Interviews de M. Dominique Strauss-Kahn, ministre de l'économie des finances et de l'industrie, à Europe 1 le 3 décembre 1997 et à France-Inter le 15, sur la décision de Toyota d'ouvrir une usine en France, sur la compétence du futur Conseil de l'Euro et sur l'élargissement de l'Union européenne.

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Média : Emission Journal de 19h - Europe 1 - France Inter

Texte intégral

Europe 1 : mercredi 3 décembre 1997

D. Strauss-Kahn : Je crois que Toyota a, en effet, pris sa décision de venir en France. Le choix de la localisation, sur certains aspects, est encore en discussion, donc je ne veux pas me prononcer, mais la venue de Toyota en France est maintenant pratiquement acquise. Je crois que c'est un très bon signe à l'égard de tous ceux qui passent leur temps à expliquer que la compétitivité de l'économie française, les charges sociales, les lois, diverses, hasardeuses, etc., posent des problèmes aux investissements. On voit que, quand de grands investisseurs étrangers ont à choisir une localisation en Europe, ils choisissent souvent la France.

Europe 1 : Quelle est la cohérence par rapport au fait qu'on ferme Vilvorde au nom de la surproduction des automobiles en Europe ?

D. Strauss-Kahn : Vilvorde est un problème qui concerne la production de Renault. L'usine Toyota concerne Toyota. Ce sont deux entreprises qui mènent leur propre stratégie tout seul. Elles ne se concertent pas sur la politique à suivre.

Europe 1 : La question des 35 heures a gêné la concertation ?

D. Strauss-Kahn : La preuve que non, puisque finalement ils viennent.

Europe 1 : Comment est-ce que vous avez réussi à les convaincre ?

D. Strauss-Kahn : On n'a pas essayé de les convaincre. On a discuté avec eux des conditions de leur implantation. C'est eux qui ont fait leur choix. Je vous rappelle que la France est un des principaux pays à recevoir des investissements directs étrangers, en dépit de ce que certains veulent bien raconter ; et que, année après année, c’est vers la France que se dirige la plus grande partie des investissements étrangers au monde. Et Toyota en est un exemple.


France Inter : lundi 15 décembre 1997

S. Paoli : Imaginez-vous faire partie un jour d'un ensemble européen comptant environ 500 millions d'habitants, utilisant une monnaie commune et donc des structures de contrôle et de régulation économique et politique communes ? C'est ce pari de visionnaire qui vient d'être engagé au sommet de Luxembourg et c'est ce qui faisait dire au chancelier Kohl que les visionnaires sont des réalistes. L'Europe s'élargissant à l'Est à une grande Europe, passant de 15 à 21 puis 26 membres, c'est en effet un pari sur l'économie, sur la paix et sur l'Histoire, la disparition des cicatrices de la dernière guerre mondiale. Pour la Pologne, c'est un rendez-vous symbolique : il y a 16 ans, l'état d'urgence était imposé dans le pays pour écraser Solidarité. Le principe de la grande Europe étant posé, le plus dur reste à faire : en monter les structures. Avoir laissé la Turquie au bord du chemin – un membre important de l'Otan, un enjeu stratégique en Méditerranée – est une difficulté supplémentaire. C'est parce qu'on considère que l'euro est fait qu'on peut passer maintenant à la grande Europe ?

D. Strauss-Kahn : L'euro n'est pas encore vraiment fait, mais pratiquement fait. Ce qui est très frappant, c'est qu'il y a encore six mois, beaucoup de gens, en France même, doutaient en disant « ça ne va jamais marcher » ou bien « il faut reporter d'un ou deux ans ». Aujourd'hui, 99 % des gens que je rencontre sont conscients de ce que l'euro va arriver à la date prévue, c'est-à-dire au 1er janvier 1999. C'est un grand pas. Je crois que la France n'y est pas pour rien, parce qu'elle a beaucoup poussé dans ce sens, fait des efforts pour cela. En effet, à Luxembourg, la création du Conseil de l'euro, qui va réunir les pays qui auront l'euro pour monnaie, est, je crois, une grande réussite. Nous l'avions demandé, nous, gouvernement français, à Amsterdam il y a six mois ; maintenant, c'est réalisé.

