Article de Mme Catherine Trautmann, ministre de la culture et de la communication, dans "Le Monde" du 31 juillet 1999, sur la ratification de la Charte européenne des langues régionales et la nécessité d'assurer la transmission et la diffusion des langues régionales et l'enseignement des langues régionales à l'école.

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Média : Emission la politique de la France dans le monde - Le Monde

Texte intégral

Le débat qui s'est engagé depuis que le Premier ministre a proposé une révision constitutionnelle, autorisant la République à ratifier la Charte européenne des langues régionales et minoritaires qu'elle a signée le 7 mai, a donné lieu à l'expression d'oppositions si farouches qu'elles suscitent un sentiment d'irréalité. Sommes-nous donc revenus deux siècles en arrière quand, sous le régime de la Terreur, l'abbé Grégoire persuadait la Convention, présidée par Robespierre, le 4 juin 1794, six semaines avant le 9 Thermidor, de « la nécessité d'anéantir les patois et d'universaliser la langue française » ? À nouveau les langues autres que le français sont présentées comme menaçant, si peu qu'on les reconnaisse, de détruire l'unité nationale, quand ce n'est pas d'affaiblir le français… On croit rêver !

Il serait temps que chacun soit informé de la réalité, qui est exactement à l'opposé : l'unité nationale réclame, en effet, qu'on protège l'exceptionnel patrimoine linguistique de la France au moment où le règne sans partage du français préside au dépérissement des langues historiques de la métropole. Lorsque l'abbé Grégoire déclarait la guerre aux langues des provinces, la moitié des citoyens de la République ne parlait ni ne comprenait le français. En dehors des villes et des départements centraux, la population était monolingue dans les langues régionales, et ce sont les rares francophones qui étaient bilingues. Deux siècles plus tard, tout s'est inversé.

Ce que le long effort de l'enseignement primaire n'avait pu obtenir, les deux guerres mondiales, l'exode rural, l'allongement de la scolarité, la radio et la télévision l'ont enfin obtenu : aujourd'hui, la totalité des Français parlent et comprennent la langue de la République et le petit nombre d'entre eux qui pratique encore une langue dite régionale l'apprend en plus du français, et le plus souvent en second. Depuis cinquante ans, aucun parler roman, qu'il soit d'oc ou d'oïl, ne se transmet plus de la mère au nourrisson. En métropole, l'usage régulier des langues régionales ne se maintient vraiment que chez les plus de cinquante ans, hormis en Alsace où il y aurait encore 15 % des moins de quinze ans à parler alsacien. Mais, là comme ailleurs, la chute est vertigineuse depuis le milieu du siècle.

Le breton, par exemple, comptait environ 1,3 million de locuteurs en 1914, et plus d'1 million encore en 1945. Mais en cinquante ans, il a perdu près de 80 % de ses usagers : on estime aujourd'hui à 250 000 le nombre de ceux qui l'utilisent quotidiennement, qui sont dans leur immense majorité âgés de plus de soixante ans, et dont 3 % seulement déclarent l'utiliser davantage que le français. Si rien ne change, dans trente ou quarante ans, la dernière langue celtique du continent sera une langue morte. La chute dramatique du nombre de locuteurs, et donc de ceux qui transmettent la langue, affecte plus encore les langues romanes, à part le corse dont l'insularité a favorisé la résistance. Les parlers d'oïl, en pleine vigueur sous Grégoire, sont presque tous à la limite de l'extinction, n'ayant pratiquement plus de véritable autonomie à l'oral, et les parlers d'oc, s'ils comptent encore, au total, peut-être deux millions de locuteurs plus ou moins réguliers, sont réduits, eux aussi, aux plus de cinquante ans.

Si le français n'est pas devenu la langue de l'univers, les « patois » sont au bord de ce néant auquel les vouait la Convention. Le dispositif de la loi Deixonne (1951), complété régulièrement depuis lors, concerne maintenant une dizaine de langues, mais il est venu trop tard : 3 % seulement des élèves des premier et second degrés reçoivent aujourd'hui un enseignement en langues et cultures régionales.

Certains se réjouissent de cette victoire quasi absolue du français et je sais, comme eux, l'immense avantage que nous tirons tous de la pratique généralisée de la langue nationale. Mais ne pouvait-elle s'accommoder d'un bilinguisme laissant leur place aux langues régionales ? Contrairement à ce que croient généralement les Français, le cerveau humain n'est pas fait pour le monolinguisme comme le démontre l'immense majorité de l'humanité, plus souvent encore trilingue ou quadrilingue que bilingue. De fait, une sorte de bilinguisme franco-anglais pourrait s'imposer : près de 9 enfants français sur 10 apprennent l'anglais au secondaire. Je ne doute pas que cette langue leur soit aujourd'hui nécessaire. Elle n'en est pas moins en compétition directe avec la nôtre, qu'elle ne cesse de faire reculer en Europe. L'affaiblissement des langues régionales lui laisse le champ libre en France… Qu'on ne vienne pas nous dire que c'est la protection des langues régionales qui menacerait le français ! Comment pourrions-nous lutter pour le maintien du plurilinguisme en Europe si nous le refusions en France ?

