Texte intégral
Le Figaro le 6 novembre 1997
Le Figaro : Vous êtes partisan de listes d’union RPR-UDF aux prochaines élections régionales, mais cela ne fait pas l’unanimité dans vos rangs, même en Île-de-France où vous serez candidat…
Édouard Balladur : Les élections régionales auront, à n’en pas douter, une signification politique. Ce sera le premier test de l’évolution de l’opinion dans notre pays depuis les élections législatives du printemps dernier : c’est dire leur importance. Aussi est-il indispensable que le RPR et l’UDF se présentent unis, comme ils l’ont été le plus souvent dans les précédentes élections régionales, et pour bien marquer devant l’opinion à la fois leur cohésion et la communauté de leurs vues. Il peut arriver que, dans tel ou tel département, des considérations particulières justifient des listes séparées. Cela doit demeurer exceptionnel, très exceptionnel. Le principe, à mes yeux, c’est la liste commune.
Le Figaro : Comptez-vous cimenter l’unité en appelant à la mobilisation sur des thèmes nationaux ?
Édouard Balladur : Bien entendu. Chaque région a ses spécificités, son bilan, ses projets. Mais, au-delà, ce qui est en cause dans les élections régionales, c’est de permettre aux Français de dire, au bout d’un an, s’ils sont satisfaits de la politique est menée par le présent gouvernement, et dans les domaines importants : l’emploi, la fiscalité, la défense des classes moyennes, et des familles, la sécurité, l’immigration, la formation de la jeunesse.
Le Figaro : C’est ce que vous avez dénommé, il y a quelques jours, le « tronc commun » de la campagne…
Édouard Balladur : Pas seulement. Dans ma vision des choses, chaque programme régional devrait comporter quatre aspects : le bilan de la situation, les projets de développement de la région, des propositions pour étendre les compétences des régions – je pense aux problèmes de formation par exemple, ou de développement économique – et, enfin, les thèmes nationaux dont je vous parlais il y a un instant. Voilà ce que devrait être le contenu de ce tronc commun.
Le Figaro : Cette idée emporte-t-elle l’adhésion des responsables de l’opposition ?
Édouard Balladur : Jusqu’à présent, je n’ai entendu personne la contester. Comment serait-ce possible, d’ailleurs ? Comment nier que les élections régionales aient une signification politique nationale, qu’il faille que les partis d’opposition s’accordent sur un certain nombre de thèmes communs ? Ensuite, chacun les développera en fonction de la situation de la région où il se trouve. Je souhaiterais que les responsables des deux grands mouvements de l’opposition arrêtent là-dessus une position commune.
Le Figaro : Si un accord se fait sur la nécessité de ce tronc commun, qui décidera de son contenu ?
Édouard Balladur : Je viens de vous le dire, les dirigeants de l’opposition. C’est pourquoi il me paraît relativement urgent qu’ils se réunissent pour en débattre.
Le Figaro : N’êtes-vous pas, finalement, mieux soutenu sur vos options régionales par l’UDF que par votre propre parti, le RPR ?
Édouard Balladur : Pourquoi dites-vous cela ? L’opposition gère aujourd’hui vingt des vingt-deux régions métropolitaines. Il y a un risque que cette situation de prédominance soit remise en cause, ce qui d’ailleurs justifie mon engagement dans la bataille. J’ai pensé qu’il était de mon devoir d’accepter de relever le défi en Île-de-France. Les problèmes qui s’y posent sont à la mesure de l’importance de la région capitale, qu’il s’agisse de l’emploi et de la formation, de la pollution, des conditions de fonctionnement des transports publics et de la sécurité.
S’il advenait que, pour la première fois de son histoire, la région Île-de-France passe sous l’emprise socialiste, les remèdes qui seraient apportés à ces problèmes seraient socialistes, c’est-à-dire qu’ils se traduiraient par plus d’impôts, plus de contraintes et plus de réglementation. Mon ambition est de tout faire pour éviter qu’il en soit ainsi. Je suis en outre convaincu que le dynamisme des régions est l’un des atouts de notre pays.
Il est bien vrai qu’il y a eu au RPR une tradition moins régionaliste, décentralisatrice qu’à l’UDF. Mais, comme toutes les traditions, elle est appelée à évoluer ; le général de Gaulle lui-même y a, en son temps, appelé la France. Nous devons avoir des régions françaises comparables par leur force, leur dimension, leur poids économique, aux grandes régions allemandes, espagnoles ou italiennes. Elles doivent avoir des pouvoirs, sinon identiques, du moins sensiblement équivalents. C’est l’un des éléments de la force et de la compétitivité de notre pays.
La véritable question n’est pas celle-là, elle est celle de la multiplicité des échelons d’administration locale, beaucoup trop nombreux en France et qu’il faudrait spécialiser davantage dans leurs compétences. Pour la région, par exemple, je suggère qu’elle ait la quasi exclusivité des compétences locales dans trois domaines : l’emploi et la formation, le développement économique, les transports, l’aménagement et l’environnement. C’était d’ailleurs le sens de la loi sur l’aménagement du territoire que, alors premier ministre, j’ai fait voter début 1995, sur la proposition de M. Pasqua.
Le Figaro : Vous-même, quels sont les thèmes de politique nationale sur lesquels vous vous engagerez ?
Édouard Balladur : C’est fort simple : notre pays est retourné à une conception socialiste de la gestion de l’économie et de la société. On sait son contenu : création d’emplois artificiels sur fonds publics, aggravation des impôts, réduction autoritaire de la durée du travail, larges régularisations de l’immigration clandestine… Il nous appartient de démontrer aux Français que ces choix débouchent sur une impasse, qu’ils affaiblissent la France, et de leur proposer une politique autre, fondée sur la libération des initiatives, la baisse des charges, l’assouplissement des réglementations. C’est ce qui se fait partout à l’étranger. Pourquoi aurions-nous raison contre tout le monde ?
Le Figaro : Vous comptez donc, comme vous l’avez déjà indiqué, participer « partout » et pas seulement en Île-de-France, à la réalisation de listes d’union. N’est-ce pas vous présenter en responsable national du prochain combat électoral de l’opposition ?
