Interview de M. Ernest-Antoine Seillière, président du MEDEF, dans "Le Figaro Magazine" du 4 septembre 1999, sur la seconde loi Aubry sur les 35 heures, notamment la situation des cadres, la création d'emploi et les relations entre l'Etat et les entreprises.

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Média : Le Figaro Magazine

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Q - Quelles sont, pour les entreprises, les perspectives de la rentrée ?

Ernest-Antoine Seillière – Les entrepreneurs abordent dans l'ensemble cette rentrée avec le sentiment d'une France qui ne tourne pas mal. Nous sommes dans une période de croissance modérée. Notre économie s'insère dans la mondialisation : les contraintes de l'ouverture ont suscité un cycle positif ; l'euro a été un puissant facteur de baisse des taux d'intérêt et de rétablissement d'un meilleur équilibre des changes. Depuis un an, grâce à la croissance, les entreprises ont créé plus d'emplois. Le gouvernement, qui bénéficie de cette conjoncture, devrait être très attentif à ne pas la compromettre.

Q - Le Medef reconnaît ainsi que le gouvernement a quelque influence sur le climat économique actuel…

E.-A. S. – Le gouvernement a pris deux initiatives principales : les 35 heures et les emplois jeunes qui ont donné à l'opinion le sentiment que les choses allaient bien. L'effet positif de court terme sur les consommateurs nous coûtera cher d'ici à quelques années. Mais les causes réelles de la croissance se trouvent dans l'expansion mondiale à laquelle nous participons. Notre pays intègre les moeurs de l'économie de marché. À preuve, les vastes opérations qui restructurent nos grands secteurs et le développement des échanges internationaux. Tout cela contribue à l'émergence d'un climat favorable. Mais nous entrevoyons aussi des signaux négatifs : si le flux des investissements français à l'étranger s'amplifie de manière appréciable, le déséquilibre par rapport aux investissements étrangers chez nous est assez net. Par ailleurs, le nombre des créations d'entreprises n'a jamais été aussi bas. Si la consommation et les exportations s'amplifient, les investissements ne sont pas à la mesure de la croissance. En d'autres termes, si les conditions conjoncturelles de l'expansion sont là, les bases structurelles font défaut. Enfin, nous constatons que le nombre des jeunes qui décident de jouer leur partie à l'étranger augmente. On peut considérer ce phénomène sous un angle positif, celui de l'internationalisation et de l'ouverture, mais il reflète hélas l'opinion de plus en plus négative que les jeunes se font de leurs perspectives de carrière et de développement « entrepreneurial » dans le cadre des spécificités françaises.

Q - Et par « spécificités françaises », vous faites allusion aux 35 heures…

E.-A. S. – C'est en effet la grande ombre qui pèse sur cette rentrée. La croissance française est, ne l'oubliez pas, la croissance des 39 heures.

Q - À ce propos, Martine Aubry parle de vous comme d'un adversaire politique. Qu'en est-il de votre relation avec la ministre ?

E.-A. S. – Le Medef est chargé de traduire la réalité du monde des entrepreneurs qui, dans leur immense majorité, jugent les initiatives gouvernementales dangereuses pour l'expansion et l'emploi. Nous l'exprimons avec une grande force. Cela crée évidemment des tensions normales dans une démocratie. Je ne dis pas dans « le jeu » de la démocratie, car nous ne sommes pas, comme je l'ai malheureusement entendu, dans une partie où il y aurait de « beaux joueurs » et de « mauvais joueurs ». L'affaire des 35 heures est d'une extrême gravité pour notre économie et pour notre pays. Je suis déterminé par ce que c'est ma mission. Certains essaient d'interpréter nos positions en fonction de connotations politiques. Mais nous ne sommes pas partisans. Si je suis l'« adversaire » de Mme Aubry, c'est parce que les entrepreneurs ne veulent pas de sa loi, c'est beaucoup, mais c'est tout !

Q - Avez-vous le sentiment d'être compris par la presse ?

E.-A. S. – Je pense que l'opinion a bien compris que nous nous exprimons au nom de tous les entrepreneurs de notre pays. Nous avons été très frappés, au Medef, par le changement profond du commentaire médiatique sur les 35 heures. Au départ, il s'agissait de la « dernière grande initiative du siècle en matière économique et sociale », d'une mesure qui allait « radicalement transformer la société française et le chômage ». Maintenant, on parle d'une mécanique technocratique contestable et difficile à gérer, dont la portée serait essentiellement politique. En vérité, personne n'en attend plus grand-chose de concrètement positif. Toutes les retombées escomptées en termes de croissance et surtout d'emplois se sont évaporés. Le 1er janvier 2000, s'ouvrira la « période de transition » qu'est-ce que cela signifie ? Que le gouvernement recule d'un an la mise en place de son « usine à gaz », non pas pour prendre en compte le refus général des entreprises, mais parce qu'il craint les risques que l'application de la loi fera courir à l'expansion et l'emploi. Potion magique pour une majorité plurielle fébrile d'une « politique vraiment à gauche », les 35 heures sont de plus en plus considérées par les esprits lucides comme un poison diffus à effet retard menaçant pour l'économie française. Hormis Mme Aubry dont l'acharnement personnel est connu, les ministres, plus ou moins ouvertement, laissent transparaître leur scepticisme.

