contestables, aux salariés eux-mêmes avec à l'appui, comme signalé par ailleurs, le chantage à l'emploi.
C'est vrai que dans les entreprises où existe un véritable contrepoids syndical, des accords se négocient et parfois se signent dans des conditions acceptables, voire relativement satisfaisantes. Mais il suffit de consulter les dossiers que nous font parvenir nos camarades, de lire la presse en général, et la presse spécialisée en particulier, pour s'apercevoir que l'imagination patronale en matière de « flexibilité » prend le galop ces temps derniers. Un communiqué confédéral a relaté tout récemment le cas de cette entreprise vendéenne s'inspirant des thèses patronales pour licencier et réembaucher le personnel, à son aise, selon le rythme des commandes et s'arrangeant, au passage, pour éloigner par mutation la déléguée FO et, secondairement, pour éliminer purement et simplement l'organisation FO de l'entreprise.
La Lettre sociale (1) publiait dans son numéro du vendredi 1er mars 1985 le « projet d'entreprise » du mouvement Ethic, cher à M. Gattaz, qui en est le fondateur. Il est fait état de douze accords d'entreprise écrits dérogeant aux conventions collectives et à la législation, et de centaines d'accords oraux entre chefs d'entreprise et salariés. Un système à l'américaine en quelque sorte que le patron des patrons, qui vient de faire un pèlerinage aux sources, rêve sans doute de voir s'instaurer en France. Pour lui, la clef du succès américain tient en deux formules : dérégulation, détaxation. Sans commentaires ! Dans le concret des choses cela donne :
- dans une entreprise, une baisse des salaires, une baisse des horaires et la transformation d'un certain nombre de techniciens en commerciaux, solution choisie par les salariés préférentiellement au licenciement, déclaré inéluctable sans cela, de 50 personnes, ou le chômage technique ;
- et dans une autre cherchant à améliorer sa place sur le marché et à pouvoir accepter un gros contrat, la possibilité de payer les salariés, durant le contrat, 39 heures au lieu des 43 effectuées avec, bien sûr, pour finalité, une « amélioration de la productivité permettant des investissements ». La même Lettre sociale, du même jour, signale le cas de cette entreprise d'Auvergne qui s'engage à garantir l'emploi en 1985 au personnel présentant un taux d'absentéisme au cours des cinq années antérieures inférieur à 10 %. L'emploi n'est pas garanti aux personnes dont le taux d'absentéisme est égal ou supérieur à 10 %. Et tant pis pour ceux qui sont malades ou victimes d'un accident du travail. C'est la loi de la jungle, et le reniement de cinquante ans d'acquis pour une couverture sociale décente.
Et puis, il y a « le contrat collectif d'entreprise » tout récemment concocté, fignolé, mis au point par « Entreprise et Progrès » et présenté en grande pompe à la presse. C'est semble-t-il le rêve d'avenir d'une partie importante du patronat français : « Le contrat collectif d'entreprise est négocié et signé par deux partenaires responsables : la direction et les représentants élus des salariés. » Aux syndicalistes naïfs qui pourraient un moment imaginer qu'il s'agit des représentants élus des organisations syndicales, il est précisé que ces représentants élus seraient des « mandataires des salariés » et, pour que toute ambiguïté soit levée, on ajoute plus loin : « Les délégués syndicaux — et selon le cas les délégués syndicaux centraux — pourront assister avec voix consultative aux réunions du collège des délégués du personnel lorsque celui-ci négociera. … C'est vraiment trop de bonté !