Édouard Balladur : Soyons clair. Je n’ai nullement la prétention de concourir à l’élaboration des listes qui ne concernent pas l’Île-de-France. En revanche, si l’on souhaite que j’apporte mon concours à la campagne dans telle ou telle région, sous des formes diverses, j’y suis, bien entendu, prêt, s’agissant de listes d’union. Quant au tronc commun que vous avez évoqué tout à l’heure, c’est également un facteur de cohésion et d’union de l’opposition, c’est pourquoi j’y suis favorable.
Le Figaro : Si le nombre de régions se révèlent ingouvernables, après ces élections, c’est le principe même de la décentralisation qui sera menacé, alors que vous prônez un renforcement du pouvoir des régions. Que proposerez-vous comme remèdes ?
Édouard Balladur : J’ai profondément regretté que l’on n’ait pas, alors qu’il en était encore temps, modifié le mode de scrutin régional. Cela étant, aucun mode de scrutin ne garantit l’efficacité ni ne garantit qu’une région disposera d’une majorité stable pour la gouverner. C’est pourquoi je souhaite que le Parlement puisse, avant les élections, voter la disposition dont il est question et que permet de diriger une région et de voir adopté son budget sauf si une majorité contraire se dégage. Ce texte vise à empêcher la paralysie des conseils régionaux. Quant au reste, si vous partez du principe que, parce qu’il y a un risque pour certaines régions de se révéler ingouvernables, il ne faut pas renforcer la décentralisation, alors on ne fera jamais rien.
France 2 - Dimanche 16 novembre 1997
M. COTTA : Bonjour. Morale publique bafouée, classe politique accusée, hauts fonctionnaires vilipendés, y a-t-l en France une crise politique, une crise de la démocratie ? La France est-elle malade de ses élites ? Le fossé entre le peuple et ses représentants élus est-il en train de devenir un abîme ? Nous en parlerons dans la deuxième partie de cette émission. Tout de suite, notre invité de semaine, c'est Édouard BALLADUR, ancien Premier ministre et député du XVe arrondissement de Paris en piste pour les élections régionales du printemps prochain, que nous allons interviewer avec Patrick JARREAU du MONDE. Édouard BALLADUR, Georges MARCHAIS est mort ce matin à l’âge de 77 ans. Qu’est-ce que vous allez retenir de lui en dépit de l’adversité qui vous a opposé à lui pendant longtemps ? Est-il le secrétaire général du Parti communiste qui tous comptes faits a permis la déstanilisation du parti ou est-ce qu'il a plutôt freiné cette déstanilisation-là ?
É. BALLADUR : Il est un peu difficile d'en parler le jour même de sa mort il y a quelques heures. Chacun a droit au respect d'un minimum de délai de décence. Cela étant, je dirais qu'il me semble que Monsieur MARCHAIS a beaucoup plus freiné le mouvement de rénovation du Parti communiste qu'il ne l’a accéléré. Et ça a été une sorte d'originalité française en Europe parce que beaucoup de partis communistes ont entrepris de se remettre en cause et de remettre en cause leurs erreurs. Et à une époque où on réclame volontiers des repentances aux uns et aux autres, s'il y en a qui devraient en faire, ce sont bien les dirigeants communistes.
M. COTTA : Et vous trouvez que Robert HUE ne le fait pas assez ?
É. BALLADUR : Je trouve que la société française d'une façon générale ne le fait pas et j'en veux pour preuve l’étrange débat qu'il a eu à l'Assemblée nationale cette semaine et qui a permis à Monsieur JOSPIN de développer sur le rôle et l'histoire du Parti communiste des affirmations un peu curieuses.
P. JARREAU : Justement, pour vous au fond, quand on parle du Parti communiste français, il y a deux aspects. Il y a un parti français engagé dans un certain nombre de combats français y compris dans la Résistance aux côtés des gaullistes et puis il y a d'autre part un parti qui a défendu le système soviétique jusque très tard, jusque dans les années 70 en France. Comment est-ce qu’il faut balancer ces deux aspects ?
É. BALLADUR : Je ne sais pas s'il faut faire la différence entre les deux aspects. Le Parti communiste pendant très longtemps a suivi très exactement la ligne que lui fixait l'Union soviétique. Il a été dans la Résistance à partir de 1941 mais le moins qu'on puisse dire, c'est qu'il n'y était pas en 1940. Et d'ailleurs, c'est si vrai qu'après la guerre le général de GAULLE le qualifiait de parti séparatiste.
M. COTTA : Mais individuellement mais pas collectivement.
É. BALLADUR : Oui, enfin. Il y avait des résistants communistes tout à fait admirables bien entendu mais ce n'était pas... la ligne était fixée par Moscou. Alors à partir de là, qu'est-ce qui s'est passé ? Je voudrais revenir sur ce qui s'est passé à l'Assemblée cette semaine parce que c'est très important. C'est comme si la société française ne voulait pas voir en face les réalités. On a posé une question, bien. Monsieur JOSPIN a répondu à des questions qui ne lui étaient pas posées. Dans la question, il n'était pas question de savoir si le nazisme et le communisme étaient équivalents.
M. COTTA : Elles n'étaient pas sous-entendues ces questions ?
É. BALLADUR : Non. Enfin moi, je ne l’avais pas compris comme ça en tous cas. En second lieu, dans la question, il n'était pas dit « il faut que le Parti communiste quitte le gouvernement ». Il a répondu là-dessus. Et il n'y a pas eu un seul mot d'apitoiement sur les millions de victimes du système communiste. Alors je sais bien qu'on dit « mais l'inspiration était juste, elle était généreuse mais c'est l'application ». Bon, vous savez, une théorie qui n'est jamais appliquée que dans l'oppression et la dictature, qu'est-ce qu'il faut en penser ? Est-ce qu'il y a un pays au monde qui a pratiqué le communisme sans oppression et sans dictature ? C'est ça, la question qu'il faut se poser. Alors à partir de là, je trouve que là il faudrait que nous essayons de voir les choses en face et si possible sans polémique politique. La question n'est pas de savoir si les communistes d'aujourd'hui doivent ou pas être au gouvernement, ce n'est pas le problème.
