Déclaration de M. Bernard Kouchner, secrétaire d'Etat à la santé, à Paris le 26 novembre 1997 et interviews dans "L'Evénement du jeudi" le 27 et "Le Monde" le 10 décembre, sur la lutte contre le SIDA dans le monde, la contamination des enfants, l'information et le dépistage, et le refus de toute limitation à la circulation des personnes infectées.

Prononcé le

Intervenant(s) : 

Circonstance : Lancement de la journée mondiale de lutte contre le SIDA (spécialement consacrée aux enfants), Paris le 26 novembre 1997

Média : Emission la politique de la France dans le monde - L'évènement du jeudi - Le Monde

Texte intégral

le 26 novembre 1997 - Allocution de Bernard Kouchner à l’occasion du lancement de la journée mondiale de lutte contre le SIDA

Être un enfant dans un monde marqué par le SIDA, pour reprendre le thème de cette journée mondiale 97, c’est d’abord, pour certains enfants, avoir deux, cinq ou dix ans et le virus dans son corps.

En France, au 30 septembre 1997, 321 enfants vivaient au stade SIDA et 713 cas de SIDA pédiatriques avaient été déclarés depuis le début de l’épidémie.

Un chiffre qui, heureusement, ne progresse plus guère, sous l’effet de la première vraie bonne nouvelle qui ne fut jamais annoncée sur le front du SIDA : la capacité à réduire très sensiblement la transmission du virus de la mère à l’enfant.

Un progrès important réalisé grâce au concours des médecins français qui sont en ce domaine très impliqués, ce dont je me félicite.

Désormais, en France, ce sont nettement moins de 10 % des 700 enfants naissant environ chaque année de mère séropositive qui contractent le virus : soit une cinquantaine par an.

Mais une telle avancée ne doit pas faire oublier que beaucoup reste à faire pour les enfants porteurs du virus :

 d’abord sensibiliser le public et former les professionnels sanitaires, sociaux et éducatifs à l’accueil de ces enfants comme le fait le ministère chargé de la santé en collaboration avec les autres acteurs concernés (ministères, associations…).

Sensibiliser et former pour briser cette image d’un enfant cloué sur un lit d’hôpital dès ses premiers jours, alors que la plupart de ces enfants vivent de nombreuses années parmi les autres ; doivent grandir, jouer, apprendre, comme et avec les autres.

Dire et redire qu’un enfant vivant avec le virus c’est d’abord un enfant avec ses joies, ses désirs, ses peines, et ses espoirs – oui ses espoirs – et qu’il ne saurait se réduire à un statut sérologique encore trop souvent obsédant ou stigmatisant ;

 mais vouloir améliorer la qualité et la durée de vie de ces enfants c’est aussi poser la question des traitements. Car si les enfants ont été les premiers à bénéficier de la première bonne nouvelle de la lutte contre le SIDA, ils sont les derniers à profiter de la seconde.

Je veux parler de l’absence de formes pédiatriques pour la plupart des molécules anti-virales récentes et tout particulièrement des anti-protéas.

Je souhaite à l’occasion de cette journée mondiale spécifiquement consacrée aux enfants, appeler très expressément les laboratoires pharmaceutiques, en collaboration avec les organismes de recherche, à permettre que cesse cette situation intolérable.

Et que dire de l’accès aux soins du million d’enfants qui vivent aujourd’hui à travers le monde, dont 90 % dans les pays en développement.

L’accès aux soins des personnes vivant avec le VIH dans les pays en développement est, je le sais, une préoccupation majeure du docteur Piot, et je ne peux que le soutenir dans cette démarche.

J’avais d’ailleurs contribué, je crois, à ce mouvement en faisant voter au Parlement européen une résolution sur la solidarité thérapeutique.

Je ne méconnais pas les difficultés considérables liées à ce problème, y compris lorsqu’on l’inscrit dans le cadre plus large de l’accès aux soins pour l’ensemble des malades.

Mais je crois juste de soutenir toutes les initiatives qui vont dans ce sens, même lorsqu’elles apparaissent à certains trop modestes au regard de l’enjeu.

Être un enfant au temps du SIDA, c’est aussi être indirectement concerné par l’épidémie lorsque sa mère, son père, son frère, ou sa sœur, est touché par le virus. Situation combien difficile et fragilisante pour l’équilibre d’un enfant. Je souhaite saluer à ce propos les solidarités familiales qui entourent le plus souvent ces familles éprouvées. Je souhaite aussi saluer le travail de famille d’accueil, discrètes mais tellement nécessaires quand l’autorité parentale ne peut s’exercer.

Tous les enfants de notre pays connaissent aujourd’hui le terme de SIDA mais combien savent mettre derrière ce mot, autre chose que la peur et le rejet pour accepter d’entendre un jour la confidence d’un de leur copain d’école.

Si l’interprétation scolaire des enfants directement touchés est heureusement faite et acceptée dans notre pays, les réflexes de solidarité doivent encore être stimulés.

