Texte intégral
Ouest-France - mardi 25 novembre 1997
Ouest-France : Une espérance d’Europe sociale est en train de grandir alors que le syndicalisme européen est affaibli. Que peuvent espérer les salariés dans ce contexte ?
Louis Viannet : Si j’en juge par ce qui se passe partout en Europe, il n’y a pas de lien direct entre l’affaiblissement des forces organisées dans le syndicalisme, qui est bien réel, et la capacité de mobilisation des salariés. On l’a vérifié en France avec les événements de décembre 1995 et avec d’autres initiatives. Dans ce contexte, une manifestation comme celle qui a eu lieu à Luxembourg ne peut pas ne pas avoir de conséquences dans la réflexion des salariés. Je crois que le syndicalisme, au niveau européen, avait pris un certain retard dans l’affirmation de sa capacité d’agir. Le sommet d’Amsterdam aurait, par exemple, mérité une initiative de mobilisation du même type de celle de Luxembourg.
Ouest-France : Le conflit des routiers a laissé, semble-t-il, pas mal d’amertume ?
Louis Viannet : Nous portons sur ce conflit un jugement contrasté. D’un côté des avancées réelles : le salaire mensuel garanti, le dépôt d’une loi visant au respect des engagements pris, une loi qui va durcir les contrôles de la réglementation. Ces acquis essentiels ont été obtenus par la lutte après le déclenchement du conflit. Ceci étant, l’amertume qui persiste est légitime car non seulement les avancées salariales sont insuffisantes, mais le patronat a réussi à faire admettre que la mise en œuvre des conditions nouvelles des rapports sociaux impliquait la dénonciation des accords d’entreprise. Je comprends que les routiers redoutent qu’à travers cette dénonciation s’ensuive une aggravation de leurs conditions de travail. Si les routiers devaient aborder l’Europe, en juillet prochain, sans changements, il y aurait alors beaucoup de risques d’une aggravation rapide de la situation.
Ouest-France : Les arsenaux luttent pour leur survie. Défendre l’industrie d’armement, n’est-ce pas vouloir ignorer les dividendes de la paix ?
Louis Viannet : Depuis des années, nous nous battons pour qu’il y ait une stratégie de diversification à long terme dans les arsenaux, d’autant que, dans plusieurs régions, ils représentent la colonne vertébrale de l’économie locale. Notre potentiel et notre savoir-faire dans ces établissements sont importants et reconnus. Il était donc insensé de laisser ces atouts enfermés dans la seule sphère de la production militaire. Nous avons toutefois du mal à accepter qu’on nous impose un affaiblissement de ces industries alors qu’on augmente considérablement les achats d’armes à l’étranger. C’est vrai, la CGT a toujours lutté pour le désarmement. Mais nous ne sommes pas naïfs au point de considérer que les avancées dans ce domaine peuvent se réaliser unilatéralement.
Ouest-France : Le gouvernement socialiste a choisi de privatiser partiellement certaines grandes sociétés publiques…
Louis Viannet : C’est bien là le fond du conflit que nous avons avec le gouvernement. Il y a une spécificité française en ce qui concerne la place et le rôle des services publics dans le développement industriel. En Grande-Bretagne, on était arrivé à un tel point de délabrement de ces services publics que la privatisation apparaissait comme le moyen de redresser la situation. En France, c’est tout à fait le contraire.
Ouest-France : Pourquoi la France aurait-elle raison seule contre tous ?
Louis Viannet : Il existe des puissances financières qui, sous l’impulsion des multinationales américaines, ne supportent plus que des zones de rentabilité, notamment dans l’énergie, les transports et les télécommunications, leur échappent. Ce n’est pas une raison pour baisser les bras. D’autant que, partout, ce sont de grands monopoles publics.
Ouest-France : Néanmoins, sur les privatisations vous donnez l’impression de laisser au gouvernement une certaine marge de manœuvre. Où se situe le point de rupture ?
