Interview de M. Claude Allègre, ministre de l'éducation nationale, de la recherche et de la technologie, dans "L'Expansion" du 28 août 1997, sur ses projets de réforme, notamment la débureaucratisation du système scolaire, l'amélioration de la formation des enseignants, la lutte contre l'échec scolaire et universitaire, la nécessité de développer le goût du risque et de l'innovation dans le supérieur.

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Média : Forum de l'Expansion - L'Expansion

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L’Expansion : Pour faire une bonne politique de l’éducation, vous faut-il plus d’argent que ce que le budget vous accorde ?

Claude Allègre : Non. Ce n’est pas l’argent qui compte le plus. D’abord, je suis membre d’un gouvernement qui veut réduire les déficits – et pas seulement à cause de Maastricht –. Je suis totalement solidaire de cette politique. Je ne vais donc pas me conduire comme un irresponsable et réclamer des rallonges mirobolantes alors que j’ai le plus gros budget de l’État ! Deuxièmement, nous sommes dans une période de décroissance démographique. Enfin, beaucoup d’efforts ont déjà été faits pour le système éducatif. Mais il reste encore beaucoup de choses à améliorer.
Un simple chiffre, que j’hérite de mon prédécesseur immédiat : il y a 30 000 personnes, les titulaires académiques, qui ont été reçues aux concours de recrutement de l’enseignement secondaire, et qui n’ont pas de classe bien définie en face d’eux ! L’idée que des enseignants soient sous-employés ou mal employés m’est intolérable.

L’Expansion : S’il ne vous faut pas plus d’argent, que vous faut-il ?

Claude Allègre : Il faut d’abord mieux gérer cette grande maison. Sa grande richesse, ce sont les enseignants de base, dont 95 % sont des gens formidables, qui font très bien leur métier dans leur classe, avec imagination, dévouement, dynamisme, parfois dans des conditions très difficiles. Des directeurs d’école dans des quartiers difficiles, qui se font crever les pneus une fois tous les quinze jours, et qui vous disent : « Ça ne fait rien, je continue, c’est important. » Ces gens-là, vous avez envie de les aider et de les aimer. Mais, à côté de ça, vous avez une vision et une organisation héritées du passé, extraordinairement bureaucratiques, dignes du Gosplan, des rigidités partout. Mon travail, c’est de permettre aux « mille fleurs » de s’épanouir…

L’Expansion : Comment ?

Claude Allègre : Il faut cesser de bureaucratiser. Et avoir le courage de dire certaines choses. Par exemple, que dans un quartier difficile, un professeur pour quinze élèves, c’est bien, mais qu’un pour trente suffit dans un quartier facile, au lieu de fixer une moyenne de un pour vingt-quatre pour tout le monde, pour avoir la paix. Il faut aussi éviter de submerger les enseignants par des circulaires. Cette maison produit dans certaines périodes une circulaire tous les deux jours ! Et, malheureusement, ces circulaires sont lues et appliquées !

L’Expansion : En vous attaquant à la mécanique de l’éducation nationale, vous allez toucher aux principes qui régissent les carrières des enseignants.

Claude Allègre : Les carrières des enseignants, ce n’est pas actuellement mon souci principal. Les enseignants, je les connais : j’en suis, ma mère en est, mon père en était, mon frère en est. La revalorisation de leur statut, Lionel Jospin a eu raison de la faire, mais c’est déjà fait. Je veux d’abord être le ministre des élèves, des étudiants et de l’innovation. Contrairement à beaucoup, je n’ai pas l’ambition de devenir quoi que ce soit en politique. J’estime avoir réussi ma vie en tant que scientifique, ce qui me donne à la fois une certaine pérennité et une formidable motivation de réussite dans mon nouveau rôle. C’est ma responsabilité vis-à-vis du pays, et vis-à-vis de l’histoire et donc des jeunes générations.

