Interviews de M. Jack Lang, membre du bureau national du PS et président de la commission des affaires étrangères à l'Assemblée nationale, à RTL et Europe 1 le 27 mai et à France-Inter le 4 juin 1999, sur l'inculpation de Slobodan Milosevic par le Tribunal pénal international, le rôle respectif des Européens et des Américains dans le conflit du Kosovo, le meeting commun de la gauche européenne à Paris et la mise en examen du préfet Bonnet.

Prononcé le

Intervenant(s) : 
  • Jack Lang - membre du bureau national du PS et président de la commission des affaires étrangères à l'Assemblée ;
  • Jean-Marie Lefebvre - Journaliste

Média : Emission L'Invité de RTL - RTL

Texte intégral

RTL - Jeudi 27 mai 1999

Q - Avant d'évoquer le meeting de ce soir, quelques mots sur la Yougoslavie. M. Miloševic s'est prononcé cet après-midi pour « un règlement sans délai » du conflit du Kosovo en passant de la voie militaire à la voie politique. Estimez-vous que cette décision est en rapport avec l'inculpation du président yougoslave par le TPI pour crimes contre l'humanité ? Et prenez-vous en considération cette déclaration de M. Miloševic ?

- « Une chose suffirait à M. Miloševic : ça consisterait à accepter les conditions qui ont été posées pour interrompre les frappes. Et ces conditions, c'est notamment : le retrait des forces serbes du Kosovo, le retour des Kosovars et la mise en place d'une force internationale. Et, à ce moment-là, en effet, un règlement politique pourrait intervenir très rapidement. Malheureusement, l'expérience enseigne que le dirigeant yougoslave n'est pas avare de paroles, de belles promesses aussitôt démenties par ses actes. »

Q - Jean-Marie Lefebvre : Mais est-ce que la décision du TPI va, selon vous, accélérer les évolutions vers la recherche d'une solution politique ?

- « Je crois qu'en tout cas elle pèsera certainement sur l'opinion serbe. Et progressivement apparaîtra une fracture entre Miloševic  et une partie de la population serbe. Et c'est un des aspects qui peut contribuer à faire plier Miloševi?. Pour le reste, nous n'avons jamais relâché notre volonté de trouver une solution diplomatique. Mais tant que cette solution n'est pas trouvée, nous maintenons la pression. Par ailleurs, je voudrais relever un propos qui a été tenu par le ministre de l'intérieur… »

Q - Justement, je voulais vous demander ce que vous pensiez des propos de votre ami Jean-Pierre Chevènement ?

- « Mais on ne peut pas faire comme s'il n'y avait pas d'un côté les États et de l'autre la justice ! Nous sommes dans un système national et international dans lequel on doit respecter l'indépendance de la justice. Or, le Tribunal international est une institution libre, autonome, qui a ses propres règles. Et si ce tribunal a décidé d'inculper Miloševic, c'est parce qu'il détenait des preuves indiscutables de sa culpabilité. Et je crois que nous n'avons pas à commenter outre mesure cette situation. La justice fait son « boulot » - si j'ose dire. Aux gouvernements d'entreprendre le leur en menant simultanément la stratégie de pression militaire et la volonté de trouver un accord politique. »

Q - Venons-en au grand meeting que vous organisez, ce soir, au Palais des sports. Des jeunes du RPR et de Démocratie libérale ont l'intention de distribuer des affiches devant le Palais des sports, afin de mettre en contradiction Lionel Jospin et les autres dirigeants socialistes européens, notamment sur les mesures économiques et les 35 heures en particulier…

- « Oui, non, ça, c'est de bonne guerre. On ne va pas s'étonner que ce type de procès soit entrepris. Ce n'est pas très nouveau. Pour répondre rapidement, je dirais que c'est un même idéal, une même conception de la société, les mêmes valeurs qui animent les différents responsables socialistes en Europe. Mais, naturellement, chacun de nos pays a ses traditions, son histoire, sa sensibilité. C'est une richesse. Je crois que l'Europe que nous voulons construire, ce n'est pas une Europe monolithique, taillée d'un seul bloc. C'est une Europe de la diversité. Et quand, par exemple, Tony Blair – puisque son nom est cité – décide dans son pays de surtaxer les entreprises privées qui ont été privatisées pour financer des emplois pour les jeunes, c'est une mesure qui est très proche de celle que nous avons-nous-mêmes décidé dans le domaine des emplois-jeunes. »


Europe 1 - jeudi 27 mai 1999

Q - Le Tribunal pénal international inculpe aujourd'hui Miloševic de crime de guerre. Sans doute a-t-il la punition qu'il mérite. Est-ce que vous ne croyez pas que Miloševic va répondre par un grand éclat de rire ?