S. Paoli : Justement, un petit signe qui a son importance : il paraît que c'est Kohl qui est venu vous prendre par la main dans un sommet où se sont habituellement les chefs d'État ou de gouvernement qui s'expriment et qui a dit « non, non, il faudrait que ce soit lui qui... ». Est-ce parce que vous parlez allemand ?

D. Strauss-Kahn : Je parle allemand avec le chancelier Kohl mais sans doute ces sommets sont-ils devenus un peu moins formels et guindés qu'avant. Traditionnellement, ce sont en effet uniquement les chefs de délégation qui s'expriment. Là, le Président Chirac, Lionel Jospin se sont exprimés ; mais en effet, comme vous le rappelez, le chancelier Kohl a tenu à ce que je m'exprime sur ces sujets. Le débat a été assez vif, notamment avec nos amis anglais, avec Tony Blair, qui avaient cette attitude un peu paradoxale de vouloir ne pas être dans l'euro pour le moment – même s'ils veulent le rejoindre et on le souhaite, mais, en n'étant pas encore dans l'euro, ils veulent être dans le Conseil de l'euro.

S. Paoli : On ne peut pas être dehors et dedans en même temps.

D. Strauss-Kahn : Oui. Cela paraissait un peu bizarre. Donc, on a fini par réussir à le convaincre, au bout quand même de quelques heures de discussion, de ce que les portes lui étaient évidemment ouvertes, mais qu'il fallait que les pays qui auront l'euro comme monnaie en 1999 puissent se réunir pour discuter des sujets qui les concernent, et Dieu sait qu'il y aura des sujets !

S. Paoli : Ce Conseil de l'euro est-il déjà un vrai système de régulation ? A-t-il compétence sur le marché intérieur, l'économie, la finance, l'emploi ?

D. Strauss-Kahn : Il aura à traiter toutes les questions qui, d'une manière ou d'une autre, ont un rapport avec la monnaie puisque la monnaie, ce sera l'euro, pour nous tous, la même. Et donc, tous les sujets qui, d'une manière ou d'une autre, interfèrent avec l'euro devront pouvoir être abordés. Je prends un exemple : si un pays a une politique salariale qui fait penser qu'il va augmenter ses salaires de 10 % dans l'année quand les autres seront vers 3 %, évidemment, cela a des conséquences sur la monnaie ; par conséquent, il faut qu'on puisse en discuter. Donc, vous voyez que le champ des sujets dont le Conseil de l'euro aura à traiter est extrêmement vaste puisqu’indirectement, la plupart des sujets économiques ont effectivement une conséquence sur la monnaie.

S. Paoli : Est-ce déjà une question posée à la définition de l'Europe, entre l'Europe sociale et l'Europe des marchands ? Est-ce que ce Conseil de l'euro peut être un vrai régulateur ?

D. Strauss-Kahn : Je crois que c'est un changement considérable. On verra, quand il va fonctionner, quel sera son champ. Mais vous savez, l'expérience montre que plus une institution existe formellement, plus elle est organisée, plus elle a tendance à traiter des sujets nombreux. En effet, ce que nous ne voulions pas, c'était une Europe purement libérale, une Europe purement monétaire, où on se serait organisé pour limiter les déficits, pour dire comment allait fonctionner la monnaie au sens strict. Mais on aurait laissé de côté tout ce qui était l'emploi et le social. C'est pour ça qu'à Amsterdam, il y a six mois, le gouvernement français, par la voix de Lionel Jospin, a demandé deux choses : la première, c'est qu'on commence à créer un sommet sur l'emploi – il s'est tenu il y a quelques semaines – et qu'il se répète tous les ans pour que l'emploi devienne une vraie priorité pour l'Europe – maintenant, c'est le cas. Les résultats ne vont pas tomber en cinq minutes, il faut du temps. Mais au moins, l'emploi est en haut de la liste des priorités européennes. La deuxième chose qu'on avait demandée, c'était justement que se mette en place ce régulateur qui fasse que les pays qui auront l'euro pour monnaie puissent discuter de leur politique économique, et pas seulement laisser la Banque centrale traiter de ces sujets. Cela a été mis en place aussi et je crois que c'est un formidable rééquilibrage dans le sens de l'économique et du social et pas seulement du monétaire, de la construction européenne.