L’Expansion : Vous avez beaucoup parlé de décentralisation et de déconcentration. Quels sont les acteurs dont il faudrait renforcer les pouvoirs et les marges d’initiative ?

Claude Allègre : La responsabilité des chefs d’établissements est fondamentale. Or on les a déresponsabilisés. Mais, en même temps, il faut introduire un peu plus de démocratie, et donner aux professeurs le droit de s’exprimer, de participer plus aux décisions qui les concernent. Actuellement, dans un lycée, le proviseur n’a pas vraiment son mot à dire sur la notation pédagogique des enseignants. Imaginez-vous un journal où le directeur ne pourrait pas donner son opinion sur la qualité des journalistes, et où seul l’actionnaire déciderait de leur promotion ? L’avis des chefs d’établissement doit donc avoir un poids réel. Mais il ne faut pas non plus en faire des petits chefs. À l’université, on élit les responsables. Alors pourquoi ne pas avoir auprès du directeur deux professeurs qui seraient élus par leurs collègues et qui travailleraient en équipe avec lui ? En même temps, cela préparerait les futurs chefs d’établissement. Au lieu de les recruter en leur faisant faire une dissertation sur Péguy et un commentaire d’arrêt du Conseil d’État, il vaudrait mieux savoir s’ils sont capables d’animer une équipe.
De même pour les élèves. Les lycéens d’aujourd’hui ne sont plus ceux des années 50, auxquels on pouvait dire : « Mange ta soupe et tais-toi. » Ils sont émancipés, et la citoyenneté s’apprend au lycée. Il faut leur donner des droits, leur permettre de s’exprimer, ce que Lionel Jospin avait commencé à faire avec l’instauration des conseils lycéens. Pourquoi les a-t-on enterrés ?

L’Expansion : Les instituts universitaires de formation des maîtres, dont l’objectif est de professionnaliser la fonction enseignante, existent depuis 1991. En êtes-vous satisfait ?

Claude Allègre : Je suis un grand partisan de l’apprentissage dans tous les domaines. Où forme-t-on les médecins ? À l’hôpital. L’enseignant doit être formé dans la classe. Dans les IUFM, à mon sens, la formation n’est pas assez pratique. La qualité des candidats, elle, est exceptionnelle : nos prochaines générations d’enseignants seront formidables ! C’est – malheureusement ou heureusement – la conséquence directe du chômage des jeunes diplômés, qui a élevé le niveau d’entrée des instituts. Il reste qu’il y a des gens inaptes à l’enseignement, même s’ils ont passé l’agrégation. Et d’autres qui sont moins bons sur le plan théorique, mais qui entraînent les élèves. C’est ce talent qu’on devrait pouvoir acquérir dans les IUFM, plutôt que des notions théoriques de philosophie ou de psychologie de l’enfant. Autre problème, on envoie dans les banlieues difficiles des jeunes gens qui sortent directement des IUFM, alors qu’il faudrait y affecter des enseignants expérimentés.

L’Expansion : Comment attirer des bons enseignants dans les zones d’éducation prioritaires ? En leur offrant des primes ?

Claude Allègre : Je me méfie des motivations financières parce qu’elles freinent la mobilité. Quand vous avez une prime, vous ne bougez plus ! En revanche, je suis favorable aux avantages portant sur les conditions de travail : par exemple une année sabbatique tous les six ans, des horaires moins lourds… Ségolène Royal a pris en charge la rénovation des ZEP. Elle fera des annonces à ce sujet dans un mois et demi.
Sur les banlieues, j’ai une opinion opposée à tout ce qu’on raconte dans les journaux. Je pense que les banlieues sont la chance de la France. Les jeunes les plus volontaires, les plus ambitieux, les plus imaginatifs sont là. Ils inventent un nouveau langage, de nouvelles musiques. Quand Georges Charpak fait ses expériences d’enseignement de physique à l’école, c’est là qu’il obtient les meilleurs résultats. Le problème, c’est que notre système de bourses est efficace pour les familles moyennement pauvres, mais pas pour les familles très pauvres, qui ne peuvent consacrer aucune ressource à des études longues. Il fut un temps où le très bon élève d’une famille modeste était pris en charge pour toutes ses études. C’était, si vous voulez, le modèle Pompidou, l’élitisme républicain. Mais ça n’existe plus pour les très pauvres.
C’est pourquoi nous allons créer un système dans lequel les jeunes de milieux défavorisés, s’ils obtiennent la mention « assez bien » au bas et s’ils s’engagent à devenir magistrats, auront la suite de leurs études entièrement prise en charge par l’État. De même pour les études de médecine, et pour Sciences po. Cela sera mis en place à la rentrée 1998. Le jour où un magistrat sur quatre viendra des banlieues, on traitera autrement les problèmes de violence.