- « Il faut préciser que le Tribunal pénal international est un tribunal indépendant et mène ses enquêtes avec beaucoup de soins et de scrupules, et accomplit son travail avec conscience. Il n'inculpe que dans la mesure où il a réuni des preuves certaines et confirmées. Tel semble être le cas. Néanmoins, attendons pour apprécier la conférence de presse de Mme Arbour cet après-midi. »

Q - Vous êtes prudent !

- « On ne peut pas commenter un jugement que l'on a pas lu. »

Q - Est-ce que vous doutez des atrocités et des exactions commises ?

- « À titre personnel, je n'en doute pas, et si le tribunal international a énoncé cette inculpation, c'est qu'elle repose sur des bases certaines. »

Q - Qui ira mettre Miloševic en état d'arrestation ?

- « Rien n'est impossible aujourd'hui lorsqu'on constate que Pinochet, qui se croyait à l'abri de tout, a finalement lors d'un voyage en Angleterre été saisi et mis en état d'arrestation. La décision du tribunal est à la fois l'affirmation du droit des gens sur les crimes contre l'humanité, et en même temps c'est une menace qui pèsera sur Miloševic. »

Q - L'ONU, l'OTAN peuvent-elles conclure de signer la paix avec un criminel de guerre aux mains couvertes de sang des siens, qui est prisonnier dans son palais ? Qui va arrêter la guerre ?

- « Les conditions de la solution diplomatique restent les mêmes. Nous avons dit et redit que nous attendions des autorités de Belgrade qu'elles respectent les conditions que nous avons posées : le retrait des troupes de répression, le retour des Kosovars, la mise en place d'une force internationale. Tout cela reste inchangé. Et il n'est pas question, pas plus aujourd'hui qu'hier, de négocier avec Miloševic. »

Q - Votre ami Ibrahim Rugova rencontre Hubert Védrine aujourd'hui au Quai d'Orsay. Est-ce que Rugova a gagné un peu de crédit en faisant hier un rapide petit tour – d'une dizaine de minutes et en étant apparemment apeuré – dans deux camps de réfugiés ? Est-ce que cela suffit à faire oublier qu'il était pendant des semaines le complice ou l'hôte de Miloševic ?

- « Je n'ai pas suivi les choses dans le détail. Je crois qu'il a été reçu avec beaucoup de chaleur et d'amitié par les Kosovars, les Albanais. Il s'est rendu sur place… »

Q - Vite, vite !

- « C'est un homme qui doit être présent sur tous les fronts en ce moment. Il sera, cet après-midi à Paris à l'invitation d'Hubert Védrine ; il a rencontré les différents chefs d'État, et je crois qu'en effet le temps presse pour multiplier les contacts. »

Q - C'est vous, Jack Lang, qui allez être ce soir le meneur de revue des dirigeants de l'Europe, en meeting à Paris. Il y a les anciens – Felipe Gonzales, Mário Soares –, et puis les nouveaux – Schröder, d'Alema, Jospin. Qu'ont-ils en commun ?

- « D'abord, c'est sans précédent que, dans une même époque, autant de pays aient à leur tête des responsables socialistes. Ce qu'ils ont en commun, c'est un même idéal, une même volonté : une passion pour la justice et le droit, une volonté de faire reculer les injustices sociales, le désir de construire une Europe qui soit demain une puissance et sur le plan militaire et sur le plan économique et sur le plan politique. Voilà l'idéal commun que nous partageons. En même temps, ne me faites pas dire qu'ils n'auraient pas de différence de tempérament. D'ailleurs ce serait absurde ! Nous ne rêvons pas d'une Europe monolithique, taillée d'un seul bloc. »

Q - Faites-nous quelques portraits ! Tony Blair qui, en ce moment, se prend pour Churchill.

