Tribune de M. Bernard Thibault, secrétaire général de la CGT, dans "Le Monde" du 10 septembre 1999, sur les enjeux de la représentation syndicale, son rôle dans la vie de l'entreprise, notamment lors de négociations et les nécessaires évolutions des organisations syndicales face aux attentes des salariés.

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Média : Emission la politique de la France dans le monde - Le Monde

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Plus de cent cinquante ans après le début de la révolution industrielle, force est de constater que les salariés ne disposent toujours pas des droits et des moyens pour que l'orientation des politiques et l'évolution des structures économiques prennent véritablement en compte leurs intérêts : la rafale d'opérations de concentrations industrielles et financières à laquelle nous assistons vient une fois de plus témoigner de cette réalité avec un cynisme éclatant.

Les processus à l'oeuvre dans la construction européenne comme dans ce qu'on appelle communément la mondialisation ne font qu'accentuer ce sentiment de distance croissance entre véritables lieux de décisions et exercice de toute citoyenneté. Ainsi, pour l'immense majorité de la population en activité, une part essentielle des conditions de vie continue à être déterminée dans le cadre d'un rapport social fondamentalement et profondément inégalitaire, totalement décalé par rapport à ce que chacun de nous place communément sous le concept de démocratie.

Alors qu'aucun de nous n'est prêt à admettre qu'on attente à ses libertés, il semble que, dans notre pays, cette liberté fondamentale du salarié qu'est le droit de se syndiquer pour défendre ses intérêts soit laissé en jachère, et qu'il n'apparaisse pas clairement qu'être syndiqué c'est aussi et d'abord être citoyen. Il est temps, trente ans après les grèves de 1968 qui ont permis d'obtenir la reconnaissance du fait syndical dans l'entreprise, de s'interroger sur les conditions d'exercice de ce droit, les limites qui lui sont imposées, la réalité de la représentativité syndicale.

Alors que 88 % de la population active de la France est salariée, moins de 10 % est syndiquée. L'étendue des pouvoirs qui restent conférés, en droit ou en fait, aux employeurs contribue directement à la faible organisation des salariés dans la défense de leurs intérêts. Je ne connais pas de PDG qui ait été inquiété du fait de ses responsabilités au sein de l'organisation des « entrepreneurs ». Mais je connais quelques-uns des 13 521 représentants du personnel licenciés en 1997, je connais des employés qui se syndiquent « clandestinement » hors de l'entreprise par crainte de représailles ou de brimades. Je connais ceux qu'on place à la barre des accusés pour « tentative d'extorsion de fonds » alors qu'ils revendiquent une augmentation de salaire, les « violations de domicile » imputées à ceux qui veulent préserver leur outil de travail, leur moyen d'existence.

Il est de pratique courante que les entreprises intègrent leur cotisation aux organismes patronaux dans les frais généraux. Mais le militant en disponibilité pour son syndicat risque de figurer sur la liste noire des interdits de travail une fois son mandat achevé. Ces formes aiguës de violence sociale sont inacceptables mais elles se perpétueront tant qu'un certain consensus se maintiendra sur l'idée que, lorsqu'on passe la porte du bureau ou de l'atelier, on s'en remet à des institutions ou on se soumet à des forces sur lesquelles on n'a pas de véritable prise et qu'on devrait alors abdiquer, perdre de sa personnalité, taire ses aspirations.

Dans ce contexte, concevoir les syndicats comme les agents d'exercice de droits dont les salariés sont les dépositaires, les rendre gagnants du fait que les salariés ne puissent jamais être dessaisis du pouvoir individuel et collectif de s'exprimer sur ce qui les concerne, c'est tout simplement respecter la définition en droit de la « délégation ». Ce n'est en rien retirer aux syndicats et à leurs représentants un iota de leurs prérogatives légitimes, ce n'est en rien affaiblir leur position dans toutes les circonstances du dialogue ou de la confrontation avec les employeurs. Cela ne limite pas le rôle du syndicat, mais cela change son rapport aux salariés, du moins celui qui s'est insidieusement mis en place.

Tout le monde, par conviction et ou par commodité, s'est mis à croire que l'efficacité syndicale pouvait s'alimenter au mythe de l'avant-garde éclairée présent dans toutes les organisations. Le fossé s'est ainsi creusé entre les salariés et leur représentation syndicale. C'est tout particulièrement vrai lors d'un moment-clé comme celui de la négociation. Le droit à la négociation collective a été conquis par les luttes ouvrières. Conçue pour établir des garanties sur les droits fondamentaux communs aux salariés, la négociation, au fil de la crise, s'est muée en une entreprise systématique de remise en cause des acquis sociaux en les « ajustant » à la détérioration de l'environnement par le chômage et le travail précaire, et en dérogeant aux règles hier applicables.

