Texte intégral
Philippe Lapousterle : Pensez-vous, comme M. Jospin, le Premier ministre, qu’il ne faut pas appliquer la règle démocratique ? À chacun ses suffrages après les élections européennes, c’est-à-dire qu’il n’y a pas de nouvelle donne politique à considérer à gauche et ne pas accorder une meilleure place aux Verts après leur bon score ?
Jean-Marc Ayrault : Ce n’est pas nouveau : Lionel Jospin a toujours dit que les élections européennes étaient importantes, mais qu’elles n’avaient pas d’incidence directe quant à la composition du Gouvernement. Il l’avait dit avant les élections. Il le confirme après. Ce n’est pas une surprise. Mais ça ne veut pas dire pour autant que le message ou les messages adressés par les électeurs, on doit y être indifférents.
Philippe Lapousterle : Alors comment traduire les messages favorables que les électeurs ont envoyés ?
Jean-Marc Ayrault : Le premier message qui a été envoyé, c’est que le Parti socialiste, pour la première fois dans une élection très difficile, surtout quand on est au pouvoir, est en tête, devant toutes les autres listes. D’autre part, la majorité plurielle se comporte globalement bien, même s’il y a des différences, des évolutions, notamment effectivement les Verts. Mais ce qui est important, c’est que le gouvernement de Lionel Jospin, sa majorité, se trouvent confortés, encouragés dans la voie qui a été choisie.
Philippe Lapousterle : Mais il est traditionnel qu’après des scrutins intermédiaires, le chef du Gouvernement tienne compte des messages des électeurs ?
Jean-Marc Ayrault : Le Premier ministre tient compte des messages des électeurs, mais ils sont multiples. D’abord, il y a celui que je viens de rappeler. Et puis, il y a aussi les abstentionnistes : il y a quand même plus d’un Français sur deux qui s’est abstenu. Il y a aussi une montée du vote blanc. Donc, il faut essayer de comprendre pourquoi, quel malaise ça peut exprimer et aussi la distance à l’égard de l’Europe, mais aussi la préoccupation à l’égard d’un certain nombre de problèmes qui subsistent. Donc, ne nous trompons pas : le Gouvernement est engagé dans une action de fond. Il est clair qu’il a en même temps la durée, la stabilité, mais il faut mettre à profit ce temps pour être efficace et donc respecter les engagements pris devant les Français. Et ces engagements, ils ont bien été pris au moment de 1997.
Philippe Lapousterle : Si je comprends bien, ce matin, en lisant ce qu’a dit hier Lionel Jospin, le Premier ministre – qu’il ne compte pas aujourd’hui changer la donne que chacun occupe dans le dispositif de la majorité plurielle –, « aujourd’hui », ça va jusqu’aux prochaines législatives ou bien, est-ce que « aujourd’hui » peut changer demain ? Quelle est l’interprétation que vous faites du mot « aujourd’hui » ?
Jean-Marc Ayrault : Aujourd’hui, c’est maintenant. On verra bien ce qui se passera d’ici aux prochaines élections législatives qui auront lieu en 2002. Est-ce que rien ne bougera du tout ? Ça me paraît quand même un peu invraisemblable mais parce que c’est la vie : la vie évolue, c’est le mouvement. En ce qui concerne les priorités aujourd’hui, l’écoute des messages des électeurs, c’est d’abord de continuer à faire reculer le chômage parce que, ça, c’est le soutien à la croissance ; et puis c’est aussi faire reculer les injustices et améliorer la qualité de la vie dans notre pays. Donc, c’est tous ces messages qu’on va essayer de mettre en pratique. Notamment, il s’agit maintenant de réussir la deuxième loi sur les 35 heures dont le but est bien de créer une dynamique de l’emploi. Et puis je voudrais aussi ajouter un autre élément : il est très important aussi de faire en sorte que les Français continuent à avoir confiance dans l’avenir. Et cela se traduit dans les actes, cela se traduit dans une politique qui doit aussi présenter la sérénité, le calme mais, en même temps, la détermination et l’écoute des Français. Donc soyons, en même temps, modestes : ces résultats sont bons pour la majorité, sont très mauvais pour la droite. Et, en même temps, il y a un message des Français qui est : « continuez mais surtout, réglez nos problèmes parce qu’ils sont encore nombreux. »
Philippe Lapousterle : Quels sont les perspectives nouvelles et les chantiers nouveaux à votre avis, qu’on va ouvrir ?