S. Paoli : Vive les paris de visionnaire, mais c'est quand même une formidable usine à gaz qui est en train de se mettre en place. Est-ce qu'elle pourra fonctionner aussi longtemps qu'on n'aura pas procédé à une vraie réforme institutionnelle et répondu au fond à la question : « Quelle Europe voulons-nous faire ? » ?

D. Strauss-Kahn : Pour ce qui est de l'élargissement, il est clair que, déjà, fonctionner à Quinze, ce n'est pas simple. Donc, si on doit être un jour 20, 21, 22, il faut sans doute que la réforme des institutions ait lieu avant. Elle est en discussion. Je ne peux pas dire aujourd'hui qu'on ait abouti, ce n'est pas vrai, il reste encore beaucoup de choses à faire. Mais l'élargissement qui a été décidé n'est pas encore à l'œuvre non plus : il va falloir plusieurs années avant que ces pays puissent nous rejoindre. Des négociations compliquées... Vous savez, une procédure d'élargissement, c'est quelque chose qui n'est pas simple. Donc, dans l'intervalle, il faut deux choses : d'abord, que les institutions soient réformées et sans doute qu'on puisse prendre des décisions à des majorités plus étroites, qu'on n'ait pas tout le temps besoin de l'unanimité, sinon on n'arrive plus à déboucher. Cela a déjà progressé à Amsterdam mais on n'est pas encore au bout du chemin, il faut avancer. La deuxième chose, c'est qu'il faut qu'on fixe le cadre financier de tout ça. L'élargissement, ça veut dire par exemple, que la politique agricole commune, ou d'autres politiques de ce genre, vont devoir s'exercer vers d'autres pays. Donc, il faut qu'on voie exactement où on va sur le plan financier. Donc, vous voyez qu'il y a encore beaucoup de travail à faire pour que l'usine à gaz, comme vous disiez, n'ait pas des fuites partout. Mais le principe de l'élargissement a été acquis et je crois que c'est en effet un grand pas historique.

S. Paoli : Le cadre financier et le coût : est-ce qu'on ne risque pas, avec ce projet d'Europe élargie, de se mettre à nouveau dans des contraintes du même type que celles qu'on a pu connaître à travers la question Maastricht ? Quel coût ? Combien ça coûte une Europe élargie ?

D. Strauss-Kahn : Personne ne le sait encore aujourd'hui. Cela dépendra de ces négociations, mais c'est pour ça qu'il faut fixer des bornes. Les Français, notamment, sont très rigoureux sur ce point, en disant « nous sommes pour l'élargissement mais nous voulons que le cadre financier d'ensemble ait été défini ». On a quelques années pour mettre ça sur pied parce que même les pays qui semblent les plus proches pour pouvoir adhérer – je pense en particulier à la Pologne – sont encore loin du compte et ces négociations vont prendre du temps. Ce qui a formidablement changé à Luxembourg cette fois-ci, c'est deux choses : l'élargissement, la volonté de s'élargir, le fait que l'Europe soit la grande Europe et, en effet, que ça devienne, par ce canal-là, la première puissance mondiale. Je veux travailler à cela, avec beaucoup de mes collègues. La seconde chose, c'est que pour ce qui est de la monnaie, qui est l'instrument le plus achevé aujourd'hui de la construction européenne et qui va être la nôtre dans un an – on s'en rend à peine compte mais, dans un an, l'euro sera notre monnaie –, il fallait des instruments pour pouvoir le faire. Vous vous rappelez peut-être que pendant la campagne électorale, Lionel Jospin avait dit « nous voulons qu'il y ait un gouvernement économique ». C'était une formule un peu forte pour l'Europe, mais c'est exactement ce qu'il nous fallait : quelque chose qui permette de conduire l'économie européenne. Eh bien, ça a été créé à Luxembourg. De ce point de vue, en six mois, je trouve qu'il y a un chemin considérable qui a été parcouru.