En France grâce aux efforts des services sociaux et des associations, et avec le soutien des pouvoirs publics, beaucoup est fait, même si bien sûr tout n’est pas parfait.

Mais c’est à l’échelle mondiale qu’est le réel défi.

Même les fortes solidarités communautaires qui perdurent dans la plupart des pays en développement, et que nous envions souvent, sont parfois mises en échec tant l’ampleur du phénomène est grande.

9 millions d’enfants ont à ce jour perdu leur mère du fait du SIDA.

La communauté internationale doit se mobiliser, plus encore qu’elle ne le fait aujourd’hui pour répondre à ce défi.

À condition toutefois de veiller à ne pas transposer nos schémas occidentaux, à ne pas multiplier les orphelins, inadaptés dans la plupart des cas, mais plutôt à renforcer les réseaux familiaux et communautaires mis à rude épreuve.

Être un enfant dans un monde marqué par le SIDA, enfin, c’est être exposé, aujourd’hui ou demain, au risque d’infection par le VIH.

Face aux censeurs et faux moralistes criminels, il faut réaffirmer ici que la prévention, l’éducation à la santé et à la sexualité sont plus qu’une nécessité, c’est un devoir que nous avons à l’égard des générations à venir.

Un rapport de l’ONUSIDA vient de faire, de façon opportune, la synthèse de soixante-huit rapports sur l’éducation en matière de santé sexuelle venus d’une dizaine de pays : la conclusion en est claire et simple :

Oui, les programmes d’éducation en santé sexuelle – à condition bien sûr qu’ils soient de qualité – contribuent à l’adoption de comportements à moindre risque chez les jeunes.

Non, ces programmes n’entraînent pas d’accroissement de leur activité sexuelle et ont même plutôt tendance à retarder l’âge des premiers rapports.

En France, la prévention de l’infection à VIH chez les jeunes a été intégrée à une démarche éducative large d’éducation à la santé et à la sexualité.

Des expériences innovantes ont été développées.

C’est ainsi que les premières expériences de mises en place de vingt heures annuelles d’éducation à la santé à l’école l’ont été à l’instigation du ministère de la santé, à partir de la prévention du SIDA.

Et nous souhaitons aujourd’hui avec la ministre chargée de l’enseignement scolaire, Ségolène Royal, étendre progressivement ces vingt heures d’éducation à la santé à l’ensemble du pays.

Comme le souligne Geneviève Fraisse, notre nouvelle déléguée aux droits des femmes, il faut savoir parler du plaisir et de l’amour, il faut évoquer le bonheur, rendre la liberté. Une approche que l’on retrouve dans une brochure du service des droits des femmes qui sera diffusée auprès des 13/17 ans dès le début de l’année prochaine.

Prévention et prise en charge, c’est sur l’articulation de ces deux axes complémentaires et indissociables que peut, que doit, se construire une réponse efficace à l’épidémie, dans les pays en développement comme dans les pays industrialisés.

À la condition que soit présente la troisième composante indispensable : la participation des personnes vivant avec le VIH et des associations à tous les niveaux de décision et de mise en œuvre des actions et des programmes.

C’est pourquoi je tiens à rendre un hommage particulier à Mme Thiam, qui a eu la gentillesse et le courage de venir du Sénégal pour témoigner du quotidien d’une femme, d’une mère, vivant avec le VIH au sud du Sahara, et plus largement de la situation dans les pays en développement.

L’Événement du jeudi le 27 novembre 1997

L’Événement du jeudi : Le sida affecte aujourd’hui des populations de plus en plus marginales, qui se retrouvent exclues des soins. Comment toucher ces personnes en détresse sociale, psychologique et économique ?

Bernard Kouchner : Le problème de l’accès aux soins des plus démunis n’est pas spécifique au VIH, mais le sida complique encore plus ces situations. Nous travaillons avec Martine Aubry à une « assurance médicale universelle ». Ce sera un progrès, mais nous savons que tous les problèmes ne seront pas réglés pour autant. Ces populations d’exclus ont des problèmes, en particulier psychologiques, pour s’engager dans une demande de soins. Il faut aussi améliorer l’accompagnement pour mieux accueillir. Tout cela coûte cher. Les pouvoirs publics consacrent plus de 6 milliards de francs par an pour le sida. Le budget de l’État sera en légère progression l’année prochaine. Nous travaillons non seulement à améliorer le dépistage avec une prise en charge qui s’inscrit dans la durée. C’est ce qui est le plus difficile à faire pour les personnes en situation de précarité.

L’Événement du jeudi : On estime à près de 20 000 le nombre de séropositifs qui ignorent l’être. Comment convaincre les gens de se faire dépister ?

Bernard Kouchner : Avant, quand on prenait un risque, il fallait attendre trois mois pour savoir si l’on était contaminé. Il n’existait, en outre, aucune prise en charge thérapeutique précoce. À présent, le diagnostic peut être posé entre le dixième et le quatorzième jour après une éventuelle contamination. En traitant immédiatement et pendant huit semaines, on diminue considérablement le risque de devenir séropositif. La situation est radicalement différente. Il faut dire l’intérêt réel à effectuer un test de dépistage. On peut savoir plus tôt et surtout on peut, à tous les stades, bénéficier d’une thérapeutique efficace même si, pour le moment, on ne guérit pas du sida.

