Texte intégral
Entretien avec « Radio J » - Première partie (Paris, 15 février 1998)
Radio J : Est-ce que vous avez l'impression, Monsieur le Ministre, que les Américains sont en train de changer de stratégie, que d'une part, ils seraient peut-être plus réceptifs à une solution diplomatique et que, d'autre part, ils « disent que les bombardements ne résoudraient rien et que la seule solution d'atteindre leur véritable objectif – et l'on peut supposer que c'est la disparition de Saddam Hussein –, serait de débarquer des troupes sur le terrain et non pas se contente d'un bombardement ?
Hubert Védrine : Non, nous n'en sommes pas là. Les différentes questions, les remarques que vous faites, correspondent à des interrogations qui sont présentes et visibles dans le débat public américain mais pas mises en débat par les mêmes.
Ce ne sont pas les mêmes américains, les mêmes responsables, qui se posent des questions sur l'efficacité de frappes éventuelles ou sur une action diplomatique. On se demande quelle est la position actuelle des dirigeants américains à ce sujet, qui (...) d'ailleurs un des éléments de la situation. On n'est pas les seuls. Au départ, cela contenait le Conseil de sécurité dans son ensemble et notamment, les cinq membres permanents. On voit bien que les dirigeants américains ne critiquent en rien la recherche d'une solution diplomatique et politique – ce que nous faisons nous, Français –, dès lors qu'elle serait conforme aux résolutions pertinentes du Conseil de sécurité. C'est notre position aussi. Il n'y a aucune critique de leur plan sur ce point. Par ailleurs, ils brandissent une menace de plus en plus forte, de plus en plus appuyée, par l'installation d'une armada maritime, en invoquant la possibilité, la probabilité, pour eux, de frapper si une solution n'était pas trouvée. Sur ce point, il n'y a pas de changement particulier.
En revanche, un débat a lieu dans l'opinion publique américaine, à travers les médias américains, au sein du Congrès qui n'a toujours pas voté de résolution sur ce point pour soutenir le président. Il y a donc un débat qui se développe sur l'opportunité, l'efficacité, l'utilité d'une action militaire par rapport aux objectifs poursuivis et, sur ce que serait la situation après une action de ce type. Donc, vu un contexte qui amène à persévérer dans notre action diplomatique.
Radio J : Vous êtes plutôt optimiste ou pessimiste aujourd'hui ? Vous pensez que l'on va certainement vers une option militaire ou la solution diplomatique ? Peut-on encore arriver à quelque chose ?
Hubert Védrine : Je ne me pose jamais la question de savoir si je suis optimiste ou pessimiste, sur aucun sujet. La question que je me pose est de savoir ce que nous savons faire et ce que nous pouvons faire.
Dans la situation actuelle, il est clair que nous voulons autant que les autres que l'UNSCOM puisse travailler. L'UNSCOM, c'est la Commission de contrôle spécialisée créée par le Conseil de sécurité après la fin de la guerre du Golfe pour contrôler et démanteler les amies de destruction massive de l'Iraq, tout le monde étant d'accord pour que l'Iraq conserve un armement défensif normal.
Nous voulons que l'UNSCOM puisse accéder aux quelques rares sites auxquels il ne peut pas accéder pour le moment – le rappelle que ce n'est pas une crise générale de l'UNSCOM en Iraq, c'est la question de l’accès aux sites dits présidentiels. C'est un terme qui n'est pas dans les résolutions qui est invoqué par les Iraquiens pour empêcher jusqu'ici « contrôle. Ces huit sites sont sans doute importants, – c'est un des points qu'il faut vérifier et pour lequel Kofi Annan a envoyé des experts des Nations unies –, mais il y a plus d'une soixantaine de sites qui, en Ce moment, sont inspectés sans aucune entrave, il y a 200 ou 300 installations qui sont contrôlées en permanence par l'UNSCOM, soit des inspections humaines, soit un contrôle par caméra ou électronique. Donc, on ne peut pas dire qu'il n'y a pas de contrôle du tout.
La Commission de contrôle de l'UNSCOM dit elle-même qu'elle a réussi depuis qu'elle fonctionne, à démanteler plus d'armes que ce qui a été détruit pendant la Guerre du Golfe. Aujourd'hui, la crise porte sur l’accès aux huit sites dits présidentiels, ce que l’Iraq refusait absolument depuis la mi-janvier. L'Iraq en accepte le principe depuis quelques jours, notamment à cause des actions menées par la France et par la Russie, mais il n'y a pas encore d'accord sur les modalités. Voilà, où nous en sommes exactement.
