Interview de Mme Catherine Trautmann, ministre de la culture et de la communication, dans "Le Figaro" du 18 septembre 1997, sur les grands projets concernant la culture, la politique culturelle en matière de patrimoine architectural, la crise de l'archéologie.

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Le Figaro : Avez-vous pris la décision d’accélérer ou d’interrompre certains « grands projets » ? Qu’en est-il du futur musée des Arts premiers ?

Catherine TRAUTMANN : Il y a de nombreux projets en suspens et il faut d’abord faire le tri. Ma priorité est de permettre aux équipements en cours d’achèvement de fonctionner. La rénovation du Louvre s’achève. Les travaux au centre Georges-Pompidou suivent leurs cours. La Bibliothèque nationale n’a pas encore trouvé son public, elle n’est pas encore complètement mise en réseau avec les régions. La première tranche de travaux sur le Grande Palais est prévue pour l’an prochain. Ce monument sera restauré en l’an 2000, lorsqu’il fêtera ses 100 ans. Quant au musée de l’Homme, des arts et des civilisations, il rencontre toujours un certain nombre d’opposition de la part des scientifiques. Il faut aborder ce projet avec l’ambition de réussir. Mais il ne peut se résoudre qu’avec l’éducation nationale. Il n’est pas encore certain qu’il s’installera au Trocadéro, même si c’est là un lieu intéressant.

Un autre grand projet, l’avenir du Carré Richelieu – libéré par le départ de la BN – n’est pas encore réglé. Il serait certes intéressant d’y regrouper toutes les grandes bibliothèques d’art. Mais investir plusieurs centaines de millions dans un projet comme celui-là nécessite une planification dans le temps ! Et nous avons bien d’autres chantiers : 87 cathédrales à restaurer, pour ne citer qu’elles ! Je souhaiterais également que l’on puisse passer des conventions avec des villes comme Arles pour son patrimoine gallo-romain, comme cela a été fait avec Lyon.

Le Figaro : Comment expliquer l’attachement charnel des Français à leur patrimoine ?

Catherine TRAUTMANN : Les Français ont conscience de cette richesse que Malraux a bien identifiée. Le patrimoine parle au cœur des Français parce qu’il est réparti sur tout le territoire. Je souhaite profiter de cette relation de proximité, de convivialité, de connaissance directe, pour tirer parti du rapprochement entre l’architecture et le patrimoine. Le patrimoine s’inscrit dans l’espace de vie, et peut nous aider à repenser la ville, le paysage urbain. Il constitue une certitude, une assurance pour les gens. Mais il faut éviter de le vitrifier, et l’ouvrir davantage. En cette époque où règne l’image, le patrimoine a son mot à dire. Il est un vecteur très populaire et très scientifique à la fois de la connaissance.

Le Figaro : Comment construire « moderne » dans la veille France ?

Catherine TRAUTMANN : La fusion des deux directions – architecture et patrimoine – devrait permettre d’éviter l’appauvrissement de la création contemporaine. La maîtrise d’ouvrage, la maîtrise d’œuvre, la formation des architectes sont à repenser. Une réflexion s’engage sur le métier d’architecte et les métiers qui lui sont liés. J’en attends beaucoup. Je suis frappée par le besoin des collectivités de travailler avec des partenaires compétents, avec l’appui de l’architecte des bâtiments de France. Il faudrait, par exemple, mettre sur pied une charte des façades, réfléchir à l’espace urbain au lieu de le remplir à tout prix de mobilier urbain plus ou moins heureux.

Le Figaro : L’État doit-il continuer à mettre de grosses sommes sur un certain nombre de monuments phares ou « saupoudrer » davantage ses crédits sur un maximum de sites ?

Catherine TRAUTMANN : Là aussi, une réflexion s’engage. Au-delà des chantiers incontournables, comme les cathédrales, on doit peut-être chercher à être un peu plus efficaces, un peu plus rapides, sur l’ensemble des restaurations. L’État possède en effet 87 cathédrales et une centaine de monuments historiques dont il assure la conservation et la mise en valeur.

Les moyens engagés pour leur restauration, même s’ils sont importants, son loin de représenter la totalité des crédits dont dispose la direction du patrimoine dans le cadre de la loi de programme. Cependant, vous le savez, il existe en France près de 40 000 monuments protégés au titre des monuments historiques publics et privés pour la conservation desquels l’État intervient. La mission de l’État porte bien sur la sauvegarde de l’ensemble du patrimoine national. Chaque année 4 660 chantiers de restauration et 3 543 chantiers d’entretien et 3 540 chantiers d’entretien sont entrepris, ce qui représente une lourde charge pour l’État. Cette situation est fort préoccupante car le nombre de protections augmente sans cesse. Nous devons davantage lancer des opérations de sauvegarde de l’ensemble du patrimoine national et moins entreprendre de vastes et complètes restaurations de quelques monuments privilégiés.

