Interview de M. Dominique Strauss-Kahn, ministre de l'économie des finances et de l'industrie, à RTL, le 6 juillet 1999, sur l'offre publique d'échange de Total sur Elf, la nécessité de créer un grand groupe pétrolier français, d'investir l'épargne longue dans les entreprises françaises, la privatisation du Crédit lyonnais et sur la bataille boursière opposant la BNP et la Société générale-Paribas.

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Média : Emission L'Invité de RTL - RTL

Texte intégral

Olivier Mazerolle : L’État ne fera pas jouer son action spécifique pour contrer l’OPE de Total sur Elf. En quoi cette opération sert-elle l’intérêt national ?

Dominique Strauss-Kahn : Il y a une phase de concentration mondiale dans le domaine pétrolier. Les pouvoirs publics, le Gouvernement n’ont pas à porter un jugement sur une opération que mène une entreprise privée sur une autre entreprise privée. D’ailleurs, le représentant de l’État au conseil de Total n’a pas pris part au vote. Maintenant se pose la question de cette golden chair ou de cette action spécifique. La loi de 1993 que M. Balladur a mise en place lorsque Elf a été privatisé, le secret plutôt de 1993, prévoit que cette action spécifique peut être utilisée lorsque l’intérêt national est en cause, entendu au sens de la sécurité des approvisionnements. Il est clair qu’une opération entre Total et Elf ne met pas en cause l’intérêt national et la sécurité d’approvisionnement français. Donc, il n’y a pas de légitimité, d’aucune manière, pour le Gouvernement, à vouloir bloquer cette opération au titre de cette action spécifique.

Olivier Mazerolle : Quand M Desmarest vous a annoncé ses intentions lors du récent voyage que vous avez effectué à Moscou, vous avez trouvé que c’était une bonne nouvelle ?

Dominique Strauss-Kahn : Comment savez-vous que c’est à l’occasion de ce voyage ? En tout cas peu importe !

Olivier Mazerolle : Il l’a dit.

Dominique Strauss-Kahn : Le fait de savoir si c’est une bonne nouvelle ou pas a deux appréciations. La première, c’est : est-ce qu’il est bon que les deux entreprises françaises se rapprochent ? La réponse est certainement oui. Est-ce qu’il est bon que ce soit Total qui lance une offre sur Elf ou pas ? Ça, ça ne nous concerne pas. Mais que, au bout du compte, il y ait une logique industrielle à cette opération et qu’on puisse espérer par là même avoir un groupe pétrolier français qui soit presque du niveau des trois premiers mondiaux, et donc vraiment à l’abri de toute tentative de récupération par un anglo-saxon, un américain, je crois que c’est plutôt une bonne chose.

Olivier Mazerolle : A l’heure de la mondialisation et des frontières ouvertes, en quoi est-il important qu’une entreprise, lorsqu’elle se situe sur le territoire français, porte les couleurs tricolores ou étrangères ?

Dominique Strauss-Kahn : Imaginez que nous soyons un jour en conflit avec tel ou tel pays et que tous les approvisionnements pétroliers dépendent d’entreprises pétrolières qui sont dans ce pays, comment est-ce qu’on fait ? On arrête de circuler en voiture ?

Olivier Mazerolle : Elf est quand même détenu en grande partie par des fonds de pension américains, bien qu’étant société française.

Dominique Strauss-Kahn : Comme beaucoup d’entreprises françaises parce que l’épargne longue n’est pas suffisante dans notre pays. Il y a dans le capital d’Elf, mais aussi de Total, des banques françaises et aussi de beaucoup d’autres entreprises industrielles, des fonds de pension américains ou d’autres nationalités, c’est vrai. Il reste que la localisation sur le territoire français des organes dirigeants, le fait qu’une large part de l’actionnariat soit quand même détenu par des Français, le fait que les administrateurs soient des Français, tout ceci crée la nationalité d’une entreprise.

Olivier Mazerolle : Dans une chronique que vous avez publiée dans Le Monde d’hier, vous avez dit : « il faut continuer à mobiliser l’épargne au profit de groupes français puissants, je vais continuer cet effort, persévérer dans cet effort. » C’est l’annonce de fonds de pension à la française ?