Louis Viannet : Il ne faut pas confondre la difficulté que nous avons à mobiliser les salariés sur ces thèmes avec une démarche d’acceptation de ces privatisations. Ça ne veut pas dire que nous avons changé. Nos relations avec le gouvernement ne se situent pas en termes de rupture ou d’alignement. Notre démarche part des besoins des salariés.
Ouest-France : Les 35 heures, c’est une grande victoire ?
Louis Viannet : La question qui est posée par les 35 heures, c’est leur traduction concrète dans une loi, que nous souhaitons forte. Pour nous, la réduction du temps de travail n’est qu’un des éléments pour réussir dans la lutte contre le chômage. Relance économique, relance de la consommation, politique industrielle, assainissement de la situation en matière d’heures supplémentaires et de temps partiel en sont les autres éléments.
Rouge - 27 novembre 1997
Que le secrétaire général de la CGT donne une interview à « Rouge » est une grande première. Nous remercions donc Louis Viannet d’avoir bien voulu répondre à nos questions sur l’actualité.
Rouge : Quelles sont les garanties que la CGT exige pour que la loi des 35 heures soit une bonne loi créatrice d’emplois ?
Louis Viannet : L’existence d’une telle loi avec une date butoir n’était pas acquise d’avance. Le fait que toutes les organisations syndicales se soient retrouvées sur cette position a certainement pesé dans la décision. Cela a justifié aussi la violente réaction du patronat, qui réalise avoir des marges de manœuvres assez étroites. Mais il faut être clair. La loi, même si elle est nécessaire (sans loi il ne se passera rien), ne constitue pas à elle seule une garantie contre tout l’arsenal de dispositions que le patronat tente d’élaborer : pour que cette mesure lui coûte le moins cher possible, et qu’elle ne débouche ni sur un volume de créations d’emplois important ni sur un courant de transformation des emplois précaires ou à temps partiel. À elle seule la réduction de la durée du travail ne conduit pas automatiquement à des créations d’emplois. Il faut aussi un environnement économique favorable, une relance du pouvoir d’achat.
Nous sommes attentifs à la montée des luttes revendicatives sur les salaires. Nous aurions aimé que le gouvernement marque cette conférence par une nouvelle décision d’augmentation du SMIC. Il faut aussi une politique économique dynamique, de relance des investissements, de conquête industrielle. La mesure doit s’insérer dans une dynamique d’ensemble, se protéger contre toutes les dérives comme l’annualisation, les heures supplémentaires, qui iraient à contre-courant des créations d’emplois.
Rouge : Il y a eu la manifestation sur les droits des femmes le 15 novembre. Y aura-t-il des initiatives d’ici le débat parlementaire pour que la loi soit la meilleure possible ?
Louis Viannet : Le contenu de la première loi est important. Il n’y a pas encore de véritables discussions engagées avec le gouvernement. Les informations que nous avons semblent indiquer que le débat aurait lieu en janvier à l’Assemblée. Cela va donc aller vite. Qu’est-ce qui est important ? L’objectif d’aller vers les 35 heures doit être affirmé dès la première loi. Ensuite, il y a le problème des seuils. Nous considérons important que le seuil, en admettant qu’il y en ait un (nous aurions préféré une mesure générale), ne dépasse pas les 10 salariés. La loi doit être précise à propos de la notion de durée hebdomadaire. C’est fondamental. Il y aura des tentatives du patronat pour essayer de noyer la réduction du temps de travail dans un processus de calcul annuel, qui serait une catastrophe. Il faut aussi laisser la possibilité d’une adaptation en fonction des catégories comme les cadres. Les cadres doivent pouvoir se retrouver dans la réduction du temps de travail. Enfin, il faut que la première loi précise les positions sur les heures supplémentaires, mais aussi par rapport au temps partiel.
Rouge : Mais comment l’imposer ? Comment la CGT pense-t-elle que les salariés vont réagir ?