M. COTTA : C'est réglé ce problème-là ?
É. BALLADUR : Oui, c'est réglé. Apparemment, ça l’est. Ce n'est pas du tout la question. La question, elle est de savoir si dans ces réexamens collectifs auxquels nous procédons dans toute une série de domaines de ce que nous avons fait collectivement à droite ou à gauche depuis 50 ou 80 ans, i1 faut partir du principe qu'il faut exclure de ce réexamen les conséquences du système communiste, voilà.
M. COTTA : Vous venez de parler de Lionel JOSPIN. Au bout de six mois, on voit la cote de Lionel JOSPIN être sensiblement autour de 60 %. Vous quand vous étiez Premier ministre et à peu près à la même époque, votre côte était comparable. Est-ce que vous supportez qu'on fasse un parallélisme entre l’état de grâce de Lionel JOSPIN et l’état de grâce d'Édouard BALLADUR ?
É. BALLADUR : Écoutez, le problème n'est pas que je le supporte ou pas parce que vous le faites de toute manière et vous avez raison de le faire. Après tout, c'est trop tentant. Alors est-ce que vous me demandez si je trouve ça justifié ? C'est ça, la question ?
M. COTTA : À peu près.
P. JARREAU : Est-ce que vous vous reconnaissez dans la manière de gouverner de Lionel JOSPIN ?
É. BALLADUR : Non, je ne peux pas dire ça. La politique que j'ai mené était totalement différente de celle que mène le gouvernement socialiste actuel.
P. JARREAU : Je parlais de la manière...
É. BALLADUR : Oui, j'ai compris. Mais enfin, la manière et l'objectif, ça compte aussi un peu, n'est-ce pas ? Le gouvernement socialiste fait preuve d'habileté mais je considère à tort ou à raison – mais je crois que votre émission s'appelle POLÉMIQUES alors je vais y aller – qu'il ne résout pas les problèmes de la société française aujourd'hui. J'ai vu il y a quelques jours que l'on expliquait que, selon la formule consacrée aujourd'hui, on avait ouvert beaucoup de chantiers, qu'on allait en ouvrir encore d'autres. Franchement, qu'est-ce qu'on a fait ? Est-ce qu'on a résolu le problème du chômage par les 35 heures et par les emplois administratifs payés par l'État ? Est-ce que quelqu'un peut croire que le problème est résolu ? D'ailleurs, qui peut prétendre résoudre le problème du chômage en quelques mois ? Est-ce qu'on a résolu le problème de la croissance en accroissant les impôts ? Et quant aux affaires d'immigration et autres n'est-ce pas, tout ce qu'on constate aujourd'hui, c'est que, comme on l'avait prévu, le nombre de demandeurs d'asile a été multiplié par deux depuis deux mois notamment en Île-de-France ce qui prouve que la théorie si je puis dire de l'appel d'air est en train de fonctionner. Je ne vois pas quels sont les problèmes de la société française qui ont pu être résolus aussi facilement. J'en fais d'ailleurs pas grief à Monsieur JOSPIN. Ça ne se résout pas en cinq ou six mois mais je crois qu'il serait temps de faire preuve de davantage de réalisme car le problème de la France, c'est le chômage et je ne crois pas que les mesures qui ont été prises actuellement puissent le résoudre. Alors si je me trompe, on le verra dans les mois qui viennent.
P. JARREAU : À l'inverse, compte tenu de ce que vous venez de dire, comment expliquez-vous que le Premier ministre et son gouvernement bénéficient d'un fort crédit dans l'opinion ?
É. BALLADUR : D'abord, la situation qu'ils ont trouvée était meilleure qu'on ne le pensait aussi bien à droite qu'à gauche puisque, si j'ai bien compris, c'était l'une des justifications de la dissolution. Bon, premier point. Elle était meilleure.
M. COTTA : Si vous avez bien compris.
É. BALLADUR : Si j'ai bien compris. Et en second lieu, il a su donner à son action et à son équipe un ton convivial, un ton de dialogue et c'est bien. D'ailleurs, c'est comme ça qu'on gouverne dans les pays modernes. Ce n'est pas de façon péremptoire et autoritaire. J'avais essayé moi-même la même chose en mon temps et bon, ça conduit bien sûr à remettre en cause les décisions qu'on prend. Si on part du principe qu'on a toujours raison, vous savez, ce n'est plus la peine de parler du dialogue. Et quand on n'a pas toujours raison, eh bien, il faut accepter de remettre en cause éventuellement ce qu'on a fait pour se faire mieux comprendre ou mieux admettre. Jusqu'à présent, les choses se sont bien passées mais moi, je dirais que le reproche que j'ai à faire au gouvernement socialiste, c'est ce que je viens de vous dire, c'est que je considère qu'il ne traite pas les problèmes d'avenir de la société française comme il le faudrait qu'il s'agisse de la formation des jeunes, qu'il s'agisse de l'emploi, qu'il s'agisse de la croissance économique ou qu'il s'agisse de l'immigration.
M. COTTA : Édouard BALLADUR, vous allez vous présenter aux régionales peut-être pour dire tout ça. Mais est-ce que vous pensez que, dans ce contexte difficile pour l’opposition, vous étiez le seul à pouvoir prendre la tête de cette liste et est-ce qu'au fond vous avez dans votre main la destinée d’une partie de l'opposition a l'occasion de ces régionales en tous cas ?
É. BALLADUR : Oh, ça, je ne sais pas. Je n'étais pas demandeur.
M. COTTA : On a jugé... Philippe SÉGUIN...
É. BALLADUR : On a jugé que c'était la bonne solution, très bien. J'y ai réfléchi et il m'a semblé que je n'avais pas le droit de me dérober parce que c'est une affaire difficile et qui ne va pas de soi. Et je pense d'ailleurs que ça doit être pour l'opposition actuelle dont l'état n'est pas très bon – j'aime autant le dire avant que vous ne me posiez la question – l'occasion de se ressaisir. Qu'est-ce que ça veut dire, se ressaisir ? Ça veut dire faire la preuve qu'on a compris ce qui s'est passé au printemps de 97 et qui a surpris tout le monde, à droite comme à gauche d'ailleurs et qu'on est prêt à en tirer les conséquences. Ça veut dire un projet politique et de réforme de la société qui correspond aux aspirations de l'électorat et ça veut dire une vraie cohérence de l'opposition sur les grands sujets du moment. Si nous réussissons à l'occasion des élections régionales à donner ce sentiment, les choses se présenteront mieux, ça va de soi. Donc, c'est tout le défi et c'est ce à quoi je m'attacherai.