Radio J : Faut-il donner satisfaction à l'Iraq sur la composition et sur la nationalité des membres qui composent ces commissions. On fera peut-être des inspections plus rapides et plus efficaces avec des membres d'une nationalité moins polémique pour l'Iraq ?
Hubert Védrine : Les membres permanents pensent qu'il n'y a pas de raisons de donner satisfaction l'Iraq. Il s'agit de résolutions du Conseil de sécurité votées par tout le monde. Il n'y a aucun désaccord là-dessus, je le répète, entre les États-Unis, la Grande-Bretagne ou la France et la Russie ou la Chine. Il y a 21 pays qui participent à l'UNSCOM d'une façon ou d'une autre et 14 pays qui ont délégué des experts. Ce n'est pas une Commission composée de représentants d'un seul pays.
En revanche, pour que les choses puissent aller plus vite, pour que les contrôles puissent être terminés plus rapidement dans les domaines où il y a encore de très folles suspicions, c'est-à-dire, les armes chimiques et les armes bactériologiques, nous avons proposé d'augmenter le nombre d'experts pour qu'ils puissent aller plus vite, ce qui est une façon un peu d'aller dans le sens de ce que vous indiquez. Mais, nous n'avons pas accepté la mise en cause des experts de telle ou telle nationalité.
Il y a eu d'ailleurs une crise en novembre dernier, vous vous rappelez sur ce point, lorsque les Iraquiens avaient décrété dans un premier temps qu'ils ne voulaient plus laisser travailler les experts de nationalité américaine. Au cours d'une séance de nuit à Genève des cinq membres permanents, on a réussi à convaincre finalement l'Iraq de meuler sur ce point. Il y a eu plusieurs crises dans le passé, à l'issue desquelles l'Iraq a fini par accepter l'exigence du Conseil de sécurité quand celui-ci était homogène. On peut donc traiter la question que vous évoquez par une augmentation des moyens en hommes et en experts de la Commission.
Radio J : D'après les renseignements que vous avez, ces huit sites présidentiels sont-ils symboliques ou sont-ils vraiment stratégiques et peuvent-ils vraiment servir à recevoir des armes de destruction massive ?
Hubert Védrine : Je ne sais pas ce qu'il y a dedans puisque la question est précisément d'y avoir accès pour en avoir le cœur net. Mais ils sont un peu les deux. C'est là où est le problème, puisque l'UNSCOM dit que ce sont des sites que nous voulons inspecter parce que ce sont des sites très vastes. Il y a une polémique sur la superficie d'où l'envoi des experts par Kofi Annan dont je vous ai parlé. L'Iraq, de son côté, dit que ce sont des sites présidentiels, de résidence du président Saddam Hussein et des plus hautes autorités de l'État, donc que vous portez atteinte à la souveraineté de l'Iraq et de plus, de la façon dont vous travaillez que vous portez atteinte à sa dignité.
Il faut tenir compte des deux éléments. C'est pour cela qu'il y a une discussion. Dans un premier temps, les Iraquiens disaient : « pas question » même si dans le passé, quand M. Ekeus était président de cette Commission, quelques-uns d'entre eux avaient été inspectés, sans qu'il y ait les drames qui se produisent maintenant. On ne peut pas ne pas tenir compte complètement du fait qu'il y a des résidences présidentielles dans les sites et que tous les sites ne sont pas entièrement des résidences présidentielles. Il y a un mélange des deux. C'est pour cela que depuis que les Iraquiens ont fait un petit pas qui est encore insuffisant aujourd'hui.
La discussion en cours, comme les démarches de la France, de la Russie, de quelques autres, de la Ligue arabe ou ce que veut faire Kofi Annan, porte sur les modalités qui permettraient l’Iraq d'accepter que ces sites soient visités et inspectés et que cela se fasse dans des conditions telles que les résolutions du Conseil de sécurité soient respectées. C'est cette combinaison que nous cherchons.
Radio J : Diriez-vous aujourd'hui que ces 8 sites ne valent pas une nouvelle guerre du Golfe ?
Hubert Védrine : Ce n'est pas ainsi que la France a posé le problème depuis le début, et pas uniquement parce que cela ne porte que sur huit sites sur plus d'une soixantaine, sans parler de 200 ou 300 établissements.
Il est clair que le Conseil de sécurité a eu raison d'adopter les résolutions après la guerre du Golfe pour que soient démantelés ces systèmes d'armes de destruction massive. Personne ne le regrette, personne ne le conteste, il faut que ce soit réalisé jusqu'au bout. La discussion porte sur les modalités.