- « Tony Blair, dans sa politique, il y a toute une série d'initiatives qu'il a prises, qui sont très courageuses, qui participent de notre idéal. Lorsqu'il accorde l'autonomie au Pays-de-Galles et à l'Écosse ; lorsqu'il fait la paix en Irlande, voilà une avancée de gauche en Angleterre ! »

Q - On peut le faire pour la Corse ?

- « C'est une question qui sera posée un jour, lorsque l'État de droit sera pleinement rétabli. Lorsqu'on, Tony Blair, décide d'établir une taxation sur les profits d'entreprises privées pour financer des emplois pour les jeunes, c'est une vraie mesure de gauche. Chacun naturellement, selon ses traditions et son tempérament, apporte des solutions originales. Nous ne rêvons non pas d'une Europe grise et uniforme, mais d'une Europe arc-en-ciel. »

Q - Quel lyrisme ! Gerhard Schröder : qu'a-t-il à son actif qui peut inspirer ses collègues ?

- « Si vous m'obligez à citer une décision, celle dont nous pouvons être fiers collectivement comme socialistes européens, c'est la décision d'instaurer une loi sur la nationalité qui, pour la première fois dans l'histoire de l'Allemagne, substitue une citoyenneté, comme partout en Europe. »

Q - Qu'est-ce que Lionel Jospin réussit qui peut servir d'exemple aux autres ?

- « Je crois un volontarisme politique qui, sur le plan du chômage par exemple, aboutit à toute une série de mesures : les emplois-jeunes, les 35 heures et d'autres décisions. Il y a aussi notre volonté de rénover profondément la démocratie. Et puis, il y a ce que le Gouvernement de la France a apporté depuis deux ans dans la construction de l'Europe : premièrement, l'idée même que l'emploi doit être au coeur de nos préoccupations ; et deuxièmement, la volonté de relancer la construction politique de l'Europe. Nos efforts porteront leurs fruits puisqu'à Cologne, dans quelques jours, on mettra en place un processus de discussion pour renforcer l'efficacité des institutions européennes. »

Q - Vous ne pensez pas qu'il vaut mieux que la France ne propose pas les 35 heures ? Parce qu'ils n'en veulent pas !

- « Chacun trouve dans son pays la solution, et les 35 heures dont vous parlez, les Italiens les ont reprises à leur compte. »

Q - C'est un meeting commun de la gauche européenne : combien de temps va parler chacun ?

- « C'est un des grands soucis du président de séance que je serai, d'obtenir que chacun parle peu puisque nous serons une bonne quinzaine. »

Q - Aujourd'hui, vous êtes contraint, en quelque sorte, à la générosité : Jack Lang fait campagne comme les autres. Quelle belle âme !

- « J'ai toujours pensé que le meilleur des slogans, c'était : « Tous pour un, un pour tous. » Personnellement, je suis européen, et l'Europe l'emporte sur toutes les considérations. Par ailleurs, je pense que notre campagne, celle menée par François Hollande, nous permettra d'atteindre un bon score. Ce bon score nous placera en tête de scrutin en raison de l'éclatement de la droite. Notre liste réunit des partis qui se présentaient, voici cinq ans, sous des bannières séparées, et qui avaient quand même totalisé 29 % des voix. Et puis, il y a cette dynamique européenne dont nous parlons à l'instant, et enfin – j'aurais pu dire « d'abord » - la réussite du Gouvernement Jospin qui est sans doute, dans cette campagne, notre meilleur atout. »

Q - Mais, qu'est-ce que vous avez ce matin ? Vous êtes le meilleur propagandiste du Gouvernement Jospin, du parti. N'est-il pas normal que le Parti socialiste arrive en tête le 13 juin ? En tout cas, Alain Madelin espère bien, avec Nicolas Sarkozy, que sa liste coiffera la liste socialiste au poteau !

- « Il est très imprudent, et surtout il connaît mal la mathématique électorale. La liste socialiste arrivera naturellement en tête, mais ce que nous devons essayer de faire dans les trois semaines qui viennent, c'est de mobiliser le maximum d'électeurs, notamment les jeunes et l'électorat populaire. »

Q - Est-ce que je peux vous demander pourquoi, depuis quelques jours, vous protestez contre le sort qui est réservé au préfet Bonnet ?