P. JARREAU : Est-ce que ce n’est pas un peu risqué au fond de faire un test politique de ces élections régionales quand on sait que l'opposition est actuellement très largement dominante ? Elle dirige 20 régions sur 22. Donc, la probabilité, c'est qu'elle ne perde... et que donc le test sera automatiquement négatif.
É. BALLADUR : Écoutez, si vous considérez que serait négatif tout test qui nous conduirait à ne pas regagner dans 20 régions, évidemment, vous avez raison. Mais enfin, il n’est pas question de ça, vous le savez bien. Les dates, ce n'est pas moi qui les choisis, elles sont dans la loi. C'est le printemps prochain qu'on doit voter pour les régionales, c'est-à-dire à peu près un an après les législatives. Et vous n'éviterez pas, nous n'éviterons pas qu'à cette occasion-là des problèmes de politique nationale soient posés devant l'opinion. Eh bien, il faut l'affronter. Que penserait-on de moi si, devant mener le combat à Paris, je disais chaque fois « mais ne parlons pas de politique nationale, c'est trop tôt. L'opposition n'a pas encore suffisamment redressé la tête. Parlons des problèmes régionaux », ce serait dérisoire et incompréhensible, incompréhensible.
P. JARREAU : Ces élections peuvent au moins être un test pour une première chose qui est la capacité de l'opposition à s'unir. Et ça n'a pas l'air facile en particulier dans la région où vous vous présentez vous-même, c'est-à-dire en Île-de-France ou pour l'instant il n'y a pas d'accord sur des listes communes.
M. COTTA : Question subsidiaire, est-ce que c'est vous qui constituez votre liste ou est-ce que, là-dessus, Monsieur SÉGUIN, Monsieur le président de la République ont leur mot à dire ?
É. BALLADUR : Alors d'abord, on en est au tout début n'est-ce pas ? C'est dans quatre mois, les élections régionales si je compte bien. Oui, quatre mois et demi même. On a le temps. Dès le départ, tout n'est pas réglé et je dirais heureusement sans quoi ce serait trop facile. Tout n'est pas réglé. Les choses se présentent pas mal dans un certain nombre de départements sur le plan de l'union. Ce qui me paraît très important moi, c'est qu'à cette occasion-là les Français aient le sentiment qu'il se passe quelque chose de nouveau dans l'opposition, qu'elle est capable de s'élargir, de se renouveler, de se rajeunir, de se féminiser et d'être véritablement unie. C'est ce à quoi j'accorde de l'importance. Alors nous allons voir. Il peut y avoir des cas dans lesquels l’union n'est pas nécessairement la meilleure formule mais ce doit être des cas rarissimes.
M. COTTA : Par exemple dans les Hauts-de-Seine avec Charles PASQUA ?
É. BALLADUR : Non, non, je ne donnerai aucun exemple. Ça doit être des cas...
M. COTTA : C'est Charles PASQUA lui-même qui donne cet exemple-là.
É. BALLADUR : Eh bien, oui, mais lui le donne mais moi, je ne le donne pas. Je ne donnerai donc aucun exemple mais ça doit être rarissime. Et quant à savoir qui établit la liste de Paris, eh bien, c'est celui qui en est la tête de liste. C'est lui qui la dépose.
M. COTTA : C'est-à-dire vous ?
É. BALLADUR : Eh oui.
M. COTTA : Et sans discussion, sans préalable ?
É. BALLADUR : On discute, bien entendu qu'on discute. Je viens de faire l'apologie de la méthode de la discussion et du dialogue, je ne vais la nier pour l'établissement de cette liste. Mais à la fin des fins, il faut que quelqu'un décide et celui qui décide, c'est celui qui dépose la liste.
P. JARREAU : Alors sur le fond parce qu'il y a la liste commune ou pas et puis il y a...
É. BALLADUR : Je parle de Paris n'est-ce pas ?
P. JARREAU : Bien sûr, bien sûr mais il y a aussi les thèmes qui vont être évoqués pendant cette campagne. Or, vous, vous êtes prononcé assez clairement pour un élargissement de la décentralisation dans certains domaines, la formation, l'aménagement du territoire ce qui n'est pas forcément une position partagée par tous les membres du RPR qui sont plutôt hostiles à ce qu'on augmente et seraient même favorables à ce qu'on revienne un petit peu en arrière sur certains aspects de la décentralisation.
É. BALLADUR : Oui, il est vrai que sur le thème de la décentralisation, il n'y a pas d'unanimité au RPR. Mais enfin, c'est mon gouvernement qui a fait voter une loi d'aménagement du territoire sur la proposition de Charles PASQUA d'ailleurs qui en fait était une loi de décentralisation supplémentaire. Alors laissons les mots de côté si vous voulez. Regardons les réalités. Est-ce qu'on peut défendre et maintenir la sécurité en Île-de-France mieux grâce aux régions qui peuvent financer des tas d'équipements dans les gares ou dans les établissements scolaires pour faire en sorte que la sécurité soit mieux renforcée ? La réponse est oui. Alors ne faisons pas de doctrine à ce sujet. Et puis, je voudrais dire une seconde chose. À l'heure ou l'Europe se fait, où des régions puissantes sont un élément de la force des nations – la région de Barcelone forte, c'est un élément de la force de l'Espagne. Même chose pour Milan et l'Italie etc. – c'est un élément de la force de la France que l'Île-de-France soit une région vigoureuse et dotés de larges pouvoirs et de larges moyens... donc, c'est ça qui prime tout.
M. COTTA : Édouard BALLADUR, vous avez dit en juin 97 que, vous avez mis les Français en garde contre la cohabitation en disant qu'elle risquait d'être trop longue. Cinq ans, c'est trop long. Est-ce que vous envisageriez une modification de la Constitution ? Dans ce cas, est-ce que vous en avez parlé à Jacques CHIRAC au cours de votre dernier déjeuner en tête à tête ?