Si la Commission n'avait jamais pu travailler, on pourrait se poser la question d'une façon radicale. Mais je le disais, il y a un instant, elle a travaillé avec d'énormes résultats même s'il y a eu plusieurs crises et pas uniquement celle de novembre dentier ou la crise actuelle. Il y a eu une période longue de plusieurs mois, il y a quelques années, pendant laquelle la Commission n'a pas pu travailler du tout. Tout cela sont des arguments qui militent dans le sens de la poursuite de notre action. Essayons de trouver par tous les moyens une solution politique et diplomatique pour que le contrôle aille jusqu'au bout. Ceux qui mettent en avant l'hypothèse, le souhait ou la probabilité d'une action militaire, se heurtent eux-mêmes et dans leur opinion publique on le voit, notamment aux États-Unis maintenant, à un certain nombre de questions auxquelles il est difficile de répondre aisément. Est-ce qu'une action militaire réglerait complètement ce problème d'anses de destruction massive ?
Radio J : Votre réponse est non ?
Hubert Védrine : Nous avons posé des questions et nous constatons que les réponses ne sont pas nettes, y compris dans le débat public américain. Quand certains journalistes disaient est-ce que cela règle complètement le problème des installations d'armes de destruction massive, les responsables américains disent qu'ils ne peuvent pas en être sûrs. On n’est jamais sûr qu'une action aérienne règle complètement ce problème. Les mêmes disent qu'à ce moment-là que deviennent les contrôles qui ont donné de bons résultats jusqu'ici même s'il y a eu des crises. Chacun imagine que s'il y a une frappe forte, comme les Américains en brandissent la menace, il n'y a plus de contrôle après. Il n'y a plus de Commission de contrôle, plus de coopération possible entre l'Iraq et l'UNSCOM, même pas la coopération difficile et conflictuelle que nous voulions aujourd'hui. Alors, quelle est la situation dans ce cas ? Qu'aura résolu la frappe militaire ? D'où la remarque française selon laquelle la frappe réglerait certains problèmes, mais en créerait beaucoup d'autres.
Radio J : Lesquels par exemple ?
Hubert Védrine : Précisément, je viens de le citer, la quasi-impossibilité pour la Commission de contrôle de poursuivre son objet. Pour autant, on ne peut pas accepter que l'Iraq, par différents moyens directs ou obliques, empêche la Commission de contrôle de travailler. La situation est compliquée pour tout le monde. Il n'y a pas de solution parfaite d'un côté et des solutions indéfendables de l'autre. On voit que c'est plus compliqué que cela.
Radio J : Justement, votre dernière remarque nous ramène à l'analyse du départ. C'est-à-dire l’analyse du départ des Américains et de la plupart des puissances occidentales dit que Saddam Hussein cache quelque chose. C'est un point de base. Est-ce que c'est également votre point de départ à vous parce que si l’on n'accepte pas l'analyse de base qui dit qu'il cache quelque chose de dangereux et qu'il est capable d’en faire usage, l'essentiel de la logique des démarches tombe. Est-ce que la France a une position autre ?
Hubert Védrine : Non, la France n'a pu une autre position sur ce point. Il n'y a pas de doute là-dessus. D'ailleurs le travail de la Commission de contrôle depuis ces dernières années l'a bien montré. Parce qu'elle a découvert sans arrêt l'existence de systèmes dont les Iraquiens avaient contesté l'existence antérieurement. Il y a eu un certain nombre de responsables politiques ou militaires en Iraq qui ont fait défection et qui ont donné des informations sur la poursuite des programmes. Cette Commission, depuis le début, ne cesse de découvrir des programmes importants dont on lui avait assuré avant qu'ils n’existaient pas. En va-t-il de même en matière de programmes chimiques et bactériologiques ? Nous n'en avons pas la preuve absolue parce que sinon cela voudrait dire que le contrôle a déjà été fait. Mais c'est parce qu'il y a un soupçon très fort que ces contrôles doivent avoir lieu. Donc, il n'y a pas de doute français sur ce point. La discussion porte sur les modalités qu'il faut mettre en œuvre.
Radio J : Que peut faire Kofi Annan, le Secrétaire général de l’ONU ?
Hubert Védrine : Le Secrétaire général de l'ONU peut tenter, quand certaines conditions auront été réunies, d'obtenir l'accord des Iraquiens, d'arracher l'accord des Iraquiens, sur des modalités de visite et d'inspection des sites contestés qui soient conformes aux résolutions des Nations unies et qui tiennent compte en même temps de la souveraineté et de la dignité de l'Iraq.
