Article de M. Édouard Balladur, député RPR et ancien Premier ministre, dans "Le Monde" du 13 novembre 1997, sur le risque de prise de contrôle des entreprises françaises par des capitaux étrangers, l'actionnariat et les solutions à la "mondialisation passive" par l'adaptation des structures des entreprises, intitulé "Y a-t-il encore un avenir français pour nos entreprises ?".

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Média : Emission la politique de la France dans le monde - Le Monde

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L’univers de l’économie s’unifie, les barrières tombent, les réglementations se simplifient quand elles ne sont pas supprimées, les mouvements de capitaux vont d’une place à l’autre, cherchant la meilleure rentabilité. Les entreprises ne sont plus protégées, elles ne sont plus à l’abri de prises de contrôle amicales ou hostiles. C’est un fait. Nous ne pourrons l’empêcher ni arrêter l’unification de l’Europe, pas plus que celle du monde.

Le capital des entreprises françaises est de moins en moins français et beaucoup d’entre elles, spécialement les plus grandes, ont pour actionnaires, dans une proportion de plus en plus forte, des capitaux étrangers.

Le mouvement s’accélère. L’arrivée en France de capitaux étrangers à la recherche de la rentabilité la plus fructueuse augmente. L’État n’a plus la légitimité ni les moyens de bloquer les restructurations en cours. Bruxelles s’y opposerait de toute façon.

Autre phénomène qui a les mêmes conséquences : chaque grande entreprise ou presque tente de devenir plus grande encore, de prendre le contrôle de ses concurrents, de disposer d’un réseau mondial.

Cependant, à l’exception de la Grande-Bretagne, qui profite du rôle international de la place financière de Londres, tous les pays d’Europe et le Japon se sont donné, de longue date, des moyens de rendre plus difficile pour l’étranger l’accès à leur secteur financier. Cela passe non pas par des réglementations, mais par des restructurations importantes qui ont pour but d’augmenter la taille des groupes : plus grande est la masse des moyens nécessaires pour prendre le contrôle d’une entreprise, moins vulnérable elle est. Le poids est un élément de la dissuasion.

Si la France veut que les entreprises françaises le restent – et c’est une ambition légitime – il n’est que temps qu’elle s’en donne les moyens. Les autres pays le font sans complexe. Ils savent que la notion de nationalité d’une entreprise a un sens, pour l’élaboration de la stratégie, pour les décisions qui sont prises, notamment dans les secteurs sensibles, et pour l’emploi. C’est particulièrement vrai dans le domaine financier où nos partenaires et concurrents y voient l’une des conditions de leur rayonnement et de leur puissance. Où irait l’économie allemande si Allianz et la Deutsche Bank n’étaient plus contrôlées par des capitaux allemands, l’économie italienne si Mediobanca et Generali ne l’étaient plus par des capitaux italiens ? La mondialisation ne peut et ne doit pas tout emporter. La préoccupation nationale est légitime.

Comment faire ? Multiplier les réglementations et les interdictions ? Solutions dépassées, au surplus interdites par le traité de Rome. Dans le cadre de l’Union européenne, pratiquement plus aucune protection n’est possible. S’assurer un contrôle partiel de l’actionnariat ? C’était l’objet des noyaux durs lors des privatisations. Ils ont été critiqués à tort. Cette solution a permis d’assurer le succès des privatisations et l’indépendance des entreprises pendant une dizaine d’années. Elle n’est plus d’actualité car le nombre des entreprises étrangères qui peuvent consacrer 50 milliards de francs ou davantage à prendre le contrôle d’un concurrent ne cesse d’augmenter.

Aujourd’hui, les solutions ne sont pas légion. D’abord, renforcer les fonds propres des entreprises françaises et accroître la rentabilité de leur capital, ce qui augmente leur valeur et leur poids sur le marché et rend plus difficile de s’attaquer à elles. Cela suppose de revenir sur l’alourdissement de la fiscalité des sociétés auquel, par facilité, on a eu recours depuis quelque temps.

