Texte intégral
France 2 - 25 juin 1999
Q - La Corse : hier dans la soirée, on apprenait que quatre militants ont reconnu leur participation à l'assassinat du préfet Erignac. Un cinquième qui serait le tireur est en fuite. On peut dire que c'est un succès pour le gouvernement ?
- « C'est sûrement un succès pour la police à défaut d'être un succès pour le gouvernement. La police a bien fait son travail. »
Q - 15 mois à peu près depuis l'assassinat, le 16 février 98. Ça vous semble être un délai normal ?
- « L'essentiel c'était de parvenir à élucider cet assassinat odieux ! »
Q - J.-P. Chevènement, hier, a ouvert le champagne. Ça méritait ça ?
- « Sûrement pas ! Sûrement pas parce que si M. Chevènement ouvre les bouteilles de champagne pour saluer une victoire de la police, alors à ce moment-là lorsqu'un préfet est pris, si j'ose dire, dans une sale affaire, comme l'affaire des paillotes, à ce moment-là M. Chevènement aurait dû démissionner. Il ne peut pas y avoir deux attitudes. Ou on est responsable ou on ne l'est pas. Et je pense qu'un ministre de l'intérieur, en France, doit se sentir responsable de l'action de ses préfets comme il se sent responsable de l'action de la police. S'il sable le champagne, victoire de la police, il doit démissionner lorsqu'il y a un préfet qui est pris dans une affaire aussi ridicule et aussi grotesque aussi dangereuse pour l'autorité de l'État que l'affaire des paillotes ! »
Q - Mais est-ce que le préfet B. Bonnet n'avait pas raison quand il disait qu'il connaissait les noms d'un certain nombre de gens et qu'il avait peut être mis des documents…
- « Ecoutez je n'en sais rien ! Mais ça n'a rigoureusement aucune importance. Depuis hier soir, je n'arrête pas d'entendre sur les radios, à la télévision, des commentaires : on a arrêté les assassins du préfet Erignac, donc circulez il n'y a plus rien à voir du côté de ce qu'il faut appeler “l'affaire Bonnet” ! Mais enfin c'est absurde, c'est ridicule ! Lorsque vous avez “un préfet pyromane”, entre guillemets, qui ridiculise à ce point l'autorité de l'État, c'est une affaire en soi et rien ne saurait effacer cette affaire ! »
Q - Disons les choses autrement : est-ce que le fait que les militants aient avoué, est-ce que le fait que le meurtre du préfet Erignac soit en partie élucidé, est-ce que ceci ne vous embarrasse pas dans l'opposition, puisque aujourd'hui vous devez discuter de la motion de censure ?
- « Je viens de vous dire que ce sont deux choses totalement différentes. Bravo la police ! Mais en même temps, il y a une affaire terrible, enfin ! Pensez à l'autorité de l'État - pas seulement en Corse mais en France même - dès lors qu'un préfet et des gendarmes sous ses ordres sont pris à transgresser ainsi la loi !
Dans aucun pays européen - et on parle de l'Europe en ce moment - on n'aurait accepté une telle situation sans mettre en cause les responsabilités politiques. Souvenez-vous, il y a à peine quelques semaines, la Commission de Bruxelles a démissionné parce qu'il y avait eu quelques broutilles au regard de ce qui s'est passé en Corse, et tout le monde a applaudi en Europe parce que l'on sentait ceci comme normal. La politique c'est aussi une idée de la responsabilité politique. Le drame de la France, c'est qu'il y a une sorte d'irresponsabilité politique généralisée. »
Q - Quand même, la motion de censure, un député disait sous couvert de l'anonymat : « C'est pas de chance ! »
- « Non, je ne vois aucun rapport entre les deux. Est-ce que le gouvernement est responsable, à une responsabilité politique dans l'affaire des paillotes ? Oui ou non ? A mes yeux la réponse est claire : oui ! »
Q - Vous pensez sincèrement, aujourd'hui, alors qu'il y a un succès dans l'affaire du préfet Erignac, que Chevènement est dans l'état d'esprit de présenter sa démission suite à l'affaire Bonnet ?