Dominique Strauss-Kahn : Votre remarque se lie immédiatement à votre question précédente. Il faut en effet que l’épargne longue française se mobilise pour s’investir dans les entreprises françaises. J’ai déjà travaillé en ce sens, des contrats d’assurance vie de nature spécifique ont été mis en place. La loi sur la sécurité financière qui vient d’être votée conforte cette situation. Mais il faut continuer d’aller dans ce sens et en particulier, je l’ai évoqué à plusieurs reprises - il n’y a aucun scoop là-dedans -, en voyant comment on peut canaliser l’effort que d’ores et déjà les Français font sur leur épargne pour financer leurs retraites, vers des investissements longs. Il n’est pas souhaitable pour les Français eux-mêmes, lorsqu’ils épargnent pour leur retraite, que ce soit sur des supports d’épargne qui sont des supports à court terme qui leur rapportent moins que cela pourrait leur rapporter et, à l’inverse, que ça ne serve pas à garantir le capital des grandes entreprises Donc, il y a sûrement un mouvement à accomplir dans ce sens.

Olivier Mazerolle : Les fonds de pension à la française, ça vous gêne ?

Dominique Strauss-Kahn : Ni ça ne me gêne, ni ça ne me plaît. Ce terme a été employé dans un autre contexte qui était celui de la loi Thomas. Nous sommes contre la loi Thomas, d’ailleurs on l’a abrogée, notamment parce qu’elle faisait prendre beaucoup de risques aux salariés. Maintenant, ça ne veut pas dire qu’il ne faille pas faire quelque chose sur les flux d’épargne à long terme destinés à la retraite et on a annoncé à plusieurs reprises que ça serait fait en temps et en heure.

Olivier Mazerolle : Quand ?

Dominique Strauss-Kahn : Il y a beaucoup de réformes qui sont en cours. L’Assemblée nationale est très embouteillée par beaucoup de textes. Celui-ci viendra, mes services y travaillent. On fera en sorte que la plus grande partie des flux d’épargne qui peuvent être canalisés vers le financement des entreprises, qui donc peuvent conserver à la France, la propriété véritable de ses entreprises, puissent être destinés à cet effet. Mais pour le moment, aucun texte de ce genre n’a été voté de façon utile - j’évoquais la loi Thomas à l’instant qui a beaucoup de défauts. On mettra ça en place.

Olivier Mazerolle : Mais vous voyez bien le succès de la privatisation du Lyonnais, ça montre que les Français sont très attirés par ce style d’opération. Il ne faut pas les encourager en créant de nouveaux instruments ?

Dominique Strauss-Kahn : Le succès du Lyonnais, ça montre surtout que ce qui était un désastre national a été finalement sauvé. Quand je suis arrivé dans la fonction que j’occupe aujourd’hui, j’ai été effaré de voir qu’il y avait 130 milliards de coût du secteur financier public avec un ensemble de dossiers qui étaient ouverts et qui n’étaient pas traités, comme le Lyonnais - tout le monde y pense -, mais le CIC, le GAN, la Marseillaise de Crédit, le Crédit Foncier, la loi sur les Caisses d’épargne qui n’était toujours pas sortie. Aujourd’hui, tout cela est traité. Le crédit foncier le sera à la fin de ce mois et les 130 milliards de coût sont ramenés à 50. C’est encore beaucoup trop, évidemment. Mais, il y a eu un effort considérable fait pour limiter les pertes notamment en réformant le CDR, en faisant passer la justice là où c’était nécessaire, en mettant de nouveau dirigeants, et d’un autre côté en valorisant le Crédit Lyonnais. Il y a deux ans et demi, le Crédit Lyonnais était estimé à pratiquement zéro. Aujourd’hui, il est mis sur le marché à 48 milliards, c’est évidemment bon pour les contribuables et je veux profiter de votre micro, pour saluer tous ceux qui en ont été les artisans, c’est-à-dire les salariés et les dirigeants du Crédit Lyonnais.

Olivier Mazerolle : Mais la BNP a un peu été laissée en rade. Elle essaye de se marier à la Société générale pour essayer de se sauver, de ne pas tomber dans les griffes justement d’une banque étrangère. Pourquoi ne l’avez-vous pas aidée à l’occasion de la privatisation du Lyonnais ?