Q - Comment interprétez-vous la seconde loi sur les 35 heures par rapport à la première ?

E.-A. S. – La première loi énonçait un principe, l'instauration des 35 heures à partir du 1er janvier 2000. Elle prévoyait que l'année 1999 devait être consacrée à la négociation entre partenaires sociaux afin d'examiner comment pouvait s'appliquer la loi. C'est ainsi que cent dix professions, représentant dix millions de salariés, sont convenues de faire entrer les 35 heures dans la réalité des grands métiers français en échangeant le plus souvent la réduction du temps de travail contre la flexibilité. Chacun a négocié selon les exigences de sa profession, dans un dialogue social parfaitement classique. Or le résultat de ces négociations a été systématiquement ignoré par le projet de seconde loi. On a préféré donner la priorité à des principes politiques pour rassembler une majorité parlementaire lors du débat du mois d'octobre prochain. Ce projet méprise et bafoue les négociations conclues entre partenaires sociaux responsables. Elle impose des dispositions que les entrepreneurs jugeront non seulement inapplicables mais inacceptables.

En outre, il est tenu pour certain que la procédure parlementaire fera place aux revendications de la majorité plurielle et radicalisera un certain nombre d'éléments clés. On entend désormais dans les rangs communistes et verts des expressions du type : « Madame Aubry, il va falloir nous durcir tout cela ! » Actuellement, les entrepreneurs se sentent pris en otages, victimes d'un scénario politique qui met en cause la liberté dans les entreprises et l'avenir de notre économie.

Q - Mais, entre-temps, les salariés ont découvert les bons côtés des 35 heures, c'est-à-dire moins de travail…

E.-A. S. – Vous savez, les salariés sont lucides sur la situation. Ils savent très bien que, en échange de la réduction du temps de travail, ils devront accepter des compensations sur le plan salarial ou en matière d'organisation du travail. Ils savent bien que, en augmentant le coût du travail, on n'a jamais créé d'emplois et qu'on ne gagnera pas plus en travaillant moins. On n'observe donc pas de pression en ce sens au sein des entreprises.

Q - Reste le problème des cadres…

E.-A. S. – C'est un sujet capital, parce que les cadre sont au coeur de la réussite de l'entreprise dont ils sont les promoteurs. Développer leur travail à l'unisson de ce qui se passe autour de nous est un élément clé pour le futur. Dans ce domaine, des nuances s'imposent entre les cadres de la grande entreprise et les cadres des entreprises petites ou moyennes. Au sein des entreprises de terrain, l'idée de calibrer la tâche du cadre en termes de temps de travail reste très théorique, car cette approche ne correspond pas à la réalité de l'entreprise. Interrogez n'importe quel responsable d'une entreprise de petite dimension, il vous répondra que, chez lui, l'activité des cadres dépend avant tout du travail à accomplir.

Dans les grandes entreprises, où la situation est moins liée à la conjoncture immédiate, les cadres aspirent souvent à plus de temps libre. Une analyse plus fine de la situation des cadres s'impose donc. Mais elle ne devra en tout cas pas s'apparenter à la démarche autoritaire, centralisatrice, applicable à tous à partir d'une définition nationale et juridique du cadre dirigeant, du cadre d'équipe, telle qu'elle est envisagée actuellement par le gouvernement. On est là au coeur du débat : veut-on encourager le développement des entreprises françaises ou les empêcher d'avancer ? Veut-on voir se créer des entreprises nouvelles, croître les technologies nouvelles, en un mot être modernes ? Veut-on au contraire voter la loi la plus archaïque des trente dernières années, que nous serons seuls en Europe à subir ? Veut-on développer les contrôles, les inspecteurs, la bureaucratie et une réglementation d'une complexité inégalée que les entrepreneurs n'auront ni le temps, ni la possibilité d'appliquer. Voyez la conclusion de ceux qui sont pourtant ouverts aux 35 heures. Ils disent : « C'est la galère ! » Nous disons donc : « Non au projet de loi Aubry, symbole de l'interventionnisme dirigiste et bureaucratique, néfaste dans une France qui aspire à se maintenir au niveau mondial, en une période où tout se libère. »

Q - Quelles modalités de ce projet jugez-vous particulièrement inacceptables ?