É. BALLADUR : Vous savez, on me présente parfois comme celui qui a théorisé la cohabitation ce qui est très excessif d'ailleurs mais enfin, je l'ai pratiquée deux fois, une fois comme ministre et l'autre fois comme Premier ministre. J'ai toujours considéré que c'était une formule exceptionnelle même la seconde fois.
M. COTTA : Cinq ans d'exception, c'est beaucoup ?
É. BALLADUR : C'est un peu long et puis surtout, ça voudrait dire qu'en l'espace de 1986 à 2001, dans l'espace de quinze ans, on aurait eu neuf ans de cohabitation. À mon avis, ça remet en cause l'équilibre des pouvoirs tel qu'il est inscrit dans la Constitution. Il faut donc chercher d'autres formules. Je suis en train de réfléchir à certaines d'entre elles.
M. COTTA : Pas forcément le quinquennat ?
É. BALLADUR : Oui mais le quinquennat est insuffisant en tant que tel. Il faut que l'équilibre même des pouvoirs soit clair, c'est-à-dire qu'on sache qui détient le pouvoir exécutif. Nous avons des problèmes très graves en ce moment. L'affaire de l'Irak par exemple, que va faire la France ? Il faut qu'il soit clairement... je pense, j'espère, je suis sûr que les responsables français sauront s'unir, Président de la République, Premier ministre, gouvernement, pour qu'il y ait une position homogène de la France.
M. COTTA : Et vous la sentez cette position homogène ?
É. BALLADUR : Je n'ai pas d'élément d'information mais je ne sens pas en tous cas de divergence aujourd'hui. Il faut quand même savoir clairement qui décide dans ces cas-là. Il peut y avoir des cas dans lesquels la cohabitation est un handicap. Ça peut paraître un peu paradoxal que ce soit moi qui dise ça – n'est-ce pas ? – mais j'ai toujours dit que ça devait être quelque chose d'exceptionnel et de transitoire et que si c'est un régime durable, alors ça devient très difficile à gérer, très difficile. La même chose sur les crédits militaires d'ailleurs.
P. JARREAU : Votre souhait sur la crise entre les États-Unis et l'Irak, c'est plutôt que la France soutienne la position américaine ou qu'elle ait une position intermédiaire ?
É. BALLADUR : Mais quelle est la position américaine ? Moi, je ne la connais pas clairement. Les Américains ont dit « Si on abat un avion aujourd'hui d'ailleurs américain qui vole pour le compte de l'ONU, alors nous réagirons », bien. Que veut dire cette réaction ? Quelle sera-t-elle ? Je ne le sais pas. Je crois que Monsieur CHIRAC et Monsieur CLINTON d'après la radio en ont parlé ce matin au téléphone. Moi, je vais vous donner mon sentiment. Il y a sept ans qu'il y a un régime d'exception qui est appliqué à l'Irak sans doute à juste titre car c'est un régime dictatorial et dangereux, c'est certain. Mais il faut offrir une perspective à un peuple au bout de sept ans. Si à nouveau le régime irakien se met au ban des nations et si on frappe à nouveau l'Irak et le peuple irakien, ensuite qu'est-ce qu'on fera ? Quelle va être l'issue ? II serait quand même temps de réfléchir ce que doit être sur le long terme et de façon durable le statut de l'Irak dans la communauté internationale.
M. COTTA : Édouard BALLADUR, merci. Deuxième partie de cette émission, le malaise entre les Français et leur classe dirigeante. Vous avez écrit Édouard BALLADUR dans votre dernier ouvrage « Caractère de la France » que le rôle des élites, je vous cite, était de montrer la voie. Ces élites ont parfois failli mais tout compte fait, elles ont joué un rôle essentiel dans l'histoire de France. Au fond, c'est un bilan globalement positif ?
É. BALLADUR : Non. Enfin, je ne sais pas s'il faut dire ça. La question, c'est de savoir ce que c'est que l’élite. Enfin, je vous demande pardon, j'anticipe peut-être sur le débat. Ce sont des gens qui ont de l'influence. C'est ça, la définition de l'élite. C'est avoir de l'influence économique, politique, médiatique, morale, intellectuelle. Dans le système français, c'est quand même très branché sur l'État et autour de l'État. Élite administrative, élite universitaire, élite économique. Ces élites ont parfois failli dans notre histoire sur des points très... dans des domaines très importants. On peut remonter très, très loin. On peut remonter à la guerre de cent ans, aux guerres de religion. Bref, on peut faire toute une histoire des élites françaises et de leurs manquements. Globalement, comme la France s'est construite autour de l'État – qu'on le regrette ou qu'on ne le regrette pas – dès lors qu'elles étaient reliées à l'État, elles ont servi d'armature qui a préservé la nation dans des circonstances difficiles, sous l'Empire ou pendant les guerres. Voilà ce qu'on petit dire. Je crois que le problème des élites, c'est de se renouveler et qu'en France, il y a un paradoxe, enfin paradoxe, une réalité, c'est que les élites se renouvellent très difficilement.
Le Point le 29 novembre 1997
Le Point : À quatre mois de l’échéance des régionales, la droite part en bien mauvais état au combat…
Édouard Balladur : Cette campagne va être difficile dans toute la France, où la prédominance de la droite sur l’administration régionale est avérée depuis vingt ans. Mais rien n’est jamais joué par avance. Une chose est certaine, en tout cas, si l’Île-de-France venait à changer d’orientation politique, ce serait une sorte de séisme qui ne manquerait pas d’avoir des conséquences politiques générales.
Le Point : C’est la raison pour laquelle vous vous présentez.
Édouard Balladur : Je suis tout à fait conscient des risques… y compris pour moi personnellement. Mais j’ai pensé que je devais m’impliquer, à condition, bien entendu, qu’un certain nombre de préalables soient réunis. C’est-à-dire que nous donnions le sentiment aux électeurs d’avoir entendu le message qu’ils nous ont adressé au printemps dernier. Et que nous en tirions les conséquences, c’est-à-dire le renouvellement, le rajeunissement, la féminisation et l’union.
Le Point : Dans quelle proportion marquerez-vous ce renouvellement ?