Dans ce contexte difficile, il n'est pas impossible que certaines attitudes de la CGT aient contribué, à son corps défendant, à renforcer ce que nous voulions éviter : la délégation des pouvoirs a favorisé les pratiques manoeuvrières de sommet.

Personne ne devrait avoir à redouter qu'avant toute conclusion d'un accord susceptible de sanctionner une négociation importante, actant le constat d'un rapport de forces à un moment donné, la mise en débat permettre à chacun des intéressés de se forger une opinion et de la faire connaître et que ce soient les organisations syndicales et elles seules qui en aient la responsabilité et les moyens. Bien au contraire, cela fonde sans ambiguïté la place que doit tenir chaque organisation syndicale, cela fournit une base claire à la légitimité de son rôle et à la valeur de l'engagement syndical ; c'est un critère moderne pour apprécier son indépendance vis-à-vis du patronat, de la direction d'entreprise et du gouvernement.

Je ne vois pas bien ce qui peut autoriser certains à supposer que souscrire à une telle démarche serait « avantager » plutôt la CGT que les autres confédérations. Injecter de nouveaux processus démocratiques dans la représentation syndicale, afin de permettre à la fois que l'opinion des salariés se forme dans l'écoute et la confrontation des points de vue et que tous les responsables syndicaux rendent compte de leur activité à des moments cruciaux de l'exercice de leur mandat ne sera pas moins exigeant pour la CGT que pour toute autre organisation.

Bien sûr, une telle conception de l'exercice de la responsabilité syndicale ne peut pas s'accommoder des carences graves ou de l'absence des processus de désignation des représentants des salariés. Comment justifier, par exemple, que la représentation syndicale soit figée, dans certains organismes paritaires, à l'influence des uns et des autres depuis plus de trente ans, sans que l'on demande en aucune occasion aux salariés de choisir leurs représentants ?

Comment s'accommoder du fait que la seule élection interprofessionnelle susceptible de permettre aux salariés de faire connaître leur sensibilité et de fournir une indication sur l'influence de chaque confédération n'ait lieu que tous les cinq ans – elle n'est d'ailleurs destinée qu'à élire les conseillers prud'hommes ? Pourquoi se résoudre à l'absence de droit dans les entreprises de moins de 10 salariés à l'heure où les petites entités sont de plus en plus nombreuses ? Est-ce qu'on reste l'arme au pied alors qu'il y a de plus en plus de salariés qui vont travailler dans des petites entreprises en restant complètement privés de droits et de moyens d'expression syndicale avec la bénédiction de la loi ?

Qui peut croire qu'une négociation conduite au nom des salariés est crédible si elle est conclue par un représentant syndical ou une organisation qui n'a pas obtenu ou ne peut pas se prévaloir d'un large accord parmi les salariés qu'il ou elle représente, comme cela est possible aujourd'hui ?

Il y a sans doute un débat très large à avoir dans le mouvement syndical et au niveau institutionnel sur ce sujet fondamental mais non tabou de la représentation et, donc, de la représentativité. Je me félicite que la discussion à propos du projet de la seconde loi de la réduction du temps de travail, qu'il faudra améliorer sur bien des aspects, soit une opportunité pour une prise de conscience collective de la nécessité de faire souffler un vent de démocratie sur l'ensemble des relations sociales. Mesurons, au passage, les limites du projet de loi : au stade actuel, le principe majoritaire n'est requis que pour attribuer des allègements de cotisations sociales aux employeurs – option par ailleurs contestable ! - et non pour accréditer la validité d'un accord sur la réduction du temps de travail dans une entreprise ou une branche professionnelle.

Toujours est-il que, d'une manière ou d'une autre, les négociations sur un sujet aussi essentiel que l'organisation de la vie des salariés dans et hors de l'entreprise ne sauraient s'accommoder du constat que les questions sociales sont le seul domaine où une minorité a le droit de décider pour la majorité.

Il faut que le droit à la négociation collective soit irrigué par une conception neuve de la représentativité. En défendant une telle ambition, il ne s'agit pas « d'éliminer » quiconque autour de la table. Le paysage syndical, qui s'est largement modifié au cours de ce siècle, continuera d'évoluer. Il doit le faire en permettant aux salariés d'être des acteurs dans leur représentation syndicale. C'est une condition pour que le pluralisme de fait ne soit plus vécu négativement comme une source de division systématique mais comme le résultat d'un processus démocratique, et donc comme un atout potentiel réel.

Plutôt que de s'arc-bouter sur une situation qui chaque jour montre qu'elle est un peu plus dépassée, les syndicalistes – et, en premier lieu, ceux des confédérations qui prônent les convergences et la solidarité entre toutes les catégories de salariés – auraient avantage à être à l'initiative du débat désormais inévitable. Revendiquer des droits nouveaux pour les salariés, promouvoir des outils adaptés favorisant une expression syndicale réellement démocratique parce qu'à la fois constructive et représentative de l'opinion des salariés, c'est un des premiers défis pour le syndicalisme du siècle à venir.