- « Je n'aime pas le lynchage. Je n'aime pas la politique du bouc-émissaire. Je ne me prononce pas, naturellement, sur les faits qui lui sont reprochés, mais je pense qu'il faut être juste. Le préfet a accompli sur plusieurs plans un bon travail. Mais, nous avons affaire à un exemple parmi tant d'autres de cette détestable exception française qui se résume par les mots suivants : « l'abus de la détention provisoire » qui frappe des hommes connus, qui frappe aussi malheureusement chaque jour des inconnus. Je crois que la réforme de la justice devra prendre cela en considération pour limiter encore plus sévèrement les conditions dans lesquelles quelqu'un est mis en détention provisoire alors qu'il n'est pas coupable, et que les charges qui pèsent sur lui sont encore incertaines. »

Q - Le fils du préfet Bonnet vient de créer un comité de soutien contre la prison provisoire pour son père. Est-ce que vous y adhéreriez ?

- « Je n'ai pas besoin d'adhérer à un comité pour dire ce que j'ai à dire. Grâce à vous, je peux dire ce matin qu'il y a quelque chose qui, dans cette situation, crée un malaise. »

Q - La loi sur l'audiovisuel sera sans doute votée cette nuit. Est-ce que vous l'auriez faite comme ça ? Qu'est-ce qu'il manque ? Qu'est-ce qu'il y a de bien dans cette loi ?

- « Ce projet marque une avancée par rapport à la première mouture. Je souhaite que, dans les mois qui nous séparent de la deuxième lecture, on puisse l'améliorer encore. Si l'on souhaite vraiment que le service public de la télévision française soit capable de rivaliser à armes égales avec les télévisions privées – de plus en plus riches et, il faut le dire, remarquablement dirigées –, il y a encore un effort à accomplir au cours des prochains mois si nous voulons tonifier et renforcer la télévision publique française pour lui permettre d'être à l'égal des télévisions allemandes ou britanniques qui disposent de ressources supérieures. »


France Inter – vendredi 4 juin 1999

Bertrand Vannier : Dans quel camp vous rangez-vous ce matin ? Dans celui des prudents, sinon des sceptiques, comme ceux qui disent douter encore de la parole de Slobodan Miloševic, qui disent, en résumé, « nous voulons voir avant de croire », ou dans le camp des optimistes, ceux qui disent, ce matin, « enfin la paix est là au Kosovo » ?

- « J'allais dire, ni dans l'un, ni dans l'autre. Naturellement, on ne peut pas se réjouir que l'action militaire jointe à l'action diplomatique ait pu aboutir à l'acceptation, semble-t-il, du plan de paix. En même temps, on ne peut pas oublier les souffrances des deux peuples, serbe et kosovar, qui sont les premières victimes de Miloševic. Par ailleurs, instruits par l'expérience et, si nous ne voulons pas que d'autres souffrances soient infligées à d'autres peuples ou aux mêmes peuples dans la région, il faut être absolument vigilant pour assurer l'application, je dirais, minute par minute du plan de paix. Il faut que des preuves concrètes soient données sur le terrain de l'engagement des autorités de Belgrade et, de ce point de vue, la vigilance ne sera jamais assez grande. Nous avons été instruits, je le répète, par l'expérience d'accords naguère signés par Miloševic et, aussitôt, déchirés. »

Stéphane Paoli : Comment allons-nous gérer maintenant la question du temps qui passe ? Voilà des Serbes qui voudront retourner au Kosovo, considérant que ça leur appartient et que c'est leur histoire. Voilà des Kosovars qui, légitimement, vont vouloir rentrer chez eux. Au fond, les alliés occidentaux ont-ils installé au coeur de l'Europe une sorte de syndrome palestinien ?

- « La réponse concrète qui a été faite dans le plan de paix, c'est notamment deux choses. Premièrement, le maintien de l'intégrité territoriale de la Yougoslavie. Nous n'avons accepté ni partition, ni sécession… »

Bertrand Vannier : Et vous croyez que ce sera vraiment possible ?