Louis Viannet : Il faut être clair. Dès que le processus de négociation s’engage, la question décisive va être la sensibilisation et la mobilisation des salariés. Si ce n’était pas le cas, les discussions se dérouleraient sur les exigences patronales et non sur les revendications des salariés. En même temps, la lucidité est nécessaire. Pour le moment, l’état d’esprit moyen des salariés est plus dans une sorte d’expectative réservée sur la réduction de la durée du travail, que dans une réelle mobilisation. Il y a des raisons. Dans les médias, la réduction du temps de travail est beaucoup plus présentée sous l’approche patronale, assortie d’exigences de compensations salariales, d’annualisation et de flexibilité. Ce qui conduit à cette sorte d’attente. Tous les efforts que nous développons visent à essayer de sortir de cet état d’esprit.
Rouge : Allez-vous proposer une mobilisation au moment du débat parlementaire ?
Louis Viannet : Oui. Au moment du débat parlementaire, sans doute. Mais ce sera fonction du contenu du projet de loi. Ce dont nous avons besoin, c’est d’une véritable mobilisation au niveau des entreprises elles-mêmes. C’est dans chaque entreprise que les salariés vont se déterminer. Ce qui ne veut pas dire qu’on se privera d’initiatives générales si elles peuvent aider à élargir la perception des enjeux.
Rouge : Avant le 10 octobre, il y a eu la grève des cheminots. Puis la manifestation des métallurgistes CFDT le 10. Tout cela était significatif des possibilités d’action, au moins chez les équipes les plus conscientes, en vue de mobiliser ceux qui sont dans l’expectative…
Louis Viannet : Sans doute. Mais notre conviction, même si cela peut donner l’impression que cela ne va pas aussi vite qu’on le souhaiterait, c’est de développer l’essentiel de nos efforts sur le terrain. Une chose est de prendre des initiatives. Une autre chose est qu’elles soient reprises, suivies et réussies. Le plus grand service qu’on pourrait rendre au patronat, c’est faire apparaître que l’état d’esprit des salariés n’est pas à la mobilisation. Si des initiatives doivent être prises, elles doivent tout de suite avoir un impact en pleine correspondance avec les préoccupations des salariés.
Rouge : L’une des conditions, c’est l’unité. Il y a eu des discussions entre confédérations, mais pas de véritable débat public. Où en sont vos propositions unitaires ? Quel pas en avant est possible vers un nouveau rassemblement ? D’autant que des risques supplémentaires d’émiettement existent dans le syndicalisme…
Louis Viannet : Quand un verre est rempli à moitié, il y a ceux qui disent qu’il est à moitié vide et ceux qui disent qu’il est déjà à moitié plein. Nous sommes un peu dans cette situation. Que les organisations syndicales arrivent à cette conférence sur la base d’un accord sur des points essentiels (une loi-cadre, une date butoir) n’était pas acquis d’avance. À la fin du mois de juin, il y avait des positions complètement différentes. Je ne dis pas que tout est réglé et que nous sommes sur la voie royale de l’unité d’action. Je constate les avancées. Je suis bien placé pour mesurer les difficultés qu’il a fallu surmonter.
À partir de là, la position CGT est claire. Ce qui a été utile à la conférence le devient encore plus au moment des négociations. Nous sommes décidés à continuer nos efforts pour parvenir à une position sinon commune, tout au moins aussi proche que possible. Quelles que soient les péripéties de la marche en avant vers l’unité, la plupart des conflits ont gardé un caractère unitaire. Cette aspiration à l’unité chez les salariés reste toujours aussi forte.
Les difficultés à trouver une traduction dans le positionnement des confédérations sont tout à fait réelles. Mais cette aspiration est un atout formidable pour garder le cap de l’unité, sans préjuger des péripéties dans les prochains mois. La marche vers l’unité, dans un pays qui vit et subit la division syndicale depuis des décennies, personne ne peut penser que ce sera une voie royale.