L’Expansion : Et pour les jeunes en échec scolaire ?

Claude Allègre : L’échec scolaire, c’est important, mais je ne veux pas être le ministre des gens en échec. Mon premier souci, c’est d’abord ceux qui réussissent à l’école, et qui malgré tout se retrouvent au chômage. En ce qui concerne l’échec, le problème principal, c’est l’illettrisme. Dans quelques temps, nous dirons, Ségolène et moi, ce que nous voulons faire. Sûrement pas un énième « plan lecture ». Mon livre de chevet actuellement, c’est le programme officiel 1923-1924, et en le lisant, je constate qu’on a marché à reculons. À l’époque, dans le primaire, la lecture représentait 50 % du temps. Maintenant, c’est un tiers du temps – et on se plaint de l’illettrisme –. Je veux revenir à un certain nombre de choses essentielles, mais avec des visions et des méthodes modernes. Les enfants regardent la télévision, lisent des bandes dessinées, ils vivent dans la civilisation de l’image. Il ne faut pas opposer apprentissage de la lecture et apprentissage de l’image, il faut adapter les techniques d’apprentissage de la lecture, pour que cette dernière débouche sur la compréhension de l’image. Tradition et innovation.

L’Expansion : À l’université, où le taux d’échec est important, ne faudrait-il pas introduire la sélection ?

Claude Allègre : Voyez les grandes écoles, qui ont le privilège d’un recrutement très sélectif : on ne peut pas dire que le système produise des résultats fabuleux. Si l’on mesure la valeur de nos élites au succès économique du pays, il n’y a pas de quoi s’enthousiasmer. En France, pour être patron d’une entreprise, il faut en général en avoir hérité ou sortir de l’administration. Mais où sont nos Rockefeller, nos Steve Jobs, nos Bill Gates ? Comment nous plaçons-nous dans la bataille de l’innovation ? Qui prend des risques ? Trop souvent les jeunes gens qui sortent des grands corps deviennent des chefs, accèdent à d’énormes responsabilités, sans avoir jamais travaillé à la base. Là aussi il faut introduire l’apprentissage. Par parenthèse, j’ai lu récemment que Bille Gates avait donné 50 000 dollars à Harvard, où il a passé un an dans sa jeunesse. Prenant cet exemple, j’ai dit à des patrons qui ont des salaires élevés ; j’attends que vous remboursiez vos études, vous qui admirez tant l’Amérique !
L’université, c’est différent. C’est un système qui offre une seconde chance. C’est pourquoi je suis contre la sélection à l’entrée. Aux États-Unis, si vous n’entrez pas à Harvard, vous pouvez toujours entrer à l’université de Caroline du Sud, puis, si vous réussissez, continuer à Harvard vos « graduate schools ». En France, nous avons un système national : si nous faisons une sélection à l’entrée, l’élève qui n’a pas bien réussi ses études secondaires n’a plus aucune chance. En revanche, il y a une sélection à l’intérieur de l’université : si vous ne travaillez pas, vous êtes collé. Il est donc normal qu’il y ait un certain taux d’échec en premier cycle : ce n’est pas un gâchis. En Angleterre, les jeunes ont un an sans études après le secondaire : c’est comme ça que Tony Blair a été barman au Sofitel, avant d’entrer à Oxford. Dans le même esprit, la réforme Bayrou – que je soutiens sur ce point – donne un semestre pour s’orienter. Ce qui est beaucoup plus alarmant, c’est le taux d’échec après la première année.