- « C'est un engagement qui a été pris de maintenir le Kosovo dans le cadre d'une autonomie très avancée au sein de la fédération yougoslave. Et, par ailleurs, la présence d'une force internationale dans laquelle, vous le constaterez, les Européens vont jouer un rôle très important, comme ils ont joué un rôle très important dans la solution diplomatique. »

Stéphane Paoli : Est-ce que ça répond aux enjeux ? Encore une fois, on a affaire à des populations et, notamment – on ne l'a peut-être pas suffisamment évoqué – à des structures claniques où la mémoire joue une place très importante. Vous croyez facilement que certains retourneront, après ce qui s'est passé, là-bas ?

- « Le retour des réfugiés ou des expulsés, comme vous voudrez, ne sera effectif que si la sécurité est assurée. C'est le rôle de cette force internationale d'assurer la sécurité. Et, par ailleurs, il sera avec attention constaté que les forces de police et de répression serbes se seront effectivement retirées. »

Bertrand Vannier : Retour un petit peu en arrière. La guerre n'est pas terminée. Il y a encore eu des bombardements cette nuit sur la Yougoslavie même si Belgrade n'a pas été visé. Est-ce qu'aujourd'hui, où l'on commence à parler de paix, on peut dire que la fin justifie les moyens, ou est-ce qu'il n'y a pas eu une erreur, y compris dans le camp de l'OTAN, de l'Occident, de l'Europe et des États-Unis, qui fait qu'on aurait pu faire autrement ?

- « Je crois que notre obstination, jour après jour, a porté ses fruits. Et ceux qui, en France ou ailleurs, ont douté de l'efficacité de notre action, peuvent constater aujourd'hui, encore une fois, que nous avons réussi à faire craquer Miloševic. C'était notre volonté. En même temps – je réponds autrement à votre question – cette guerre du droit ne trouvera pleinement son sens qu'à travers notre action dans les prochains mois et, notamment, sur deux points. Sur ce sujet, je serais, personnellement, aussi vigilant que je l'ai été avec d'autres amis pour mener la stratégie qui a été la nôtre. Premièrement, nous avons un devoir absolu de contribuer à la reconstruction économique, sociale, humaine du Kosovo, de la Macédoine, de l'Albanie et, j'ajouterais, de la Serbie. Il faut que nous puissions dire aux Serbes qui ont souffert et qui souffrent que cette guerre était dirigée contre Miloševic et lui seul… »

Bertrand Vannier : Reconstruction dont on voit bien qu'elle est très difficile à mettre en oeuvre, par exemple, en Bosnie et en Croatie qui ont connu la guerre avant la Serbie et le Kosovo.

- « Sans doute, sans doute ! Rien n'est facile dans cette histoire. Raison de plus pour être encore plus volontaire et ambitieux. Je crois que les milliards que nous avons su trouver pour faire la guerre, il faut les dégager pour construire la paix au Kosovo, la paix en Macédoine, la paix en Albanie, mais aussi la paix en Serbie. Je souhaite vraiment dire, ce matin, aux Serbes qui ont toujours été nos amis : « vous avez votre place parmi nous. Cette maison européenne que nous construisons, c'est la vôtre pour peu que vous choisissiez la voix de la démocratie, et nous serons à vos côtés pour reconstruire, vous aider à reconstruire ce qui a été détruit et même pour aller beaucoup plus loin, de telles sorte que l'Europe prospère qui est la nôtre, qui a longtemps abandonné l'Europe du sud à sa pauvreté, vraiment exerce son devoir de solidarité ». Et puis, la deuxième chose, c'est que cette guerre du droit ne prendra vraiment son sens que si l'Europe et les autres pays, États-Unis compris, font respecter le droit là où il est bafoué ailleurs, c'est-à-dire notamment en Turquie – il faut absolument faire respecter les droits du peuple kurde –, ou en Chine où on continue à emprisonner, à arrêter, où la démocratie est bloquée, asphyxiée et empêchée. Donc, nous avons un devoir absolu, premièrement de solidarité avec les peuples qui ont souffert ; deuxièmement, de sauvegarde du droit partout dans le monde là où il est bafoué. »

Stéphane Paoli : Vous dites : « la maison européenne ». Est-ce que le « petit Kosovo » ne pose pas une grande question à l'Europe ? Est-ce qu'il ne faut pas parler un peu de la défaite de l'Europe aussi ce matin ?

