Texte intégral
Q. – La France et l’Italie ont soutenu l’initiative belge de joindre une déclaration au Traité pour réclamer des réformes institutionnelles avant tout élargissement. Ne peut-on voir cette déclaration comme un alibi qui aiderait à la ratification ?
R. – Un alibi, certainement pas ! Le Traité, malgré l’absence de réforme institutionnelle, a ses mérites propres qui justifient, selon moi, la ratification : les coopérations renforcées, le nouveau chapitre emploi, l’intégration du protocole social, les acquis Schengen, la reconnaissance de la spécificité des services publics, le développement du rôle du Parlement européen, une meilleure association des parlements nationaux. Il n’y a aucune raison de se priver de ces incontestables avancées. Mais je souhaite que le débat de ratification provoque une mobilisation en faveur d’une réforme des institutions.
Pour moi, cette déclaration est un engagement. La France, avec la Belgique et l’Italie, pose un préalable clair : il n’y aura pas de nouvel élargissement sans réforme institutionnelle.
Q. – N’avez-vous pas l’impression d’appartenir à la catégorie, désormais minoritaire, des pays intégrationnistes ?
R. – Pays intégrationnistes et pays non-intégrationnistes, fédéralistes et anti-fédéralistes, j’ai le sentiment que ce débat est dépassé. La construction européenne, c’est le croisement des nécessités historiques, des aspirations des peuples et de la volonté politique. Je crois que nous traversons une période favorable, mais difficile.
À Amsterdam, il y a eu un échec institutionnel. J’ai la conviction qu’il s’agit d’un revers ponctuel. Les conditions subjectives et objectives militent pour la réforme. Nous allons vers l’élargissement. Personne n’a la moindre réserve quant à cette perspective. En même temps, chacun comprend qu’on ne peut continuer en l’état. C’est déjà très difficile à Quinze. Elargir sans réformer, c’est prendre le risque de la paralysie. Ni les États membres, ni les pays candidats n’y ont intérêt.
Q. – Ce qui n’a pas été possible à Amsterdam le redeviendra-t-il ?
R. – Il me semble qu’il y là un terrain pour un accord à Quinze. Des discussions ont eu lieu avant et pendant Amsterdam. Des convergences sont apparues, insuffisantes certes, mais il serait dommage de ne pas utiliser le travail fait. Battons le fer tant qu’il est chaud. Je souhaite qu’au Conseil de Luxembourg, l’Union prenne un engagement sur la réforme institutionnelle et fixe un rendez-vous : rien n’oblige à mettre en place une procédure longue et lourde. Il faut un débat clair qui permette de trancher en toute connaissance des enjeux.
Q. – Pour la Belgique la réforme institutionnelle prioritaire est l’extension du vote à la majorité qualifiée. Elle conteste le lien que font certains grands Etats entre le nombre de commissaire et l’augmentation du poids des « grands » dans les décisions du Conseil. Etes-vous sur la même longueur d’onde ?
R. – Je défends une conception plus large. Nous souhaitons une réforme en trois points. Une Commission plus ramassée, plus collégiale, retrouverait son rôle de proposition et de gestion. L’extension du vote à la majorité qualifiée renforcerait les capacités de décision de l’Union. Cela sera d’autant plus crédible que les États membres au sein du Conseil recouvreront un poids plus conforme aux réalités politiques, économiques et démographiques.
Pour moi, il ne s’agit pas de simples mesures techniques, mais d’une exigence d’efficacité et de démocratie. C’est un dossier vital pour l’Union. Il nous faut retrouver l’esprit des fondateurs.
Q. – La Commission qui estime qu’aucun candidat à l’adhésion n’est prêt souhaite néanmoins que l’on négocie avec la moitié d’entre eux, suivant une méthode à mi-chemin entre l’objectivité et l’opportunité politique. Quelle est la position de la France ?
R. – La Commission a fait un travail sérieux. Elle a notamment proposé une liste de pays avec lesquels les négociations pourraient s’ouvrir. Le Conseil décidera en décembre.
Nous défendons une approche globale. L’élargissement est une perspective historique majeure. C’est aussi un processus qui doit conduire, de façon pragmatique et progressive, à l’intégration de tous les pays candidats. Nous avons proposé la mise en place d’un cadre collectif qui s’adresse à l’ensemble de ces pays : la Conférence européenne. En même temps il faut tenir compte des réalités. Des différences existent ou apparaîtront. Avec les pays qui sont prêts, aujourd’hui ou demain, c’est-à-dire avec les pays qui sont en mesure de répondre aux critères définis par le Conseil européen, à Copenhague, il faut ouvrir les négociations.