Édouard Balladur : Il faut qu’il soit significatif, c’est-à-dire que la reconduction des candidats n’est pas un droit ; elle doit être exceptionnelle. Il est d’ailleurs lié au rajeunissement.
Le Point : Et à la féminisation…
Édouard Balladur : Également. Il faut qu’il y ait un tiers de femmes éligibles.
Le Point : La droite sera-t-elle unie partout en Île-de-France ?
Édouard Balladur : Je l’espère. À Paris, l’affaire est entendue. En tout cas, je ne participerai pas à la compagne dans un département où il n’y aurait pas de liste d’union.
Le Point : Si la droite arrive en seconde position derrière le PS et ses alliés, quelle stratégie préconisez-vous ?
Édouard Balladur : Vous allez me parler du Front national. Eh bien, que les choses soient claires. Comme vous le savez, je suis peu amateur de polémiques, d’invectives ou d’imprécations. Il y a deux hypothèses. Ou bien les listes RPR-UDF et leurs alliés auront la majorité absolue ou la majorité relative, et dans ce cas-là je serai candidat à la présidence de la région.
Ou bien ces listes n'auront ni la majorité absolue ni la majorité relative, et alors je ne serai pas candidat à la présidence de la région, ce qui coupe court à tout soupçon de manœuvres ou de conversations de couloirs, de compromis ou de marchandages. Ainsi, les électeurs sauront clairement à quoi s’en tenir et connaîtront les conséquences de leurs choix.
Le Point : Ça veut dire que, si la gauche devance la droite de quelques sièges, vous ne serez pas candidat ?
Édouard Balladur : Exactement. Ce sera clair, on ne pourra pas expliquer que je me suis livré à Dieu sait quel calcul !
Le Point : Vous souhaitez que cela se passe ainsi dans toutes les régions ?
Édouard Balladur : Je parle pour moi. Je ne sais pas quelle sera la solution qui sera arrêtée par les dirigeants de l’opposition. Bien entendu, comme je crois que la mienne est la bonne, je préférerais qu’elle ne pas solitaire.
Le Point : Que vous ne soyez pas candidat à la présidence n’enlèvera rient au fait que serez la personnalité la plus éminente sur les listes de droite…
Édouard Balladur : S’il devait y avoir un autre président, il ne manquerait pas d’être plus ‘minent que moi ! Mais il ne pourrait l’être qu’au prix de ce que je récuse et que je refuse. J’ai dit ce que je ferai, ou plutôt ce que je ne ferai pas, et je m’en tiens là. Voilà. Nous partons avec un handicap si j’en crois les sondages, mais je suis persuadé que, si nous savons faire preuve de cohésion, de dynamisme et de courage, nous pourrons parfaitement convaincre les habitants de l’Île-de-France qu’ils ont intérêt à nous donner leur confiance.
Le Point : Vous pensez toujours qu’il ne faut pas attaquer le front le Front national ?
Édouard Balladur : Je pense que ce qu’il faut c’est résoudre les problèmes de notre pays, qui sont le chômage, l’insécurité, les impôts trop lourds, l’immigration clandestine incontrôlée, la protection des familles, et que le gouvernement actuel a pris la mauvaise direction dans ces domaines. Je préfère toujours parler des causes d’une situation plutôt que de sa manifestation. Cela me paraît plus efficace et plus utile. Je n’ai pas observé qu’une autre attitude, en vigueur depuis dix ou quinze ans, ait eu beaucoup de résultats. Je dis ce que je pense, ce que je souhaite et ce qui me paraît bon. Je n’agresse personne, mais en tout cas les socialistes sont fort malvenus de nous faire la leçon, car c’est bien eux qui ont favorisé le Front national hier – et qui le favorisent aujourd’hui – et, en retour, c’est le Front national qui, en fait, a donné la majorité à la gauche en 1997 en maintenant ses candidats.
Le Point : On entend cependant de plus en plus dire que la droite n’existe plus et que seul le FN s’oppose.
Édouard Balladur : Ah bon ? Je compte bien montrer que notre pays est engagé dans une mauvais voie, et que, justement, les élections régionales doivent être l’occasion pour l’opposition de manifester qu’elle redresse la tête.
Le Point : La droite n’est-elle pas aussi victime des affaires, précisément en Île-de-France ?
Édouard Balladur : Les affaires ? Il y en a dans tous les horizons politiques. Là aussi, j’ai une attitude constante. Je déteste tout ce qui ressemble à une utilisation politique des problèmes de la justice. Il faut respecter la dignité de chacun et attendre que la justice se soit prononcée.
Le Point : Lionel Jospin est dans tous les sondages crédités de son honnêteté.
Édouard Balladur : Il n’en a pas le monopole que je sache.
Le Point : Le climat s’est beaucoup dégradé à Paris, au moment des législatives, pour la droite, à cause des affaires. Cette fois, vous sera comptable…
Édouard Balladur : Comptable… ? Je ferai des propositions pour rendre incontestables les procédures de décision. Il faut tenir compte de la complication de la vie moderne, du fait que le soupçon est la chose du monde la mieux partagée, à défaut du bon sens…
Le Point : Vous trouvez donc les socialistes trop optimistes…
Édouard Balladur : Quels sont les problèmes de notre pays ? C’est, je le disais tout à l’heure, une activité économique qui a été trop longtemps insuffisante, un chômage qui s’est accru, une insécurité ou un sentiment d’insécurité très grands, une immigration qui n’est pas maîtrisée, une formation de la jeunesse insuffisante. Que s’est-il passé depuis six mois ? Je suis tout prêt à admettre qu’on ne peut pas tout faire en six mois. Mais, lorsque j’entends dire que le bilan est si favorable que, sur le plan économique et sociale, tout est fait et qu’il n’y a plus maintenant qu’à s’occuper du cumul des mandats et autres problèmes de ce genre, si le sujet n’était pas aussi sérieux, j’en sourirais !