- « Je ne vois pas bien en quoi ! »

Stéphane Paoli : Franchement ! Plusieurs mois de bombardements, un pays à reconstruire, 980 000 personnes déplacées…

- « Qu'auriez-vous dit si nous étions restés les bras croisés face à… »

Stéphane Paoli : Franchement, avez-vous le sentiment que l'Europe a démontré, encore une fois, et son existence et une capacité à régler des questions qui sont posées au coeur même du territoire européen ?

- « Je le crois. Naturellement, aucune action n'est parfaite. Je crois qu'il faut aussi noter dans ce qui s'est passé, que cette guerre du droit a été la première guerre de l'Europe unie. Rappelez-vous, dans le passé, de quelle manière était dénoncée l'incapacité de l'Europe à s'unir vis-à-vis de la Bosnie ou d'autres situations ! Aujourd'hui, nous avons travaillé la main dans la main, jour après jour, depuis des mois et des mois. Voyez ce qui se passe à Cologne aujourd'hui ! Ce qui se passe est l'oeuvre, en grande partie, de l'Europe qui a marqué des points, au contraire. »

Bertrand Vannier : Mais, si l'Europe a marqué des points sur le plan diplomatique – car on a vu une union des diplomaties anglaise, britannique, allemande, française ou italienne – on a bien vu aussi que, lorsqu'il a été décidé de faire la guerre, l'Europe n'était pas capable de la faire sans les États-Unis.

- « C'est une question évidemment dont il faut tirer toutes les conséquences pour le futur. En effet, comment comprendre – mais ça, c'est le résultat de l'histoire – qu'au fond on dépense à peu près les mêmes sommes que les Américains  - nous, tous les pays européens – pour la défense de chacun des pays, mais que nous n'arrivons pas à avoir un état-major commun, à créer un minimum de coordination. Des premiers gestes ont été accomplis. On vient de nommer le Monsieur PESC, comme on dit, le responsable de la politique extérieure et de défense commune. Il faut absolument jeter les bases d'une cohérence des armées européennes. »

Stéphane Paoli : Mais, chaque fois qu'un conflit éclate quelque part dans le monde, on finit toujours par parler d'une « Pax americana ». De quoi parlera-t-on cette fois ?

- « Je ne suis pas d'accord du tout dans le cas précis dont nous parlons aujourd'hui. Ce qui s'est passée dans cette situation porte la marque des Européens et, notamment, au départ de la France et de la Grande-Bretagne. C'est le processus diplomatique que nous avions engagé à Rambouillet dans un premier temps. C'est, ensuite, l'action militaire à laquelle nous avons participé et les efforts diplomatiques que vous constatez qui portent leurs fruits ont été impulsés sous la présidence de Gerhard Schröder. Le président finlandais a joué son rôle. Les Russes ont joué leur rôle. Donc, l'Europe a joué un rôle beaucoup plus important que les États-Unis dans l'élaboration de ce plan de paix. »

Stéphane Paoli : Beaucoup disent qu'à Rambouillet on n'était pas si loin de trouver un accord possible et que ce sont beaucoup les Américains qui ont poussé à une intervention militaire. Et, qu'au fond, les Américains sont restés sans pouvoir faire grand-chose.

- « Non, ce n'est pas vrai. Je crois que nous avons… »

Stéphane Paoli : Vous dites : « ça n'est pas vrai », mais on le dit quand même !

- « On peut dire, mais on peut dire le contraire aussi. »

Stéphane Paoli : On peut se poser la question.

- « On peut se poser la question, naturellement. Il faut se poser toutes les questions. Mais je crois que nous avions épuisé toutes les voies de recours, que nous avons multiplié toutes les offres, les discussions, les dialogues avec Miloševic qui a opposé un refus absolu aux propositions que nous lui avions adressées, et l'Europe a pris pleinement sa responsabilité dans la décision de recourir à la force et dans l'élaboration du plan de paix. »

Bertrand Vannier : Parlons un peu de Slobodan Miloševic. On a parlé des conséquences de cette guerre et de cette paix qui est en train de s'installer peu à peu. Il y aura des conséquences immédiates. Il y aura des conséquences à moyen et long termes. Est-ce que Slobodan Miloševic – tout en étant accusé par le TPI d'être un criminel de guerre et un criminel contre l'humanité – reste un interlocuteur des occidentaux ? On a attendu qu'il dise « oui » au plan de paix avant de dire « Le plan de paix existe ». Est-ce que Slobodan Miloševic peut et doit rester un interlocuteur pour la Serbie de demain ?

