Interview de M. Philippe Douste-Blazy, ministre chargé de la santé, dans "Le Quotidien de Paris" le 21 avril 1993, sur le principe de la non brevetabilité des découvertes génétiques, les recherches françaises sur le génome humain, la législation sur la bioéthique, notamment en matière de thérapie génique.

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Circonstance : Symposium organisé à l'occasion du quarantième anniversaire de la découverte de la structure des chromosomes humains en double hélice, à Paris les 21 et 22 avril 1993

Média : LE QUOTIDIEN DE PARIS

Texte intégral

Le Quotidien : Comptez-vous profiter de la présence de quatorze prix Nobel, dont plusieurs Américains, pour réaffirmer le principe de non-brevetabilité des découvertes génétiques, alors que ce débat n'est toujours pas tranché aux États-Unis ? Cette non-brevetabilité n'est-elle pas un obstacle à l'exploitation industrielle de ces découvertes ?

Philippe Douste-Blazy : Le symposium organisé à l'UNESCO pour fêter le quarantième anniversaire de la découverte de la double hélice de l'acide désoxyribonucléique me paraît en effet une excellente occasion pour réaffirmer notre attachement au principe de la non-appropriation, non pas des découvertes génétiques, mais des séquences du génome humain, c'est-à-dire du message codé par ce génome. Comme toute grande découverte concernant les lois de la nature, les séquences du génome humain doivent être considérées comme un patrimoine commun de l'humanité. C'est d'abord ce principe fondamental qu'il faut défendre.

Vous avez raison de souligner que ce débat n'est toujours pas tranché aux États-Unis. En effet, je constate qu'un nombre croissant de scientifiques américains, parmi les plus éminents, adopte notre position. Je constate même que certains organismes officiels américains sont très hésitants sur l'attitude à avoir face à cette question. Il n'est donc pas impossible que finalement les États-Unis en viennent à accepter cette attitude pour laquelle la France adopte une position ferme et un peu en avancée. J'observe aussi que les pays européens semblent, pour la grande majorité d'entre eux, se rallier à notre position. Vous savez d'ailleurs que la demande de prise de brevet sur le séquençage systématique du génome humain pose des problèmes juridiques aux États-Unis même, puisque la condition "d'utilité" exigée par la loi américaine sur les brevets n'est pas rencontrée, dans l'ignorance où l'on est du rôle éventuel que jouent les gènes ainsi découverts.

En France et en Europe, au plan juridique, la brevetabilité des séquences du génome humain se heurterait aussi à l'absence d'utilité inventive et d'application industrielle, critères auxquels toute invention doit satisfaire pour être brevetable. Mais je voudrais en revenir à notre attachement au grand principe auquel paraît se rallier l'Europe, dont la Commission juridique s'est prononcée sur l'amendement suivant : "Le corps humain ou des parties du corps humain en tant que telles, ne sont pas brevetables." Ceci vise les parties du corps humain, telles qu'elles se trouvent dans le corps humain à l'état naturel.

Quant à la dernière partie de votre question, je réponds sans ambiguïté qu'il faut bien sûr favoriser les investissements industriels sans lesquels nos concitoyens ne pourraient bénéficier des progrès considérables que les recherches sur le génome ont ou vont permettre. Des réflexions sur cette importante question sont menées aussi bien en France qu'au niveau de l'Europe. Dans tous les cas, une solution qui permette de concilier ces deux exigences dont la contradiction n'est qu'apparente se fait jour, notamment par l'application de la règle d'activité inventive : les inventions protégées ne couvriraient jamais le matériel humain lui-même, mais plutôt les procédés selon lesquels le matériel humain est utilisé dans une perspective bien précise telle que celle d'une utilisation thérapeutique, par exemple. On peut prendre l'exemple de l'interféron : il est tout à fait admissible de breveter l'utilisation du gène de l'interféron pour sa production en grande quantité dans la perspective du traitement d'une maladie virale, par exemple.

Le Quotidien : Allez-vous prendre la défense des chercheurs français travaillant sur le génome humain, notamment grâce à la technique des méga-Yacks*, qui viennent d'être critiqués violemment par la communauté scientifique américaine ?

Philippe Douste-Blazy : Je ne crois pas que les chercheurs français aient été violemment critiqués par la communauté scientifique américaine, mais il y a eu indiscutablement une attaque dont les objectifs ne paraissaient pas franchement scientifiques. Il me paraît indiscutable que les chercheurs français ont fait une avancée en utilisant la technique des "méga-Yacks" et ce n'est certes pas parce que cette technologie est encore imparfaite que l'on peut en faire grief à nos équipes. Par nature en effet, les activités des recherches donnent lieu dans un premier temps à des résultats imparfaits et qui sont ensuite perfectionnés : c'est la démarche même de la science. D'ailleurs les chercheurs français ont largement distribué leur matériel dans le monde et aux États-Unis ; ils avaient en matière de cartographie du génome prévenu leurs collègues des limitations actuelles de cette technique. Je crois d'ailleurs que des scientifiques américains éminents se sont élevés contre cette attaque injustifiée.

Le Quotidien : Considérez-vous, comme le président de la République, qu'il y a urgence à faire adopter des lois sur la bioéthique ? Pourquoi cette urgence ? Quel doit être, à votre avis, la place de la loi en ce domaine ? Doit-elle, par exemple, favoriser l'essor des thérapies géniques ou limiter les excès possibles ?

Philippe Douste-Blazy : Les progrès récents de la recherche et de ses applications médicales dans le domaine de la biologie et de la génétique soulèvent des questions graves et difficiles en matière d'expérimentation sur l'homme, d'utilisation du corps humain et de procréation.

La législation actuelle étant inadaptée est trop parcellaire, il est devenu indispensable de la remplacer par un dispositif permettant de protéger les individus tout en n'entravant pas le progrès médical.

Ma position sur la législation en matière de bioéthique rejoint, je crois, celle de nombreux parlementaires qui ont particulièrement travaillé ces questions, c'est-à-dire, qu'il ne s'agit pas de mettre en place une réglementation tatillonne et excessive mais d'édicter un cadre général qui protège individuellement chaque citoyen dans son intégrité, ses libertés de choix et le respect qu'on lui doit, et qui protège aussi l'espèce humaine dans son ensemble. De ce point de vue, je crois qu'il faut également affirmer, en matière de thérapie génique, le principe d'intangibilité du génome héréditaire. Autrement dit la thérapie génique ne doit pas porter, en l'état actuel de nos connaissances sur des cellules qui assurent la fécondité, spermatozoïdes et ovaires, et qui transmettent d'une génération à l'autre, le message héréditaire. C'est une règle élémentaire de bonne conduite de l'homme devant la substance même de la vie.

* Cette technique des "mega-Yacs" a été mise au point par le généticien français Daniel Cohen dans les laboratoires du Généthon, financée par le Téléthon. Elle permet d'accélérer de façon spectaculaire le déchiffrage de la carte génétique des chromosomes. Selon la revue américaine "Science", cette technique serait certes rapide, mais imprécise.