Interview de M. Bernard Kouchner, secrétaire d’État à la santé, à RTL le 15 décembre 1997, et déclaration le 16 à l'Assemblée nationale publiée le 19 dans "L'Hebdo des socialistes, sur la dépénalisation des drogues douces et l'arrivée de nouvelles drogues synthétiques.

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Circonstance : Réunion de spécialistes de la toxicomanie au ministère de la Santé les 13 et 14 décembre 1997

Média : Emission L'Invité de RTL - L'Hebdo des socialistes - RTL

Texte intégral

RTL - 15 décembre 1997

RTL : Ce week-end vous avez réuni au ministère de la santé 250 spécialistes de la toxicomanie, et vous en avez profité pour lancer un cri d’alarme sur l’arrivée de nouvelles drogues. De quel type de drogue s’agit-il ?

B. Kouchner : Ce qu’on appelle les drogues synthétiques, c’est-à-dire qu’elles sont fabriquées de façon très artisanale, dans des laboratoires improbables et on ne connaît pas la composition.

RTL : Vous avez même dit : on est désarmé devant cette arrivée.

B. Kouchner : Oui, on ne sait même pas ce qu’il y a dedans souvent, donc on est assez désarmé, donc il faut poser le problème de l’adaptation de nos structures de soin, de prise en charge  surtout de prise en charge  devant l’arrivée de ces nouvelles drogues. Mais pour cela, il ne faut pas éliminer celles qu’on connaissait auparavant. C’est pourquoi, j’ai réuni les spécialistes de toxicomanie pendant deux jours au ministère de la Santé. Ce qui est une grande première, car cela n’avait jamais été fait.

RTL : Par exemple, vous vous êtes déclaré favorable à la prescription et la distribution d’héroïne pour les plus accrocs des toxicomanes et sous contrôle médical.

B. Kouchner : C’est un problème de santé publique et d’usage des stupéfiants à des fins thérapeutiques. Ce qui existe tout a fait.

RTL : Cela est très nouveau.

B. Kouchner : Non, mais cela n’est pas fait du tout.

RTL : Si cela se faisait.

B. Kouchner : S’il vous plaît, que l’arbre ne nous cache pas la forêt. À l’appel de certains hôpitaux et de certains spécialistes, ceux des toxicomanes qui ne peuvent pas être pris en charge par les drogues de substitution  et en particulier, la méthadone et le subutex  ceux-là on ne va pas les abandonner à la rue à leur sort de mort. Donc on va, comme c’est la règle dans certains pays autour de nous, ce n’est pas une révolution, éventuellement leur prescrire de l’héroïne sous contrôle médical dans un hôpital et pour essayer de les désintoxiquer. Il y a une expérience suisse à ce propos qui est très intéressante puisque sur 500 patients, il y en a déjà 85 qui sont désintoxiqués.

Mais nous n’en sommes pas là. J’ai des demandes des hôpitaux et je verrai dans quel contexte, où, dans quelle situation, dans quel environnement éventuellement, nous pourrons répondre à cette demande. Encore une fois, c’est l’arbre, pas la forêt. La forêt c’est la toxicomanie chez nos jeunes, c’est-à-dire, l’usage de toxiques légaux  cela, on a le droit, cela s’appelle l’alcool et le tabac, cela s’appelle même éventuellement des psychotropes  et puis des toxiques illégaux  cela on n’a pas le droit. Or, il se trouve qu’une réflexion est nécessaire sur ces toxiques illégaux, sur les toxiques légaux également, et c’est ce que nous avons entamé pendant deux jours et il y aura un groupe de suivi et c’est bien que tout doucement, sans fracas, sans attaquer idéologiquement le problème comme on le fait en France : il y a des pour et des contres, sur quoi ? On n’a même pas les données.

RTL : Mais, vous pouvez éviter ce débat justement politique ?

B. Kouchner : Je veux l’éviter. D’abord, ce n’est pas un débat gauche-droite. Je crois qu’en effet cela sépare les gens sur des approches différentes. Vous savez ce qui me frappe, c’est qu’on demande à l’État de faire ce qu’on ne sait pas faire chez soi. Il y a une vraie angoisse chez les gens et comme il y a une consommation qui est chiffrée pour une drogue qu’on peut appeler douce  le cannabis, fumer de l’herbe : 7 millions de personnes l’ont fait en France et 2 millions le font régulièrement. Donc, c’est un fait culturel, osons le dire et cela veut dire, quand on demande à l’État d’appliquer la loi de 1970  le tout répressif, qui n’a pas marché et qui ne marche nulle part  je ne dis pas qu’il faut l’abolir la loi  je ne le dis pas du tout – mais, je dis que ce n’est pas un préalable et cela n’est pas un tabou. Je dis qu’il faut avancer en termes de santé publique.

RTL : Il serait bon de l’amender la loi ?

B. Kouchner : Ce n’est pas mon problème. Cela n’a aucune importance, la santé publique est mon problème, j’en suis en charge.

RTL : Quand même, il faudra bien arriver à une solution, à des mesures ?