Q. – Vous parlez d’une Conférence européenne. Edouard Balladur et François Mitterrand avaient déjà émis des idées en ce sens. Sera-ce un « grand machin » de plus ?
R. – La conférence, dont je vous parle, est un projet de différent. Il ne s’agit pas d’un deuxième cercle autour de l’Union, ou de la maison-Europe, ou que sais-je encore ?... Cette conférence est l’expression collective, multilatérale si vous préférez, du processus d’élargissement. Nous n’avons pas en tête de créer un « nouveau machin », pour reprendre votre mot. L’idée est d’avoir un cadre de dialogue et de coopération entre l’Union et l’ensemble des pays dont la vocation européenne a été reconnue par les Quinze. Ce dialogue doit être permanent, c’est-à-dire accompagner jusqu’au bout le processus d’élargissement. Il doit également se fonder sur une authentique coopération.
Q. – Dans quels domaines ?
R. – Nous avons proposé des domaines d’activité précis : politique étrangère et de sécurité, lutte contre la criminalité transnationale et l’immigration clandestine, développement de l’Etat de droit, coopération économique, en particulier celle organisant l’espace européen. J’ai moi-même, au Conseil affaires générales, il y a une semaine, fait diffuser une contribution française. J’ai le sentiment que cette proposition a été bien accueillie. Je crois qu’elle répond aussi à l’attente des pays candidats, qui, sans ce cadre global, pourraient percevoir « la liste » que j’évoquais, comme une distribution des prix.
Q. – À propos de l’emploi, le Livre blanc de 1993, conçu par Jacques Delors n’avait guère été suivi d’effets. En ira-t-il autrement le 21 novembre, au Sommet spécial de Luxembourg, que la France a demandé ?
R. – Nous attendons des résultats concrets. Mais ne nous y trompons pas : il ne s’agit pas de bercer l’opinion d’illusions. Ce que nous souhaitons c’est ouvrir un processus pour mettre davantage l’Europe au service de la croissance et de l’emploi. Je crois que c’est possible parce qu’il y a eu plusieurs changements au cours de ces dernières années. D’abord, la convergence des économies provoque une certaine mise en phase des conjonctures. Ensuite, le passage à la monnaie unique a suscité une prise de conscience de la nécessité d’une coordination des politiques économiques. Enfin il y a en Europe, avec l’arrivée du « New Labour » au Royaume-Uni et des socialistes en France, une nouvelle donne politique.
Q. – Quelles sont vos divergences avec les travaillistes britanniques ?
R. – Sur certaines questions importantes, comme l’emploi, les approches peuvent être différentes. Mais je ne crois pas à cette caricature, qui est devenu un lieu commun en France, qui oppose les novateurs britanniques aux Français archaïques. Tony Blair a lancé un programme pour 1’emploi des jeunes financé par un impôt levé sur les bénéfices des entreprises publiques récemment privatisées Le fait majeur reste que les conservateurs ont été battus de part et d’autre de la Manche. Voilà le choix des électeurs. Ils semblent, c’est le moins que l’on puisse dire, ne pas le regretter.
Q. – Tony Blair semble devoir durer, au moment où l’Allemagne paraît un peu en retrait sur divers dossier européens. Vers une Europe, à l’anglaise ? Et quel est le rôle de la France dans cette nouvelle donne ?
R. – L’Europe c’est d’abord quinze partenaires. Des coopérations existent entre tous. Votre première question concernait une initiative franco-italo-belge. Aucune configuration n’est interdite. Le gouvernement de Tony Blair est présent dans les débats européens plus qu’aucun autre de ses prédécesseurs. Et je m’en réjouis. La Grande-Bretagne et la France ont, sur des points importants, des sensibilités proches. Pour autant, je continue de penser que la construction européenne repose sur l’entente franco-allemande. Cette entente n’est pas une donnée, c’est précisément parce qu’elle est une construction de la volonté politique, un dépassement des différences entre l’Allemagne et la France qu’elle est efficace et qu’elle peut avoir un effet d’entraînement.
Quant à la France, j’ai envie de dire, tout simplement, qu’elle reste au cœur de l’Europe, avec détermination et optimisme.