Jean-Marc Ayrault : Ils sont déjà ouverts. Il y a ceux qui concernent la lutte contre le chômage par la négociation sociale et la loi – c’est la deuxième loi sur les 35 heures. Mais il y a aussi tout ce qui concerne la réforme de la fiscalité : ce sera le prochain budget. Donc on y travaille maintenant. Et puis il y a aussi le chantier des retraites qui est démarré – Lionel Jospin l’a dit – et des décisions d’orientation seront prises avant la fin de l’année, donc nous avançons en écoutant les Français. Concernant les retraites, par exemple, c’est très révélateur : les Français n’ont pas voté pour l’ultralibéralisme, ni le libéralisme à tout crin à ces élections européennes. Le vote des Français est à la fois majoritairement européen, mais en même temps, il est pour un certain modèle de société qui protège les Français de l’insécurité sociale. Concernant les retraites, le Premier ministre a bien entendu le message : il n’y aura pas de grand soir des retraites. Il y aura la réforme permettant d’assurer le financement de notre système de retraite par répartition, mais il n’y aura pas de baisse des retraites pour les retraités actuels. Et l’objectif, c’est bien de permettre à tous les Français d’avoir un niveau au moins égal à celui des retraités d’aujourd’hui. C’est un vrai enjeu de société.
Philippe Lapousterle : Sauf pour les régimes spéciaux, j’imagine ?
Jean-Marc Ayrault : Non, Lionel Jospin a aussi rappelé qu’il fallait traiter cas par cas parce qu’il y a beaucoup de régimes avec des différences, mais l’objectif, c’est bien la solidarité entre les Français. Ce n’est pas la régression sociale. Même s’il y a des évolutions et des mouvements dans la société, je crois qu’il est important, en même temps, de prendre les problèmes dans leur globalité, de les traiter, mais pas de reculer, ce qui représente des acquis pour l’ensemble des Français.
Philippe Lapousterle : À propos de recul, une partie de votre majorité accuse le Gouvernement d’avoir reculé sur l’affaire des 35 heures, d’avoir trop cédé aux patrons.
Jean-Marc Ayrault : J’ai entendu M. Seillière, ce matin. J’ai plutôt compris l’inverse. Il est très mécontent de Martine Aubry et du Gouvernement, il voudrait le faire reculer. Le faire reculer sur quoi ? C’est la question principale. Au 1er janvier 2000, la loi fixera la durée légale du travail à 35 heures pour toutes les entreprises de plus de vingt salariés. C’est l’engagement qui a été pris, il sera tenu. Maintenant, il est clair que les propositions que fait Martine Aubry visent, pour l’application, dans un délai de quelques mois, un an maximum, de donner de la souplesse, parce que notre objectif n’est pas seulement la durée légale à 35 heures, mais la durée effective parce que, si c’est la durée légale, il y aura des heures supplémentaires qui compenseront et, à ce moment-là, il n’y aura aucune création d’emplois. Comment faire ? Ce n’est pas de le traiter uniquement au niveau national : au niveau national, il y a un cadre, c’est la loi qui fixe la durée légale à 35 heures. Mais il faut que ce soit traité entreprise par entreprise, donc pousser à la négociation. C’est ça que nous voulons, sinon il n’y aura pas de création d’emplois.
Philippe Lapousterle : Mais il n’y en a pas beaucoup de toute façon.
Jean-Marc Ayrault : Il y en a quand même un certain nombre et surtout, il y a eu 5 400 accords qui ont été signés dans les entreprises : on n’avait jamais vu ça depuis des années en France, il n’y avait plus de dialogue social. Donc on peut toujours voir la bouteille à moitié vide ou à moitié pleine.
Philippe Lapousterle : Non, je parle de création d’emplois !
Jean-Marc Ayrault : Il y a eu plusieurs dizaines de milliers d’emplois qui ont été créés…
Philippe Lapousterle : … préservés.
Jean-Marc Ayrault : Non, il y a eu à la fois des emplois préservés parce que, d’habitude, quand il y a des problèmes économiques dans une entreprise, on licencie. Et grâce à la loi, sur les 35 heures et aux possibilités d’aide, on a justement évité des licenciements – c’est une autre approche de la question du travail et du soutien au développement économique. Et puis, dans un certain nombre de cas, grâce à une autre organisation du travail, grâce à la négociation, il y a eu des créations d’emplois. Quand on fera le bilan au total, on verra bien que grâce à la fois au soutien à la croissance, grâce aux emplois-jeunes et grâce à la réduction du temps de travail, le chômage a et aura reculé en France davantage encore.
Philippe Lapousterle : Deux mots sur la justice : est-ce qu’il fallait une loi ? Moi, j’avais cru comprendre que la justice était libre depuis que Mme Guigou était aux affaires, donc pourquoi faire une loi ?
Jean-Marc Ayrault : C’est sûr que, pendant des années, les Français se sont méfiés de leur justice et du pouvoir politique parce qu’il y avait beaucoup d’interventions dans les affaires individuelles et surtout celles qui concernaient les hommes politiques. Et, depuis que le gouvernement Jospin est en place, c’est clair qu’il n’y a plus d’intervention dans les affaires individuelles. Mais il pourrait y avoir un autre gouvernement un jour et ça pourrait recommencer. Donc nous voulons que la loi donne la transparence et, en même temps, permette la confiance des Français dans leur justice : une justice équitable, une justice qui agit dans la sérénité et l’indépendance.