S. Paoli : Puisque vous le connaissez bien et qu'il adore qu'on lui parle en allemand, quand Helmut Kohl dit que c'est très bon pour l'Allemagne, n’y a-t-il pas là une sorte d'accentuation de l'Europe vers l'Est, vers la fameuse Mittel Europa dont on a si longtemps parlé et qui pourrait un jour poser question à l'Europe ?

D. Strauss-Kahn : Il est exact que l'élargissement de l'Europe vers l'Est recentre l'Allemagne qui, pour le moment, est un peu aux frontières de l'Europe et qui sera plus au centre. Mais quand le chancelier Kohl dit cela, ce n'est pas tellement à ça qu'il pense : il pense, comme tous ceux qui ont été les grands bâtisseurs de l'Europe, au fait que si nous voulons définitivement établir la paix et la concorde en Europe, il faut que les institutions qui relient la France et l'Allemagne soient les plus puissantes possibles. En ce sens, ce que nous avons concrétisé ensemble – car c'est un accord franco-allemand qui a permis la réussite du Conseil de l'euro – montre que l'ancrage entre la France et l'Allemagne est extrêmement amical aujourd'hui et extrêmement efficace. Je pense que c'est à ça que pensait Helmut Kohl.

S. Paoli : Tony Blair espérait trouver une faille entre les Français et les Allemands. Cela n'a pas marché. On l'a vu sur la question du Conseil de l'euro.

D. Strauss-Kahn : Cela n'a pas marché. Tony Blair et le Royaume-Uni ont toute leur place en Europe, surtout maintenant que le gouvernement travailliste a annoncé sa volonté de rejoindre l'euro aussi vite que possible. Donc, ce qui a fait fonctionner l'Europe, c'est-à-dire l'axe franco-allemand, peut devenir un triangle franco-allemand et britannique. Nous y sommes très disposés. Mais il faut pour cela que les Britanniques puissent faire le chemin qui n'a pas encore été parcouru, sans doute par la faute des gouvernements conservateurs, Mme Thatcher et M. Major, qui n'ont pas préparé le Royaume-Uni à tenir une grande place en Europe. Mais demain, la place du Royaume-Uni en Europe est aussi grande qu'il le souhaite, parce que c'est un des grands pays. Lorsque nous serons plus nombreux et plus forts pour construire cette Europe, alors je crois vraiment que le rôle qu'on veut lui faire jouer – montrer à l'ensemble du monde qu'il y a un modèle européen qui est un modèle social justement, et qui n'est pas le modèle, par exemple, de l'Amérique du Nord – ceci, nous serons à pied d'œuvre pour le faire. C'est la grande ambition du XXIe siècle. Je crois que la culture européenne a à parler au monde, à tous ces pays qui découvrent la démocratie, en même temps qu'ils découvrent une économie un peu moderne. Il faut leur porter un message, leur montrer que la culture américaine a des choses très positives mais que ce n'est pas la seule et qu'on peut concevoir un autre monde, un monde plus social, plus solidaire, avec plus de cohésion. C'est le monde européen. Pour porter ce message, on a besoin de l'Europe forte qu'on est en train de construire.