B. Kouchner : Oui, de santé publique. Aujourd’hui, il y a un interdit qui n’est pas appliqué. Ce qui est pire pour moi  je ne suis pas juriste  c’est que la loi ne soit pas appliquée. La loi de 1970 qui ne fait aucune différence entre les drogues et qui autorise  et cela n’est pas appliqué, heureusement – un an de prison pour quelques grammes de cannabis. C’est pire d’avoir une loi qu’on n’applique pas. Donc, ne parlons pas de la loi. Nous verrons, il faut convaincre, il faut parler, il faut expliquer parce que nous sommes le pays le plus en retard dans ce domaine en Europe.

RTL : Mais, pourquoi encore une mission de réflexion alors qu’il y a déjà eu en 1995, une commission présidée par le professeur Henrion qui s’était déclarée à une très courte majorité en faveur de la dépénalisation de l’usage du cannabis dans certains cas ?

B. Kouchner : Oui, une commission très intéressante. Le professeur Henrion est venu parler à ces journées que nous avons organisées au ministère de la Santé. Il n’y a pas que lui. Il y a le Comité national d’éthique avec le professeur J.-P. Cagneux qui est un des neurologues les plus éminents du monde, qui dit la même chose. Et il est venu aussi. Il y a l’Église de France, avec Mgr Rouay, président de la commission sociale de l’épiscopat français qui est venu nous dire : pourquoi tant de rigidité  il a dit « constipation intellectuelle » pour cela ? Oui, il y a un désir de s’occuper des autres. Il y a un désir de tendre la main, de parler avec le cœur et pas avec la répression. Voilà ce que nous avons voulu dire, mais pas la loi.

RTL : Il y a eu l’académie des sciences l’an dernier qui a dit l’inverse.

B. Kouchner : Non, l’académie des sciences a été consultée sur un seul produit  le cannabis  et c’était un scandale, car ce n’était pas à titre comparatif, parce que personne n’a dit que le cannabis faisait du bien. Si c’est cela qu’ils ont inventé à l’académie des sciences, il faut les enlever de l’académie ! Simplement, il faut être comparatif en sciences. Il y a, je vous l’ai dit, des toxiques légaux  l’alcool, le tabac  qui font des ravages : 120 000 morts dans notre pays, et puis il y a des toxiques illégaux qui font des ravages aussi. Mais comparons-les. L’académie des sciences n’a pas fait de travail précis, elle a colligé ce qu’on savait sur le cannabis.

RTL : M. Chevènement, ministre de l’Intérieur, disait hier soir : il n’est pas question d’ouvrir à la dépénalisation du cannabis. D’ailleurs, tous les pays qui l’ont fait on connut un échec.

B. Kouchner : Non, M. Chevènement est un homme intelligent et il n’a pas dit cela. D’abord c’est faux : les pays qui ont libéralisé ne sont pas revenus sur ces mesures. Ce n’est pas vrai. Mais moi, je ne demande pas cela. Ce que M. Chevènement a dit, et je l’approuve : il faut trouver une solution à l’échelle internationale. Cela bien entendu, c’est vrai.

RTL : Mais, c’est une brèche dans l’interdit ce que vous êtes en train de nous dire ?

B. Kouchner : Non, pas du tout, c’est une position de santé publique. Encore une fois, je ne veux pas provoquer un faux débat avec fracas et déclarations intempestives, ridicules, qui ne nous font pas avancer. Je veux convaincre et je veux d’abord que la santé publique avance. Je veux prendre en charge les usagers de toxiques, les usagers de drogues, ceux qui sont dans la dépendance, c’est-à-dire, dans une situation tragique, où ils tendent la main un moment donné. Je veux me conduire avec humanité à leur encontre comme d’ailleurs les spécialistes, et l’Église de France et les religieux de tout poil, si j’ose dire. Ce n’est quand même pas révolutionnaire quand on est chargé de la santé publique. Et, je ne veux pas, avec des déclarations ou des provocations, faire que le débat se situe uniquement sur la loi de 1970. Ce n’est pas mon problème pour le moment.

RTL : Les dépenses de santé ont progressé en novembre comme elles avaient progressé également en octobre de manière accélérée. C’est inquiétant ?

B. Kouchner : Oui. Vous parlez des dépenses libérales, c’est-à-dire, des médecins de ville, des spécialistes et des généralistes. Oui, c’est inquiétant parce que si nous ne restons pas dans les clous, si nous dépensons plus que ce qu’on a, nous repartons dans le trou de la Sécurité sociale. Vous savez que nous sommes les recordmen du monde en France d’utilisation des médicaments pour rien. Vous savez qu’on consomme 7 à 9 fois plus d’antibiotiques qu’en Angleterre et nous ne sommes pas moins malades. Savez-vous que les psychotropes détiennent un record du monde : 18 millions de boîtes par mois en France et que tout le monde sait que cela, ce sont des toxiques légaux. Je ne dis pas qu’ils sont inefficaces mais nous en consommons trop et surtout, je crois qu’il ne faut pas céder, non plus, à l’appel des malades qui ont leurs habitudes excessives. Il faut qu’un dialogue s’installe et qu’on soit dans la transparence et l’intelligence. C’est difficile, je sais.

 

(manque Hebdo des socialistes du 19 décembre 1997)