Le Figaro : Être plus rapide, plus efficace sur la restauration implique-t-il une réforme du système de monopole des architectes en chef des monuments historiques ?

Catherine TRAUTMANN : Je pense que nous avons d’abord besoin de gens compétents. C’est le cas des architectes en chef. Mais, à partir de là, les modes opératoires – circuits de décision, circuits d’exécution – posent un certain nombre de problèmes. Il faut donc envisager une réforme des méthodes de fonctionnement. Un rapport de l’inspection des finances, dit rapport Cailleteau, a été remis au ministère de la culture en 1997.

Le système actuel est positif sur le plan de la qualité technique des restaurations et des coûts. Mais le contrôle de la programmation des travaux, de l’ampleur des restaurations, des partis eux-mêmes est à penser. L’inspection générale des monuments historiques doit être plus proche des maîtres d’ouvrage, et notamment du ministère de la culture, et rendue indépendante de la maîtrise d’œuvre.

Le Figaro : Faut-il classer plus et plus vite de monuments contemporains ou, au contraire, freiner les protections ?

Catherine TRAUTMANN : Ce n’est pas parce que le patrimoine est durable qu’il faut entretenir en totalité l’ensemble des immeubles des siècles passés. Je tiens beaucoup à ce qu’il y ait une réflexion, une évaluation scientifique de la part de l’inspection, au préalable à toute mesure de protection.

Par ailleurs, le patrimoine du XXe siècle nous pose des problèmes particuliers : il est fragile, conçu pour une durée limitée. Il est impératif de créer pour lui un système de protection plus souple, temporaire, qui permettre de prendre un recul de nature à permettre d’apprécier l’œuvre, les coûts, l’adaptation du bâtiment à la vie d’aujourd’hui.

Le Figaro : Comment comptez-vous résoudre la crise de l’archéologie, le problème de son financement et celui des statuts de son personnel ?

Catherine TRAUTMANN : Il y a dans ce domaine une situation de blocage qui peut être redoutable. Il faut trouver à la fois une forme de législation du système de financement par les aménageurs, et régler le statut de l’Afan (Association pour les fouilles archéologiques nationales) dont le statut associatif ne peut plus perdurer. Une concertation est déjà en cours, avec les aménageurs, les organisations syndicales, les scientifiques, les élus. Nous travaillons à la préparation d’un ensemble de textes qui devraient être prêts au début du second semestre de 1998.

Le Figaro : Que faut-il penser de la crainte des scientifiques devant une « privatisation » de l’archéologie ?

Catherine TRAUTMANN : Nous devons nous inscrire dans le devenir européen. Nous ne sommes plus dans un système de protection complète. Cette question juridique complexe n’a pas été examinée complètement, elle est en cours d’examen. Les aménageurs, publics ou privés, doivent trouver devant eux des interlocuteurs qui offrent toutes les garanties de fiabilité et de compétence. C’est essentiellement cette garantie qui orientera mes choix pour résoudre les difficultés de l’archéologie préventive.

Le Figaro : Comment comptez-vous régler l’affaire de la grotte Chauvet, dans laquelle l’État a accumulé les maladresses vis-à-vis des découvreurs des propriétaires ?

Catherine TRAUTMANN : Dans cette affaire, il faut laisser d’abord les juges juger notamment la question des indemnisations. Mais tout ce qui n’est pas entre les mains de la justice peut et doit faire l’objet de discussions. Nous souhaitons bien nous conduire afin de trouver une issue diplomatique et équitable à cette affaire.

Le Figaro : Quelle importance accordez-vous à la dimension européenne du patrimoine ?

Catherine TRAUTMANN : L’Europe culturelle existe, et c’est très frappant lorsqu’on voyage. De tout temps, les matériaux, les compagnons, les plans circulaient. C’est ce mouvement qui a fait l’Europe et qui continue à la faire.

Le Figaro : La Grande-Bretagne a largement privatisé sa culture et jamais la culture britannique n’a été aussi vivante. Est-ce qu’en France aussi il faut « libéraliser » la culture ?

Catherine TRAUTMANN : En France, qu’il s’agisse de culture ou d’éducation, l’État a un rôle de transmission. C’est même là que réside sa mission. Cela n’exclut pas la nécessité de renforcer le mécénat – au contraire – ni même de permettre à des personnes privées d’être propriétaires d’œuvres. Sinon on tue le marché de l’art. L’État ne peut pas tout posséder, et ce n’est pas son rôle. Mais dans la pleine conscience de ses limites, il a le devoir d’assumer sa mission scientifique de mise en circulation, de mise en réseau de la culture et de la création contemporaine. Le ministère de la culture doit exister non pour décider de la valeur des arts mais pour permettre aux artistes de s’exprimer en toute liberté et d’entrer en relation avec leurs publics.