Ensuite, doter nos entreprises d’un actionnariat stable et dynamique. Deux voies sont ouvertes : le développement de l’actionnariat des salariés entrepris lors des privatisations et qui représente d’ores et déjà 5 % du capital d’Elf et 8 % de celui de la Société Générale, et l’instauration en France de fonds de pensions.

Certes, les gestionnaires des fonds de pensions ont pour objectif exclusif d’assurer leur rentabilité, afin de détenir les capitaux les plus rentables possibles pour payer les retraites sur les revenus de ces capitaux. Ils ne seront donc pas nécessairement motivés par le désir exclusif de conserver des actions des sociétés françaises et de ne pas en acquérir des sociétés étrangères. Cela ne serait d’ailleurs pas souhaitable, mais, plus grande sera la masse de l’épargne française disponible pour les placements, plus puissants seront nos moyens d’intervention et de défense.

Cela démontre que le progrès social peut être l’instrument de la modernisation de notre économie. Grâce à la réforme sociale et à la diffusion de la propriété, les entreprises françaises seraient mieux défendues. Voilà, pour notre pays, une ambition qui n’est pas médiocre et dont la mise en œuvre aurait, pour d’autres pays, valeur d’exemple.

Bien sûr, cela suppose de profondes réformes fiscales et sociales afin de faciliter l’épargne individuelle, de développer la capitalisation et de permettre, par des fonds de pension et l’actionnariat des salariés, l’essor d’un capitalisme populaire. Ce serait la véritable réponse à la mondialisation, et aussi un élément d’équilibre essentiel face à la fois au mouvement erratique des capitaux et à la spéculation. En revanche, si ces réformes n’étaient pas engagées rapidement, les entreprises françaises ne tarderaient pas, notamment dans le secteur financier, à passer en d’autres mains.

L’avenir est à la constitution de groupes plus importants, à l’échelle du monde, et qui, le plus souvent, réaliseront l’essentiel de leur chiffre d’affaires hors de France. Au cours des années 60, dans une économie largement administrée, c’est souvent l’État qui a poussé, parfois sans ménagement, à la constitution de grands groupes alors nationalisés, tels que l’UAP ou la BNP. Aujourd’hui que la plupart des entreprises sont redevenues privées, leurs dirigeants doivent prendre leurs responsabilités pour bâtir eux-mêmes l’avenir dans l’intérêt de leurs actionnaires et de leurs salariés plutôt que de le subir sous la pression étrangère. Les considérations personnelles ne tiennent pas face à cet objectif d’intérêt général. Il n’est que temps que les dirigeants des grandes entreprises en prennent conscience.

Ayant privatisé la plupart des entreprises concernées, peut-être ai-je le droit de mettre en garde leurs dirigeants : c’est leur devoir de concevoir ces grands rapprochements, seuls à même d’assurer la pérennité française de nos principales sociétés industrielles et financières. Il appartient, certes, à l’État d’encourager le mouvement en créant les conditions favorables par une législation fiscale et sociale plus adaptée sur la participation, sur l’actionnariat salarié et sur les fonds de pension, par un allègement des charges des entreprises leur permettant de développer leur rentabilité financière et donc leurs fonds propres.

Il n’y a pas de solution alternative à la mondialisation, mais il y en a une à une mondialisation subie passivement : l’esprit de réforme qui doit nous conduire à adapter très rapidement nos structures. Il n’est pas que temps de s’évader de concepts dépassés, de chasser la démagogie et l’esprit de facilité. Si nous ne le faisons pas, des pans entiers de notre économie passeront sous le contrôle étranger malgré toutes les déclarations tonitruantes.

La modernisation des structures et la réforme sont les seuls moyens de défendre à la fois l’intérêt national et le progrès social. Le culte exclusif des droits acquis, l’apologie sans nuances de l’exception française, le conservatisme enfin sont les plus sûrs moyens d’affaiblir la France. Il n’est que temps de réagir contre la passivité. C’est par davantage de liberté, et non pas davantage de contrôle, que les entreprises françaises pourront rester françaises.