Je crois que le Secrétaire général des Nations unies veut aller en Iraq. Il pense que son rôle, que cela fait partie des devoirs de sa charge et qu'il doit le faire, incarnant les exigences des cinq membres permanents. C'est notre avis. Nous pensons qu'on ne pourra pas dire que l'on a épuisé toutes les ressources de la négociation et de la diplomatie si, au bout du compte, Kofi Annan n'a pas pu se rendre sur place pour faire cette tentative. Mais pour y aller utilement, et nous sommes d'accord avec lui, il faut qu'il puisse y aller avec des chances raisonnables d'obtenir un résultat. S'il y a un blocage complet des Iraquiens, sur tous les plans, il n'aura pas de chance d'obtenir un résultat. D'autre part, il faut que les cinq membres permanents soient d'accord entre eux pour définir le cadre et les orientations. Il ne faut pas non plus l'enfermer dans une sorte de mandat trop contraignant et trop détaillé. Il faut qu'il ait une marge pour apprécier, sur place, ce que les Iraquiens vont lui dire. Il reviendra et fera un compte rendu devant les cinq membres permanents du Conseil de sécurité sur les résultats de ses démarches.
Radio J : Vous lui donnez combien de jours pour réussir ?
Hubert Védrine : On ne raisonne pas comme cela, encore une fois. IL n'y a pas de puissance supérieure abstraite qui fixe un calendrier caché aux communs des mortels. Il y a, chaque jour, les efforts que l'on peut faire. Pour le moment, la discussion porte sur la définition, par le Conseil de sécurité – notamment entre les cinq membres permanents d'un cadre général pour sa démarche.
Radio J : Saddam Hussein est un personnage difficile à défendre, un tyran, mais si on lui avait laissé un espoir, une lumière au bout du tunnel, une perspective de levée des sanctions au fur et à mesure qu'il respectait les engagements imposés par les résolutions de l'ONU, pensez-vous que l’on aurait pu, rétrospectivement, obtenir de lui une plus grande modération ?
Hubert Védrine : Je n'en sais rien. Je ne veux pas faire de diplomatie-fiction, même rétroactive. Ce que je sais c'est que ce soit par rapport ou peuple iraquien comme par rapport à l'ensemble des pays membres des Nations unies et même par rapport d'autres pays qui font l'objet de telle ou telle sanction, nous pensons, nous Français, que nous devons être clairs et nets en ce qui concerne les résolutions des Nations unies. C'est-à-dire que nous voulons l'application de toutes les résolutions mais pas plus que les résolutions. Vous parliez de lumière au bout du tunnel. Cela veut dire que si l'Iraq remplit les conditions posées par les résolutions qu'il a fallu adopter à la fin de la perte du Golfe, sur le démantèlement de ses armes de destruction massive, il n'y aura plus, alors, de raison de ne pas lever l'embargo. C’est la position française depuis le vote de ces sanctions et c'est une position continue en dépit des changements de politique variés. C'est clair. Est-ce que cela aurait changé le comportement iraquien si cela avait été dit aussi clairement avant, je n'en sais rien. Personne ne peut le prouver. Mais nous pensons que c'est plus juste comme cela, aussi bien en termes de légalité que de légitimité internationale dans l'action du Conseil de sécurité.
Radio J : Est-ce que tout cela ne serait pas possible est-ce que la condition sine qua none pour que cette sortie de crise s'effectue, ce n'est pas la fin du régime iraquien ? Quelque chose sera-t-il possible entre l'ONU et les Américains d'un côté et les Iraquiens tant que ce régime sera en place ?
Hubert Védrine : Justement si on raisonne comme ça, comme le font certains commentateurs ou certains responsables explicitement ou implicitement aux États-Unis, c’est-à-dire qu'on ajoute une résolution à celles qui ont été votées.
Radio J : Celles qu'on a failli ajouter en 1991, c'est-à-dire il faut aller à Bagdad ?
Hubert Védrine : Le débat n'avait pas eu lieu au sein du Conseil de sécurité mais entre le président des États-Unis et son chef d'État-major. C'est le chef d'état-major des années américaines de l'époque qui a dit au président que c'était absolument impossible d'aller militairement jusqu'à Bagdad, que c'était une situation que l'armée américaine ne savait pas traiter, que c'était entrer dans un engrenage de guérilla impossible à maîtriser, que cela créerait en plus une situation de chaos politique dont personne ne connaissait l'issue, etc. Le président Bush a alors décidé, à l'époque, d'arrêter les opérations militaires.