L’Événement du jeudi : De plus en plus de femmes seraient séropositives ?

Bernard Kouchner : Les femmes ont été les négligées de l’épidémie pour des raisons de machisme évident. Elles sont souvent dans une situation très difficile, en particulier dans les populations originaires des régions du monde où la contamination est hétérosexuelle. Ces femmes hésitent à demander à leur mari de faire un test ou de mettre un préservatif. Il faudrait encourager le dépistage dans ces populations.

L’Événement du jeudi : Oui, mais comment ?

Bernard Kouchner : Il faut informer, informer et informer encore. Continuer les campagnes télé, les campagnes d’affichage. Dire que c’est toujours une maladie mortelle pour laquelle les mesures de prévention doivent être redoublées. L’information doit être ciblée pour atteindre les personnes concernées, pour qu’elles puissent se reconnaître. Surtout, savoir aussi se méfier de la « thérapeutique triomphante ». Tout n’est pas résolu.

L’Événement du jeudi : Des années de campagnes télévisées et d’affichage n’ont pas suffi à mettre fin aux comportements à risque. De plus, depuis quelques années, le nombre de nouvelles contaminations n’a pas diminué…

Bernard Kouchner : Si des problèmes persistent, il y a malgré tous des améliorations. Les jeunes utilisent beaucoup plus le préservatif qu’on ne le croit. Les jeunes femmes le proposent courageusement. Les ventes sont en constante augmentation. On est passé de 73 millions d’unités en 1992 à 100 millions en 1996. Je compte relancer une campagne d’incitation pour l’utilisation des préservatifs à 1 F. Des campagnes d’information plus directe sont aussi prévues, même si je ne crois pas que ce soit notre culture. Les téléspectateurs risquent de tourner le bouton. Enfin, nous réfléchissons avec Xavier Gouyou-Beauchamps à des temps d’antenne qui permettraient de diffuser des alertes de santé publique à la télévision pour prévenir les gens lors d’un problème grave de santé publique.

L’Événement du jeudi : Le sida est une épidémie mondiale. Contrôler le foyer infectieux en France ne rime à rien si on la laisse prospérer ailleurs. Garantir l’accès aux soins des pays du tiers monde n’est pas seulement un devoir humanitaire, c’est une nécessité. Qu’allez-vous faire dans ce sens ?

Bernard Kouchner : J’ai fait voter une résolution du Parlement européen sur la solidarité thérapeutique, à titre expérimental, certes. Je souhaiterais que, pour chaque patient pris en charge par trithérapie dans un pays européen, un peu d’argent soit versé pour soigner un malade d’un pays en voie de développement. De l’argent donné par le système de soin du lieu, les laboratoires, par le FMI et par des fondations.

LE MONDE le 10 décembre 1997

Le Monde : Quelle lecture faites-vous, en tant que secrétaire d’État à la santé, des résultats de cette étude sur les législations limitant la circulation des personnes infectées par le VIH ?

Bernard Kouchner : Comme on compte plus de trente millions de personnes infectées dans le monde et que ce chiffre va en croissant rapidement, ce sujet est évidemment d’une importance essentielle. Je note toutefois que, le plus souvent, les pays qui restreignent la liberté de circulation des personnes infectées ne brille pas par leur libéralisme. Aucun nouvel argument ne justifie que nous changions d’attitude et que nous suivions de telles politiques. Il ne faut en aucune manière que l’infection par le VIH ou l’existence d’un sida soient des éléments permettant de limiter la libre circulation des personnes. Il ne faut pas de test aux frontières !

Le Monde : Ne peut-on toutefois pas supposer que les mesures restrictives aient, dans certains cas, un intérêt sanitaire ?

Bernard Kouchner : Non. Cela est totalement illusoire. Les pays qui ont pris de telles mesures, ceux qui semblent le plus se protéger, sont le plus souvent ceux qui sont le plus infectés. Les cas du Nigeria, de l’Angola et du Zimbabwe le démontrent à l’évidence. C’est encore le cas de l’Inde ou de Cuba, où, en outre, on restreint la liberté des séropositifs cubains en les enfermant dans des hôpitaux qui ressemblent fort à des prisons.

Le Monde : Quelle doit être l’attitude de l’Union européenne face aux mesures restrictives adoptées par la quasi-totalité des pays d’Europe centrale ou de l’ancienne Union soviétique ?

Bernard Kouchner : Nous ne pouvons bien évidemment pas, pour notre part, accepter au sein de l’Union européenne que les pays d’Europe centrale et de l’Est aient prise de telles dispositions. Ils n’ont pas à imposer un « baptême sérologique » à leurs frontières. C’est insupportable. C’est et ce sera l’un des obstacles à l’élargissement de l’Union européenne.