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L’Hebdo : Aujourd’hui, la SNCF présente-t-elle encore l’image d’une entreprise de service public ?
Louis Viannet : Pour le moment, elle en donne encore l’image, bien que de sérieuses interrogations pèsent sur son avenir. La SNCF est entrée dans une phase où la formule « réformer la réforme » doit prendre maintenant, et un sens, et un contenu. À cet égard, l’intervention des cheminots, la mise en débat des propositions de notre fédération CGT, deviennent autant d’éléments décisifs. Mais il importe désormais que les enjeux soient clairement définis et mis sur la table.
La réforme instaurée par le gouvernement précédent n’a pas résolu les problèmes. Elle n’a fait que les déplacer. Avec comme caractéristique constante : d’une part, l’État ne met toujours pas « au pot ». D’autre part, la dette de la SNCF, ancienne structure, incombe désormais au RFF, nouvelle structure, et pose exactement la même problématique. Afin d’éponger cette dette, le RFF emprunte et va continuer d’emprunter auprès des banques, y compris sur le marché international. Par ailleurs, le RFF va rechercher à rentabiliser au maximum les infrastructures et la logistique dont il est maintenant propriétaire.
Cela signifie qu’il va exercer une pression encore plus forte sur la SNCF pour relever les tarifs de location du réseau. Il sera aussi tenté de faire circuler, sur son infrastructure, des opérateurs autres que SNCF. Autant de danger que la CGT a signalé avec force.
L’Hebdo : La partition de l’entreprise ferroviaire en deux sociétés annonce-t-elle, à vos yeux, une forme de privatisation ?
Louis Viannet : De fait, elle comporte un risque de privatisation. Dès l’instant où l’on dispose d’un pôle qui a pour mission de gérer l’infrastructure avec le poids d’une dette particulièrement pesante, où la SNCF ne sera plus le seul opérateur à utiliser le réseau, on court le risque d’une concurrence sans pitié. Actuellement, 50 % du fret est du fret de transit, vers l’Europe. C’est un fret vulnérable qui peut être capté par des opérateurs privés au détriment de la SNCF. Le gouvernement Juppé justifiait la réforme en invoquant les directives européennes. Celles-ci réclament une séparation comptable entre infrastructure et exploitation. Mais cette mesure ne justifie en rien une séparation de structure et la mise en place d’organismes autonomes.
L’Hebdo : Est-ce qu’il y a encore un avenir pour le service public en France ?
Louis Viannet : Il y a et il doit y avoir un avenir pour le service public. Sauf que les différentes décisions prises actuellement, ou celles que l’on voit poindre chez Air France, ou Thomson, permettent de dire que sur ce plan là il n’y a pas rupture avec la politique conduite par le gouvernement précédent.
L’ouverture du capital n’est pas une privatisation, dit-on. Elle a pourtant une signification, car les entreprises publiques vont peser de toutes leurs forces sur les orientations de gestion. On ne sera pas à l’écoute du besoin des usagers, des besoins collectifs de la société, mais à l’affût des exigences de la rentabilité.
L’Hebdo : France Télécom annonce une baisse des tarifs de 9 % par an, sur trois années. L’ouverture du capital a quand même du bon pour l’usager…
Louis Viannet : L’ouverture du capital n’est pour rien dans cette décision. J’ajouterai que la tarification antérieure de France Télécom a accumulé une énorme partie de sur-prix, des dizaines de milliards de francs par an, dans lesquels État et Gouvernement ont largement puisé. Qu’aujourd’hui le Gouvernement enclenche un processus prudent vers les privatisations, par étapes, ne change rien à la finalité prévisible. Les restructurations de télécommunications aux États-Unis, par exemple, vont aboutir à la constitution de véritables géants. En Europe, cela aurait dû nécessiter une politique de coopération beaucoup plus dynamique et surtout beaucoup plus en amont avec des partenaires. Non seulement dans le domaine de la télécommunication, mais aussi dans celui de l’énergie, des transports, etc. dans le respect des spécificités de chacun des pays pour résister à cette volonté de mainmise des mastodontes américains.
L’Hebdo : Vous pensez qu’une menace pèse aussi sur le personnel des services publics ?
Louis Viannet : Le Gouvernement calme le jeu. Pour le personnel actuellement en place, il assure le maintien du statut. Masi il est bien évident que le devenir est au recrutement d’un personnel sous statut privé. C’est à ce point vrai que, dans le projet de loi d’ouverture du capital de France Télécom, figurait un article prévoyant à cette société de continuer à recruter des fonctionnaires. Cet article a été supprimé.
L’Hebdo : Vous faites une différence entre le gouvernement Juppé et celui de Jospin ?
Louis Viannet : Évidemment et heureusement. On l’a remarqué dans le cadre de la discussion budgétaire, des emplois-jeunes, de la conférence nationale du 10 octobre dernier avec la perspective de la réduction de la durée du travail. Mais sur les grands axes qui sous-tendent les modalités de construction européenne actuelles, la différence reste à prouver. Si l’on veut se dégager de l’énorme pression des grands groupes industriels, financiers, il faut une convergence entre un mouvement social fortement mobilisé et une action gouvernementale. Il est nécessaire de passer à un stade supérieur de sensibilisation et de mobilisation des salariés. Mais il faut également une volonté politique affirmée. Certes, nous avons changé de gouvernement, un grand nombre de salariés considère que c’est un peu à lui de prendre les rênes. Le Gouvernement a un rôle à jouer, c’est incontestable. Il peut peser dans un sens qui dynamise le mouvement social, mais il peut aussi peser dans un sens qui provoque le découragement. Dans tous les cas, l’action syndicale est indispensable.
L’Hebdo : Vous préconisez un retour aux services publics comme avant, et qui coûtaient pourtant cher ?
Louis Viannet : Il mériterait un débat pour savoir si le service public coûtait véritablement très cher. Cela ne veut pas dire, qu’avant il n’était pas à l’abri de toutes critiques. Notamment sur sa transparence dans un certain nombre de choix, de projets, de décisions. Sur le caractère démocratique aussi de la gestion de ses services, non seulement à l’égard du personnel, mais également à celui des usagers. J’entends aussi les collectivités territoriales. Le service public n’est pas simplement en place pour répondre aux besoins individuels, mais aussi aux besoins collectifs, industriels, régionaux, départementaux. Il doit assurer une égalité de traitement, de tarif, de qualité de service entre chacun. Il y a des choses à revoir et à modifier dans son fonctionnement. La CGT n’a jamais défendu des idées de laxisme.
L’Hebdo : Est-ce que la défense du service public n’est pas rendue plus difficile aujourd’hui, quand toutes les grandes décisions se prennent à Bruxelles ?
Louis Viannet : Sur ces questions-là, nous avons, c’est évident, besoin de davantage de convergence entre les différentes forces syndicales européennes. Que des résolutions de privatisation aient pu se prendre dans d’autres pays européens, sans qu’il y ait eu une intervention forte du syndicalisme, est un handicap. Mais il n’existe pas dans les différents traités européens des règles établies obligeant les États à procéder aux privatisations. Il existe des règles qui font exigence d’une ouverture à la concurrence.
L’Hebdo : La concurrence est un mot qui fait peur à la CGT ?
Louis Viannet : Pas du tout. On ne peut nier que dans le phénomène de concurrence, réside des éléments stimulants. À condition de donner aux services publics existants les moyens d’affronter cette concurrence dans les meilleures conditions. En intégrant les besoins individuels et collectifs de la société. À condition encore, que les dispositions n’entraînent pas un affaiblissement du service public. Or, c’est ce que l’on est en train de vivre en France…