L’Expansion : Que peut faire un ministre pour développer le goût du risque et de l’innovation ?

Claude Allègre : Nous allons par exemple mettre sur pied un système de capital-risque pour les doctorants qui veulent exploiter industriellement leur sujet de thèse. Axa nous a contactés pour l’accompagner d’une assurance en cas d’échec. Les Français aiment la sécurité : nous sommes les descendants de ceux qui n’ont pas traversé l’Atlantique ! Nous allons aussi créer quelques zones franches péri universitaires, à Grenoble et vraisemblablement autour de Saclay-Orsay, où l’on ne paiera pas les droits de dépôts de brevet. Enfin, nous discutons avec des groupes français et étrangers pour qu’ils installent des laboratoires innovants et qu’ils participent à des « aventures innovantes » avec de petites entreprises de technologie en France. J’ai chargé Jacques Attali, et autour de lui, Francis Mer, le patron d’Usinor, Georges Charpak et quelques autres, de réfléchir aux moyens d’introduire l’esprit d’innovation dans les formations des élites.

L’Expansion : Vous allez recruter 40 000 jeunes dans le cadre du plan pour l’emploi. Qu’allez-vous leur donner à faire ?

Claude Allègre : Je n’ai pas de problème à ce sujet. Opérationnellement parlant, je pourrais recruter sans difficulté jusqu’à 135 000 jeunes – et pas pour fabriquer des petits boulots –. Dans un premier temps, je ne recrute que des jeunes qui ont le bac. Il est normal que le ministère de l’éducation nationale ait comme priorité de donner des emplois aux diplômés. En outre, je veux éviter des collisions avec nos 64 000 contrats emploi-solidarité. Ces jeunes vont nous permettre de modifier les rythmes scolaires dans le primaire. Mais avec les enseignants. Sur ce point, je ne partage pas la conception de Guy Drut – le matin on travaille, l’après-midi on s’amuse. Je veux que toute la journée on s’occupe d’éducation – et, grâce à ces emplois-jeunes, sans intervention extérieure –. Les aides-éducateurs seront intégrés à l’équipe éducative ; ils apporteront leur concours pour les activités physiques, l’initiation aux nouvelles technologies ou à la musique, les devoirs à l’étude… Ségolène Royal proposera aussi, dans quelques mois, un programme dont l’objectif sera d’accueillir tous les enfants en maternelle à deux ans. Nous travaillons aussi, avec Jean-Pierre Chevènement, sur l’emploi des jeunes pour la prévention de la violence dans les collèges et les lycées.

L’Expansion : Ces jeunes sont-ils destinés à rester dans l’éducation nationale ?

Claude Allègre : Mathématiquement, on pourrait en absorber la plupart, parce qu’on va avoir un besoin d’enseignants considérable, à cause des départs en retraite. Mais je ne le souhaite pas. Peut-être que certains se dirigeront vers l’enseignement. Certains deviendront animateurs culturels, d’autres iront dans des associations, ou vers d’autres métiers, etc. Mais ces gens seront formés. Dans cinq ans, tous auront un travail stable, c’est là notre grand défi.

L’Expansion : D’une façon générale, comptez-vous plus sur le changement des textes ou sur le changement des esprits ?

Claude Allègre : Mon ministère, comme dirait le général de Gaulle, c’est le ministère de la parole. Serons-nous capables de mobiliser ? Avec Ségolène Royal, nous allons commencer par faire la tournée des académies. Pour voir comment les emplois-jeunes se mettent en place, etc. Le grand problème, c’est de mettre cette belle et lourde machine en marche, rapidement et en souplesse.