- « C'est au peuple serbe d'en décider. Aujourd'hui, nous devons tenir compte de ce qu'est la réalité si nous voulons avancer. Il y a des autorités yougoslaves, disons, pour ne pas employer d'autres formules, qui ont été rencontrées par le président finlandais, par le représentant russe. Et il serait important que les autorités yougoslaves, par leurs actes concrets, montrent réellement qu'elles s'engagent dans l'application du plan de paix. Pour le reste, je crois que les Serbes, qui ont été victimes de cet homme et de ce régime depuis tant d'années – 200 000 morts, des centaines de milliers de réfugiés, des destructions multiples – auront à exprimer leurs sentiments vis-à-vis du régime et, personnellement, j'espère que la démocratie pleine et entière pourra se réaliser en Serbie. Et la solution, la solution vient d'abord des Serbes et aussi de nous-mêmes dans la mesure où nous pourrons, nous nous engageons clairement, je le répète, à aider économiquement, moralement et politiquement, une Serbie démocratique à se reconstruire et à se développer. »

Stéphane Paoli : Donc, vous dites que c'est à l'Europe maintenant de gérer l'après-guerre ?

- « Je ne dis pas que c'est à l'Europe seule. Il n'y a pas de raison que les Américains n'apportent pas leur contribution, en particulier matérielle. Et puis, de toute façon, les forces de l'OTAN seront très présentes dans la force internationale mais, comme vous l'avez observé, les Européens vont jouer un très grand rôle à travers l'Union européenne : l'administration provisoire sera décidée par les Nations unies et sera sans doute confiée à l'Union européenne. Donc, nous allons jouer un rôle très actif. Raison de plus pour être vigilants sur l'application de l'accord de paix, vigilants sur les engagements que nous avons pris de solidarité effective vis-à-vis des peuples de cette région, y compris, je le répète, une Serbie démocratique que nous devons absolument aider. »

Stéphane Paoli : Mais, dans le plan de paix, s'est-on déjà posé la question de savoir qui va payer pour la Serbie, pour la reconstruction, pour la remise en place de tout tissu industriel, politique, culturel, sociologique ?

- « Je crois que c'est à la fois aux États-Unis d'Amérique, qui sont alliés dans cette opération, mais aussi à l'Union européenne… et, d'ores-et-déjà, nous avons prévu un certain nombre de sommes qui permettront de participer à la reconstruction de ces pays. »

Bertrand Vannier : Ne nous payons pas de mots, il me semble qu'il y ait quand même, dans ce plan de paix qui commence à être mis en place, une vraie faiblesse : c'est l'opinion des Albanais du Kosovo représentée notamment par l'UCK qui continue de demander l'indépendance du Kosovo alors que le plan de paix prévoit l'autonomie du Kosovo, mais le maintien de la République fédérale de Yougoslavie.

- « Oui, nous avons assumé nos responsabilités. Nous n'avons pas changé sur ce point d'analyse. Nous considérons que le respect de l'intégrité territoriale et des frontières – pas seulement là, mais ailleurs en Europe – est une condition de la paix et nous tiendrons bon. Nous l'expliquerons aux Albanais du Kosovo qui, en effet, peuvent être réticents. On peut le comprendre. Ils ont tellement été maltraités, échaudés, meurtris et chassés. Mais il faut créer les conditions de sécurité absolue de telle sorte qu'ils puissent revenir en pleine confiance dans leur pays que nous aiderons à reconstruire. Et n'oublions pas, par ailleurs, que les Albanais du Kosovo sont pleins d'ardeur, d'énergie. Voici quelques jours, Rugova me disait : « vous savez, nous avons de grandes capacités à nous organiser et à reconstruire nos villages » et ils le montreront. »