E.-A. S. – D'abord et avant tout, l'idée de rationner le travail et que, cela fait, l'entreprise peut toucher une subvention de l'État qui sera payée par les nouveaux impôts prélevés sur les entreprises elles-mêmes ! Ce mécanisme ubuesque est évidemment soumis à des contrôles et des surveillances qui feront de l'inspecteur du travail le personnage central de l'entreprise ! Tout cela est intolérable pour les entrepreneurs et leurs équipes.

Q - En somme, les 35 heures vont surtout créer des emplois dans le corps des inspecteurs du travail…

E.-A. S. – Oui, les inspecteurs, les contrôleurs et les fonctionnaires de tout poil seront les gagnants au détriment des entreprises et forcément de l'emploi de demain. Par ailleurs, pour bien marquer la victoire de la bureaucratie, afin de bénéficier de la compensation financière, il faudra conclure un accord avec un syndicat, dans des conditions qui peuvent appeler au référendum d'initiative syndicale au sein même de l'entreprise. Le projet de loi vise à créer l'obligation du syndicat, pratiquement absent comme on le sait des entreprises de terrain. Les syndicats soutiennent la seconde loi, même si c'est avec des réserves, parce qu'ils en attendent ce qu'ils n'espéraient jamais obtenir par la négociation. Ils sont prêts à oublier leur signature au bas d'accords fraîchement conclus parce qu'ils trouveront plus et mieux dans la seconde loi. Mais quelles seront les conséquences de ce nouvel état de fait ? En imposant par la loi un contenu qui ne s'était pas dégagé des négociations de branches, le législateur risque de casser le dialogue social. Pourquoi serions-nous portés à rouvrir des négociations pour enregistrer des concessions que la loi nous imposera ? À quoi sert le dialogue social dès lors que la loi impose tout ? Comment espérer que le paritarisme, qui est au centre des institutions sociales de notre pays, puisse se développer, voir survivre, si l'entrepreneur est considéré comme une donnée négligeable contre laquelle gouvernement, législateur et syndicats font front commun ? On nous appelle à jouer un rôle institutionnel considérable, mais on nous ignore et on nous méprise sur des décisions fondamentales. Tout cela augure d'une nouvelle période que je ne puis regarder avec optimisme.

Q - Comment envisagez-vous l'avenir, si le gouvernement persiste dans ce projet ?

E.-A. S. – Pendant le débat parlementaire, nous aurons à traduire le sentiment de ceux qui font la croissance et l'emploi et voient dans la loi Aubry l'affaiblissement des entreprises. Plusieurs scénarios sont envisageables. Le premier, souhaité par le gouvernement, est celui de la soumission, par lassitude, de l'ensemble des entrepreneurs. Elle s'accompagnerait d'une diminution de notre expansion, donc, d'un accroissement du chômage. La soumission consisterait, en effet, à moins développer l'entreprise, à des cessions par découragement, ou bien encore à des délocalisations, tacite ou non, hors de France. Une multitude de mini-décisions silencieuses entraîneront la baisse de régime de notre économie.

La majorité parlementaire pourrait aussi se rendre compte, et ce serait la bonne solution, de la crispation négative dans laquelle la seconde loi installera notre pays. Elle pourrait prendre sur elle d'entendre la voix des entrepreneurs et de retenir le résultat des négociations de branches. Nous développerons notre action à la rentrée pour provoquer cette prise de conscience. Nous avons déjà réuni 200 000 signatures d'entrepreneurs sur notre lettre ouverte à Mme Aubry qui proteste contre sa loi. On est loin des 10 000 accords revendiqués bruyamment par le ministère.

Le troisième scénario, c'est la crise de confiance entre les entrepreneurs et ceux qui dirigent notre pays. Je ne puis ni l'exclure, ni en décrire les éventuelles modalités. Nos instances en débattront. Si le gouvernement persiste à refuser d'écouter les entrepreneurs et à vouloir imposer aux entreprises une législation archaïque, unique en Europe, en rupture de cohérence avec les options prises pour le développement économique international de notre pays, nous risquons le blocage. La France, je vous le rappelle, compte 1 200 000 entreprises de moins de 50 salariés. Ce qui se joue sur les cinq ou dix ans à venir, c'est la mise en place pour l'entreprise française des conditions de réussite et d'échec dans le nouvel espace. Nous ne pouvons accepter la loi ringarde que l'on veut nous imposer pour des raisons politiques. Elle va réduire la liberté des entreprises de s'adapter au monde moderne et d'avancer : elle compromet les chances de la France.