On peut connaître de nouveaux déchirements. Si de telles situations se produisent, elles peuvent déboucher sur une sorte d’électrochoc parmi les salariés, qui exprimeraient alors leurs exigences d’une façon beaucoup plus forte. Sur le thème : « maintenant, ça suffit ». Les organisations elles-mêmes seraient confrontées à la nécessité de choisir : ou bien de continuer sur cette voie, avec le risque de discrédit, ou au contraire en venir à une démarche plus structurée dans la recherche d’unité.
Rouge : Justement, dans les entreprises et les branches où des actions unitaires ont lieu, c’est souvent parce que les démarches sont structurées. Par exemple, les cheminots. Vous insistez souvent sur la différence des cultures syndicales, ce qui peut signifier qu’un rassemblement structurel n’aura pas lieu avant longtemps. La FSU propose la mise en place d’un lieu unitaire régulier. Des pas en avant sont-ils possibles ?
Louis Viannet : Tout ce qui va dans le sens de la recherche de relations, d’échanges, au sommet et à la base, conforte les efforts pour avancer vers l’unité. J’apprécie les efforts faits par la FSU. Mais je suis lucide sur le fait que le syndicalisme enseignant, qui est, qu’on le veuille ou non, un peu coupé du reste, n’a pas la force de frappe la plus efficace. Il faut donc trouver des lieux d’échange. Ils existent. Nous participons à des colloques avec RESSY, ou d’autres formes de structures souples. Il faut travailler tout cela.
Il n’en reste pas moins que c’est au travers d’une prise de conscience et d’une expression forte des salariés que l’on parviendra à enclencher un processus plus rapide. Je ne porte pas de jugement sur ce que pourra donner cette évolution. Ce que j’ai eu l’occasion de dire et de répéter, c’est que le mot d’ordre d’unité organique, qui a été longtemps présent, formulé de façon abrupte, risque de susciter des phénomènes de rejet plus que d’adhésion. Il faut enclencher un processus. Et quand des organisations comme les cheminots font remarquer que l’unité est quelque chose qui se construit, cela fait complètement partie de mon état d’esprit.
Rouge : Qu’en est-il de l’indépendance de la CGT dans le contexte d’un gouvernement avec participation communiste, qui prend des décisions contraires à ses engagements, comme à France Télécom ou sur les lois Pasqua ? L’action syndicale ne peut-elle aboutir à des contradictions ?
Louis Viannet : Je ne vis pas la situation comme portant des contradictions. Notre volonté est d’assumer une démarche syndicale complètement indépendante. Il faut faire un effort de lucidité. Ce n’est pas au gouvernement d’impulser le mouvement social, c’est aux syndicats. C’est notre rôle. En même temps, la présence d’un gouvernement de gauche, sur fond de rejet de la droite, suscite une forme d’attente qui peut parfois prendre allure d’attentisme.
À France Télécom, la CGT a appelé à la grève. Elle a été ce qu’elle a été, mais cela ne relève pas de la position de la CGT. Cela relève des contradictions chez les salariés, toujours un peu surpris lorsque la façon dont le gouvernement se positionne ne correspond pas à ce qu’ils voudraient. À chaque changement de gouvernement, même quand c’est la droite, il y a une période où les choses sont compliquées. Les gens ne marchent pas au coup de sifflet. Nous sommes en désaccord complet et en conflit avec le gouvernement sur les entreprises publiques privatisées, sur France Télécom, Thomson, Air France. Quelle sera la capacité de peser pour des décisions différentes ? Cette question comporte des inconnues.
Nous avons aussi fait connaître notre position sur le projet de loi sur l’immigration et sur les sans-papiers. Nous avons participé à la manifestation du 22 novembre. Nous sommes à notre place, nous jouons notre rôle. Les problèmes rencontrés ne se posent pas du tout par rapport à un doute sur notre positionnement d’indépendance, d’autonomie de jugement ou de décision. Ils se posent par rapport à la façon dont les salariés perçoivent la situation, ses contradictions, sa complexité. Cela freine la possibilité d’un engagement plus offensif. Une mobilisation sociale forte ne me fait pas peur, elle ne pourrait qu’aider le gouvernement à respecter ses engagements.