Il va de soi que le « contrat collectif d'entreprise » déroge en plus ou en moins favorable aux dispositions législatives réglementaires ou conventionnelles. Il traite de l'ensemble des conditions de travail d'emploi et de rémunération ainsi que des moyens d'améliorer la compétitivité. Le contrat collectif d'entreprise est indivisible et conclu pour une durée limitée, sa période de validité étant assortie d'une garantie d'exécution loyale qui peut faire l'objet du contrat lui-même. C'est la moindre des choses ! Le contrat collectif d'entreprise dérogatoire à la loi, à la réglementation et à la convention de branches (dérogations élargies tous azimuts) devient la règle dans ce schéma. On comprend, dans ces conditions, que la convention collective de branche devienne, elle, l'accessoire de la politique conventionnelle.
En d'autres termes, ce projet de contrat collectif d'entreprise c'est la fin définitive de la « primauté du syndicat dans l'entreprise », le but visé étant, en finalité, l'éradication pure et simple des organisations syndicales et de leurs représentants, qui n'auront plus qu'un rôle, s'il leur en reste un : se soumettre ou se démettre, puisqu'ils auront devant eux des mandataires élus des salariés ou des délégués du personnel. C'est la négation du droit absolu pour l'organisation syndicale de s'engager au nom de la classe ouvrière. C'est le règne assuré du contrat individuel et de l'arbitraire patronal et le classement au musée des antiquités de la convention collective de branche.
Ecrivant cela, nous avons la certitude qu'il se trouvera, ici ou là, quelques économistes brillants, voire quelques syndicalistes en difficulté de recentrage et donc d'ancrage, pour estimer que décidément « ces gens de FO ne comprendront jamais rien à rien », qu'ils sont « d'indécrottables archéo-syndicalistes », qu'ils sont aveugles et sourds, à défaut d'être muets, devant les inéluctables évolutions de l'environnement économique, qui impose parallèlement une évolution si possible intelligente du syndicalisme. A ceux là, il est facile de rétorquer que nous n'avons jamais nié, ni la réalité, ni la gravité, ni la très probable longue durée de la crise. Nous l'avons même répété sur tous les tons à une époque où il n'était pas très bien porté de le faire. La confédération FO n'a jamais, à aucun moment, contesté que le plein emploi était lié à la prospérité des entreprises, se rappelant en cela que plus les entreprises sont florissantes, plus les syndicalistes responsables sont en droit de réclamer, par la voie de la négociation collective, la juste contrepartie du travail que fournissent les salariés de tous ordres pour que ces résultats puissent être acquis.
Et si la confédération FO est aussi attachée qu'elle le démontre au respect des droits syndicaux — qui ne sont pas des avantages acquis mais des libertés conquises — c'est qu'elle sait que le marchandage, façon troc, que le patronat semble vouloir instaurer dans les relations sociales : « Tu m'abandonnes une liberté syndicale et je te promets si possible un emploi » est un marché de dupes. Si la réglementation dont se plaint amèrement le patronat est devenue progressivement d'une rigidité qui lui paraît intolérable, c'est à la vérité parce que sans elle jamais le patronat n'aurait reconnu, de bon gré, le fait syndical et le droit syndical. La preuve en est qu'en dépit des lois et des sanctions que son non-respect induit, nombre d'entreprises petites ou grandes non seulement les ignorent, mais délibérément les rejettent… et n'en font pas mystère.
Et enfin, si la confédération FO est aussi attachée aux principes fondamentaux du syndicalisme traditionnel, c'est qu'elle sait d'expérience que c'est le seul capable de garantir en toute indépendance, en toutes circonstances et dans tous les systèmes économiques quels qu'ils soient, à condition qu'on le laisse vivre, la véritable et immuable défense des intérêts matériels et moraux des salariés. On étiquette volontiers la confédération FO comme un « syndicat charnière ». C'est si vrai qu'on lui a plus ou moins imputé, il n'y a pas si longtemps, l'échec des négociations sur la flexibilité.
Mais plagiant sans remords un humoriste célèbre (il visait alors un parti politique), nous écririons volontiers : « Ce n'est pas parce que nous sommes un syndicat charnière qu'il faudrait nous prendre pour des gonds. »
(1) Publication hebdomadaire de « Liaisons sociales ».