Qu’est-ce qu’on a fait pour favoriser la croissance ? On a augmenté les impôts. Que le budget ait été plus facile à faire qu’on ne le redoutait, qu’est-ce que cela signifie ? Que la situation de notre pays au printemps était meilleure qu’on ne le croyait, y compris que ne le croyait le précédent gouvernement. Sur le plan de l’activité, qu’est-ce qui a été fait ? Sur le plan de l’emploi, qu’est-ce qu’on a fait ? Comment résoudre le problème du chômage ? En abaissant les charges, en assouplissant les réglementations, en développant la formation des jeunes, le temps partiel. Est-ce qu’on a pris une mesure qui va dans cette direction ? On a fait le contraire. La réduction autoritaire de la durée du travail, la création d’emplois administratifs payés par l’impôt.
Le Point : Êtes-vous aussi critique sur la loi sur l’immigration ?
Édouard Balladur : Il suffit de voir ce qui se passe depuis un ou deux, à savoir que les demandes d’asile politique ou prétendument politique ont doublé en région parisienne et que le nombre d’immigrés clandestins est beaucoup plus important que prévu. Si bien qu’on en arrive à cette conclusion qu’on donne le sentiment qu’on peut sans risque ne pas respecter nos lois. Voilà le bilan. Je le répète, je ne fais pas grief au gouvernement de n’avoir pas tout réglé en six mois. Mais j’aimerais quand même que cette autosatisfaction tellement répandue soit un peu plus lucide, et donc plus mesurée.
Le Point : Êtes-vous aussi hostile au projet de loi sur la nationalité ?
Édouard Balladur : Bien entendu. Comme Premier ministre, j’ai fait voter la loi Méhaignerie, fondée sur l’idée que l’acquisition de la nationalité doit résulter d’un acte volontaire et ne doit pas être automatique ni, en quelque sorte, inconsciente. Cela demeure ma position. Je trouve que le gouvernement de gauche prend une très lourde responsabilité en allant contre ce qui est, j’en suis certain, le sentiment majoritaire du peuple français.
Le Point : Vous le dites, mais comment le vérifier ?
Édouard Balladur : Il y aurait un moyen simple, c’est de consulter les Français directement. Après tout, c’est la nation tout entière qui est concernée par le projet du gouvernement. Mais il n’est pas certain que la Constitution le permette. En tout cas, le président ne peut pas le décider sans l’accord du gouvernement. Mais jamais ce dernier ne l’accepterait, de crainte d’être désavoué par le pays. Il y a une chose que le chef de l’État peut décider seul, c’est avant de promulguer la loi, de demander au Parlement d’en délibérer une nouvelle fois. Ainsi, chacun, dans une affaire aussi importante, serait mis clairement devant ses responsabilités face au pays tout entier.
Le Point : Les Français semblent plus optimistes sur la situation du pays…
Édouard Balladur : C’est vrai. Parce que, je l’ai dit, la situation était au printemps meilleurs qu’on ne le croyait. Il y a souvent un décalage entre la réalité et la prise de conscience de cette réalité. Mais, pour autant, les risques n’ont pas disparu. La crise financière mondiale est extrêmement grave, et peut avoir des conséquences considérables pour nous. Quand vous pensez qu’on en est encore à proscrire le terme de « flexibilité du travail » et à lui préférer celui d’« assouplissement » ! Je croyais, moi, que la souplesse était un signe de flexibilité et que la flexibilité était un signe de souplesse !
Le Point : Vous parlez de flexibilité et vous déplorez que la gauche ne maîtrise même pas le mot mais la droite a-t-elle fait son travail ?
Édouard Balladur : Nous n’avons peut-être pas revendiqué d’une voix suffisamment forte nos convictions et nos dessins. Mais ça ne nous a pas réussis, puisque nous n’avons pas gagné les élections. Il serait peut-être temps d’en tirer la conclusion.
Le Point : Il y a deux analyses : certains disent que la droite a perdu parce qu’elle incarnait cet ultralibéralisme dont plus personne ne veut : d’autres, qu’elle a perdu parce qu’elle n’a pas été elle-même.
Édouard Balladur : Qu’est-ce que c’est que l’ultralibéralisme ? Qu’a-t-on fait d’ultralibéral ? A-t-on supprimé le SMIC ? A-t-on bouleversé le code du travail ? Non. Vous ne trouvez pas étrange que, quand on parle de libéralisme, on parle toujours d’ultralibéralisme ou de libéralisme sauvage ? Mais jamais d’ultrasocialisme ou de socialisme radical. Alors, de grâce, sortons de ce débat. La vérité, c’est que les Français attendaient – et attendent – de nous une politique qui conserve à l’État toutes ses responsabilités pour la défense, la sécurité, la justice. Mais où l’interventionnisme et les impôts diminuent, où la croissance reparte. La France est un des pays les plus mal placés : autrement dit, elle est à la fois un des pays qui ont le plus de chômage et l’économie la plus socialisée. Je considère que nous devons avoir un projet qui soit carrément un projet de liberté, ce qui correspond aux aspirations de la grande majorité des Français.
Le Point : Vous le disiez en 1993, et puis en 1995. Mais, finalement, la droite n’a pas assumé ce discours.
Édouard Balladur : Elle l’a assumé en 1993 ! La question, c’est de permettre aux Français de choisir entre des politiques claires. Ce n’est pas avec des emplois publics artificiels qu’on va lutter contre le chômage, ni avec des impôts supplémentaires qu’on va stimuler la croissance ; ce n’est pas avoir une réduction autoritaire de la durée du travail qu’on va créer des emplois. J’en suis convaincu, et donc je le dis. Sans quoi, quelle est l’utilité d’un homme politique ? Si c’est pour aller toujours dans le sens du vent, il ne sert à rien.
Le Point : Ça vous agace quand on dit : « Lionel Jospin est un Balladur de gauche ?
Édouard Balladur : C’est plutôt à lui qu’il faudrait poser la question ! Je préfère vous parler de ma méthode, fondée sur l’idée qu’il faut essayer de convaincre, de bien faire comprendre avant de décider. Il faut toujours être prêt à se remettre en question sur le choix des moyens, tout en gardant le cap sur le but.
Le Point : Comment jugez-vous cette cohabitation ?