- « Mais écoutez, quel est le rapport entre les deux ? Ce n'est pas parce que vous avez gagné le Mondial de football qu'il faut tolérer le dopage dans le cyclisme ! »
Q - Est-ce que vous considérez qu'avec ces aveux on assiste à un retour à l'État de droit en Corse ? Et est-ce qu'il peut y avoir des réactions, sachant que ce sont les milieux nationalistes qui sont concernés ?
- « Tout le monde peut souhaiter pour l'avenir de la Corse, la prospérité, l'identité même des corses dans leur île, qu'il y ait un retour à ce qu'on appelle improprement d'ailleurs “l'État de droit”, c'est-à-dire le respect de la légalité de la loi. »
Q - Le préfet Lacroix disait qu'il fallait surveiller tout de même les réactions qu'il pouvait y avoir en Corse. Vous partagez ce point de vue ?
- « Je crois qu'il faudra tirer les leçons de tout ceci, sur l'avenir de la Corse, mais une fois la légalité républicaine assurée. Et je souhaite que les mêmes succès qui sont ceux de la police dans l'affaire Erignac soient connus également pour toutes les autres affaires non élucidées. »
Q - Si je dis que votre état d'esprit face à l'affaire corse c'est l'agacement, est-ce que je me trompe ?
- « Non pas du tout ! Non non pas du tout ! Je trouve que c'est très grave. L'affaire corse en elle-même… Je suis un peu agacé de voir que le succès de la police est une sorte de rideau de fumée qui vient aujourd'hui dissimuler la responsabilité très grave des représentants de l'État. A savoir, le préfet, et la gendarmerie qu'il avait sous ses ordres en Corse. Ceci, oui, m'agace ! Mais sur le fond, je crois qu'il y a un vrai problème de responsabilité politique qui mérite d'être posé. Et il sera posé aujourd'hui à l'Assemblée nationale. »
Q - Passons à l'Europe. Vous publiez chez Robert Laffont « Le droit du plus faible » qui est un essai consacré à l'Europe. Vous y évoquez notamment le Kosovo. S'il y avait eu plus d'Europe est-ce qu'il n'y aurait pas eu le drame du Kosovo ?
- « Sans doute. Si l'on n'avait pas raté le rendez-vous que nous donnait l'histoire au lendemain de la chute du Mur de Berlin. Je le rappelle dans ce livre. C'était quand même une formidable nouvelle que la chute du Mur de Berlin. Nous avions la possibilité de faire l'Europe politique et démocratique avec toutes les nouvelles démocraties qui étaient en train de naître à l'Est. Nous avions la possibilité d'assurer ensemble, nous les européens, avec l'Otan, une défense commune. Nous avons raté et la grande Europe et la défense commune. »
Q - C'est ce que dit F. Bayrou, qui est pourtant…
- « Oui enfin, sur ce point - je pense l'avoir dit dès le lendemain de la chute du Mur de Berlin - : la grande Europe, on n'était pas nombreux à parler de la grande Europe, de l'Europe démocratique. Et la défense commune tout le monde voit aujourd'hui que c'est une nécessité. Mais, dans cette affaire du Kosovo, l'Europe joue beaucoup. Elle joue, je dirais, un peu son âme. Qu'est-ce qui fait que nous sommes européens ? Ce n'est pas seulement le fait d'être une addition de pays ; ce n'est pas seulement le fait d'être un marché commun ; c'est pas seulement le fait d'être une monnaie commune. L'Europe c'est une petite idée que l'on a de l'homme, de sa liberté et de sa dignité. C'est ce qui fait l'âme de l'Europe et c'est ce qu'on est en train de jouer au Kosovo. Moi je souhaite que du drame du Kosovo, puisse renaître l'Europe, le ciment d'une Europe démocratique, protectrice des libertés et de la dignité de la personne. »