La Charte, en tout cas, ne fait courir aucun risque à notre langue nationale. Les engagements du gouvernement ne mettent pas en cause sa place exceptionnelle, sur laquelle tous les Français sont d'accord. Elle est et restera la langue exclusive de l'État et des services publics ; elle est et restera l'unique langue obligatoire dans l'enseignement, la justice, l'administration ; elle est et restera la seule langue de France ayant une réalité politique quand les autres n'ont et n'auront de réalité que culturelle. On ne se mariera pas en basque, on ne plaidera pas en breton, on ne légiférera pas en picard…

La ratification de la Charte ne changera rien au statut de nos langues régionales (qui, d'ailleurs, au sens de la Charte, ne sont pas régionales mais minoritaires par rapport au français dans leur propre région d'origine). Comme le remarque le Conseil constitutionnel, la plupart des engagements souscrits par la France « se bornent à reconnaître des pratiques déjà mises en oeuvre par la France en faveur des langues régionales ». Feindre de croire que la ratification de la Charte mettrait chaque langue de France en position de régner sur une région à la façon dont le français le fait sur la France relève soit de la mauvaise foi, soit d'une totale ignorance et des engagements de la France et de la réalité des langues de notre pays.

Les langues, ce n'est pas d'abord du politique, c'est de la culture ! Ce n'est que secondairement qu'un nombre infime des quatre milles langues du monde peut être associé à la définition d'une entité politique comme c'est le cas du français en France. Les autres langues de France sont un formidable patrimoine culturel national et c'est un devoir national de les défendre. Mon ministère protège les monuments historiques, les livres, les oeuvres d'art sur tout le territoire, et toujours au titre national. L'abbatiale de Conques n'est pas le patrimoine de l'Aveyron mais de la France : il en va de même de la langue que parlaient les bâtisseurs de Conques, qui a bien besoin aujourd'hui d'être restaurée elle aussi. Mais une langue est un patrimoine vivant, localisé dans le cerveau de ceux qui la parlent. La seule façon de la protéger, c'est d'assurer sa transmission et sa diffusion.

C'est ce que nous sommes bien décidés à faire pour toutes les langues de France, qu'elles soient de métropole ou d'outre-mer. Car, si les langues de Polynésie et de Mélanésie sont désormais mieux prises en compte, les langues des DOM sont ou bien ignorées, comme les langues amérindiennes ou celles des communautés maronnes de Guyane ; ou bien rejetées, comme les quatre grands créoles à base française, qui ne bénéficient de la loi Deixonne ni outre-mer ni en métropole – où ils sont pourtant parlés par pus d'un demi-million de Francilien, même si pour eux aussi la transmission aux enfants diminue. Ces langues n'ont pas seulement été négligées. Résultats de la traite des Noirs, elles ont été humiliées, niés dans leur, dignité culturelle, et leurs locuteurs avec elles. Ne faudrait-il pas se soucier aussi des langues des anciens départements français d'Algérie, l'arabe et le berbère, qui sont aujourd'hui parlées en France par des millions de citoyens français qui ne trouveraient pas superflue cette revanche sur l'histoire coloniale. L'intégration en serait assurément facilitée : ce n'est pas en négligeant sa langue maternelle qu'un enfant accède le mieux au français ; au contraire, la maîtrise de la première langue facilite l'apprentissage de la seconde. Sans oublier, parmi les « langues dépourvues de territoire », le yiddish, le romani, l'arménien et, pourquoi pas la langue des signes française…

Pourquoi donc la Charte ? Parce que le patrimoine linguistique national, en métropole et outre-mer, est en danger. Enfants oubliés, négligés, rejetés par la mère patrie, les langues de France ont besoin pour continuer à vivre le plus qu'une simple tolérance : d'une reconnaissance. Ce que la Charte européenne des langues régionales et minoritaires leur apportera le jour – qui ne manquera pas de venir – où la France pourra la ratifier, c'est la réparation symbolique indispensable à leur survie. Il est temps que la nation les reconnaisse pour siennes ; il est temps que la République cesse de se méfier d'elles quand elle ne les brime plus ; il temps que la France se mette à les aimer.