Dominique Strauss-Kahn : D’abord parce que la privatisation du Lyonnais, qui était imposée par la Commission de Bruxelles, n’est pas faite pour aider telle ou telle banque, elle est faite pour sortir le Lyonnais de la situation dans laquelle il était et le dynamiser. Il y a eu des candidatures. La BNP aurait pu être candidate. Elle aurait pu l’emporter, mais elle n’a pas été candidate. Par conséquent, qu’elle ait choisi une autre voix qui concerne la Société générale est un problème qui concerne la BNP et la Société générale. Le Gouvernement a une responsabilité là-dedans, c’est d’assurer avec le gouverneur de la Banque de France, autant que faire se peut, le calme sur la place financière de Paris. Nous n’avions pas la possibilité de proposer une solution, on n’a pas les pouvoirs pour cela, mais on devait proposer une négociation. C’est ce qui a été tenté. Cela n’a pas réussi.

Olivier Mazerolle : C’est vrai que ça n’a pas réussi !

Dominique Strauss-Kahn : C’est le moins que l’on puisse dire.

Olivier Mazerolle : Les pouvoirs publics, la BNP, les groupes privés s’en moquent comme d’une guigne !

Dominique Strauss-Kahn : Ce n’est pas tellement qu’ils se moquent des pouvoirs publics, je crois surtout qu’ils se battent l’un contre l’autre et que quand vous avez vraiment des combats aussi acharnés, peut-être pas aussi justifiés qu’on le dit, est bien…

Olivier Mazerolle : Mais vous disiez tout à l’heure qu’il est important que des groupes français restent français.

Dominique Strauss-Kahn : Absolument ! Mais entre Générale et Paribas d’un côté et la BNP de l’autre côté, ce sont tout ça des groupes français. J’aurais préféré en effet qu’ils tombent d’accord. Le gouverneur de la Banque de France, J.-C. Trichet, et moi-même avons souhaité que des rencontres aient lieu pour essayer de les mettre d’accord, ils ne se sont pas mis d’accord. Eh bien, malheureusement, c’est le marché qui choisira l’avenir. Moi, j’aime mieux que ce soit les dirigeants eux-mêmes qui discutent et qui choisissent l’avenir de leurs entreprises, éventuellement d’ailleurs en y associant les syndicats et leurs salariés, plutôt que les marchés. Eux préfèrent que ce soit le marché, que ce soit une bataille boursière. Ce sera une bataille boursière.

Olivier Mazerolle : Les caisses d’épargne se plaignent qu’elles rémunèrent trop le livret A. Or, une baisse de 3 % à 2,25 % de rémunération, ça rapporterait 50 milliards pour construire des logements sociaux, vous n’y pensez pas ?

Dominique Strauss-Kahn : C’est un vrai sujet puisque l’argent qui est collecté par le Livret A sert à financer les logements sociaux. A partir du moment où le taux est élevé, pour financer les logements sociaux, le taux aussi est élevé, du coup, on n’en fabrique plus. On arrive à ce paradoxe qu’un circuit qui devait être privilégié pour financer le logement social, les HLM, ne finance plus rien puisque l’argent s’y trouve plus cher que ce que les sociétés HLM pourraient trouver sur le marché. Donc, nous avons une situation dont on sait qu’elle est paradoxale. Elle a été examinée par le comité des taux réglementés que j’ai mis en place pour avoir un choix objectif là-dessus, il y a plusieurs mois. Il a conseillé une baisse, j'ai jugé qu’il fallait attendre de voir si les données économiques se stabilisaient en matière de taux et en matière d’inflation. On verra comment cette évolution se poursuivra.

Olivier Mazerolle : Là aussi en temps et en heure ?

Dominique Strauss-Kahn : Toujours en temps et en heure.

Olivier Mazerolle : Vous êtes très prudent, très lent dans vos décisions ?

Dominique Strauss-Kahn : Je ne sais pas si je suis lent dans mes décisions. Prenez l’exemple du Crédit Lyonnais, ça faisait plusieurs années que ce dossier était en souffrance, il a été traité. Tous les exemples financiers que j’ai donnés tout à l’heure sont des dossiers qui étaient ouverts mais pas traités. On pourrait prendre le domaine industriel de la même manière, avec Thomson, avec l’Aérospatiale. Tous ces dossiers ont été traités. Il ne faut pas confondre prudence et précipitation. Au contraire. Le fait d’être prudent ne veut pas dire que l’on ne va pas au bon rythme. Souvent, à l’inverse, le fait de se précipiter fait qu’on est obligé de replier avec armes et bagages. Le précédent gouvernement en avait donné quelques exemples, avec le CIC par exemple.

Olivier Mazerolle : Vous êtes un lecteur de La Fontaine ?

Dominique Strauss-Kahn : J’ai beaucoup appris à l’école, comme vous.