Édouard Balladur : La cohabitation, c’est un système où, par définition, les deux têtes de l’exécutif ne sont pas inspirées des mêmes convictions et n’ont pas la même orientation générale. Bien. Il leur faut donc s’en accommoder. Pour autant, elle n’interdit pas au chef de l’État d’exprimer son opinion. Il serait quand même piquant qu’il soit le seul à ne pas avoir le droit de dire son avis. Et j’ajoute que, s’agissent de la politique économique et sociale, j’approuve son orientation, qui est aussi la mienne.
Le Point : Vous jugez donc naturelle la dernière passe d’armes entre le Président et le Premier ministre ?
Édouard Balladur : Il est évident que, si l’on devait assister à la répétition d’incidents de ce genre, cela ne manquerait pas d’avoir des conséquences. Il faudra à terme se poser la question de savoir si nous pouvons maintenir dans notre pays un système caractérisé par le fait que les deux institutions de l’exécutif, Président et Premier ministre, ont des pouvoirs plus ou moins grands selon les circonstances politiques et les majorités parlementaires. L’étranger finit par ne plus très bien s’y retrouver. La cohabitation est un système qui ne peut être que provisoire pas trop durable, par trop répétitif. Or, en l’espace de quinze ans, si rien ne se passe d’extraordinaire, nous aurons eu neuf années de cohabitation. C’est beaucoup !
Le Point : Vous seriez favorable à une réforme des institutions, maintenant ?
Édouard Balladur : Il ne faut pas rêver. Je serais surpris que la gauche y soit favorable, puisqu’elles lui sont actuellement bénéfiques ! Néanmoins, la question se pose, et je voudrais qu’elle puisse être résolue à l’échéance de la prochaine élection présidentielle.
Le Point : Le Président doit-il s’exprimer davantage ou moins ?
Édouard Balladur : Qu’il s’exprime quand il estime devoir le faire.
Le Point : Vous disiez qu’il n’est jamais bon de « tirer » le premier.
Édouard Balladur : Je l’ai dit en 1986, dans une autre situation. En tout cas, les protagonistes du débat politique ont un droit imprescriptible : la liberté de parole et d’opinion.
Le Point : Quelle est votre position sur le cumul des mandats ?
Édouard Balladur : Il ne faut pas, lorsqu’on a une fonction exécutive gouvernementale, que l’on puisse avoir un mandat local. Il est normal qu’un ministre ne soit pas à la tête d’un exécutif local ; il est également normal qu’on ne soit pas à la tête de deux exécutifs locaux. En revanche, il y a une tradition française, que je crois bonne, c’est l’enracinement des élus : il est normal qu’on puisse détenir un mandat parlementaire et un exécutif local.
Le Point : Un réforme du cumul peut-elle modifier la vie politique ?
Édouard Balladur : Pas fondamentalement.
Le Point : Ça la modifierait davantage si l’on interdisait le cumul d’un mandat parlementaire et d’un mandat exécutif local ?
Édouard Balladur : Les parlementaires seraient encore plus dans les mains des partis. Actuellement, le fait de détenir un mandat local donne un peu d’indépendance à un parlementaire. Or, ce qui caractérise notre vie publique aujourd’hui, et contrairement aux souhaites du général de Gaulle, c’est le rôle que jouent les partis. Notamment grâce au financement qui est effectué sur fonds publics au profit des partis. Et qui fait que les élus sont vraiment dans leurs mains. Faut-il encore aggraver la situation en enlevant toute indépendance aux élus ? Je crois que ça n’irait pas dans la bonne direction.
Le Point : Que faut-il faire pour régénérer l’opposition ?
Édouard Balladur : L’échec ne date que de cinq mois. Il y a eu les vacances, il faut laisser le temps faire son œuvre. Comme vous vous en souvenez, il y a une dizaine d’années, j’avais proposé une confédération entre le RPR et l’UDF. Je n’ai pas été entendu, ça s’est traduit seulement par deux choses : des états généraux de l’opposition et un accord signé par trente hiérarques en faveur d’élections primaires pour désigner un candidat unique à l’élection présidentielle. Vous savez le sort qu’a eu cet engagement. Aujourd’hui, je pense que ce n’est pas la peine d’agiter les idées de fusion, parce que les Français auront le sentiment que c’est encore une fois un débat politique. En revanche il faudrait donner davantage d’efficacité à nos actions communes au Parlement comme sur le plan local.
Le Point : Vous pensez qu’il y a encore suffisamment de points communs entre tous les leaders, qui souvent poursuivent des objectifs personnes pour bâtir un projet commun ?
Édouard Balladur : Des objectifs personnels ? La vie émende et sélectionne ! Le congrès de Brest succède à quelques années d’intervalle à celui de Liévin, qui lui-même succédait à celui de Rennes…
Le Point : La droite n’a-t-elle pas tardé à organiser la relève ?
Édouard Balladur : Elle l’a fait.
Le Point : Mais les « quadras » sont très largement « quinquas ».
Édouard Balladur : Connaissez-vous un moyen d’éviter que le temps passe ?
Le Point : Vous pensez donc que tout ne va pas si mal pour la droite ?
Édouard Balladur : Je suis en train de vous dire qu’il y a les faux et les vrais remèdes. Les faux, c’est d’imaginer qu’une réforme des structures aurait par elle-même des effets miraculeux. Le vrai, c’est de retrouver la confiance des Français en donnant le sentiment que nous savons ce que nous voulons, que nous le disons clairement et que nous sommes déterminés à le mettre en œuvre.
Le Point : Le trouble actuel de la droite n’est-il pas encore une conséquence des déchirements de 1995 ?
Édouard Balladur : Il serait temps de tourner la page. Je constate un ralliement quasi général à la construction de l’Europe, à l’union monétaire, à la nécessaire baisse des impôts, à l’ouverture au monde. Il faut en tirer les conséquences et mettre en œuvre les réformes indispensables. Sans quoi notre pays sera affaibli et marginalisé. C’est dans la liberté qu’il trouvera la force indispensable pour affronter le monde.
Le Point : Jacques Chirac a expliqué qu’il incarnait la nouveauté en 1995, et que vous, vous symbolisiez la continuité. Vous êtes d’accord avec cette analyse ?
Édouard Balladur : La nouveauté en France, ce serait la liberté. Et la continuité, c’est la sociale démocratie. Or je suis partisan de la liberté.