Il n'y a pas de résolution du Conseil de sécurité disant qu'on ne lèvera pas l'embargo pétrolier sur l'Iraq, même si l'Iraq remplit ses obligations, tant que Saddam Hussein serait en place. On n'a pas dit cela. Il y a un problème de légalité, de légitimité internationale. Il y a 185 pays dans le monde, il y a des opinions publiques puissantes, pas seulement en occident, il y a aussi le monde arabe, le monde arabo-islamique, l'Afrique, le monde russe, le monde chinois qui regardent tout cela. Quand on manie la loi internationale, il faut le faire avec beaucoup de rigueur. La France dit, depuis que ces textes ont été votés, qu'il faut obtenir l’application de ces résolutions. On ne peut pas dire, d'autre part, qu'il n'y ait aucune coopération entre l'Iraq et les Nations unis, puisque la Commission de contrôle, l’UNSCOM, travaille. Elle travaille dans des conditions difficiles, elle se heurte à des entraves sans arrêt, elle se heurte à des mensonges multiples. Mais elle a quand même réussi à travailler parce qu'elle est composée d'experts et de techniciens de grande qualité et parce que le Conseil de sécurité a fait preuve d'obstination et d’unité sur ce plan. C'est une analyse qui n'implique aucune espèce d'indulgence, en aucune façon, pour ce régime.
Radio J : Il y a eu moins d'unité au sein des pays européens. Comme l'on est deux doigts de ratifier un traité qui veut justement réguler toute cette politique de sécurité commune, ces dissonances sont un peu désastreuses…
Hubert Védrine : Je vous ai parlé de l'unité du Conseil de sécurité à propos de l'application des résolutions. Sur la nécessité du démantèlement des formes de destruction massive, tous les pays européens sont d’accord. Il n'y a pas la moindre dissonance entre eux sur ce point.
Radio J : Et sur la phase actuelle ?
Hubert Védrine : Même dans la phase actuelle, encore une fois, (...) est d'accord sur la pleine application des résolutions les cinq membres permanents, les membres non-permanents, les quinze européens et tous les pays du monde. Personne ne conteste cela.
Radio J : Mais sur l'attitude de la Grande-Bretagne et de l'Allemagne qui font…
Hubert Védrine : Vous évoquez uniquement l'attitude qu'ils prendraient à propos de l'éventuel recours à la force. Nous n'en sommes pas là. C'est pour le moment une hypothèse simplement.
Un autre point sur lequel les Européens sont parfaitement unanimes c'est dans leur soutien à la recherche d'une solution diplomatique. Vous pouvez noter que vous n'avez pas observé une seule critique, pas une seule, des efforts que la France fait dans une parfaite transparence, dans une parfaite cohérence avec les résolutions du Conseil de sécurité pour essayer une issue diplomatique.
Radio J : Mais en cas de recours à la force les Européens seraient divisés ?
Hubert Védrine : En cas de recours à la force, certains d'entre eux ont décidé de se placer d'emblée dans cette hypothèse, en disant soit qu'ils sont pour, soit qu'il ne faut pas penser que ce soit une solution aussi facile et aussi simple que cela. Laissez-moi vous dire que la différence de réaction entre les quinze Européens est plus réduite que ce qu'on dit en général. Il n'y a pas de désaccord sur l'essentiel, l'application des résolutions. Il y a même un accord complet, réitéré tous les jours, pour le soutien aux efforts diplomatiques.
Radio J : Si on considère que d'après l'expérience avec le régime iraquien c'est effectivement l'usage de la menace, même si on ne met pas la menace à exécution qui fait la différence, on peut penser, dans ce sens, que la position de la France est très différente de celle des États-Unis d'Amérique et de la plupart des grandes puissances occidentales
Hubert Védrine : Si elle est différente à ce point, la démarche française serait critiquée. Elle n’est critiquée nulle part. Nous essayons de trouver une solution qui permette de sortir de la crise dans des conditions qui permettent à la Commission de contrôle de faire son travail, y compris sur les sites présidentiels.
Radio J : Mais vous dites que la France ne se place pas d'emblée, dans la position où la menace d'usage de la force sera utilisée ?
Hubert Védrine : Oui, parce que certains ont prétendu opposer notre démarche à cette perspective d'usage de la force. Nous disons que l'on n'en est pas là et nous faisons donc notre travail diplomatique.
Radio J : On a, quand même, l'impression que la position de la France est plus proche de celle de la Russie que de celle de la Grande-Bretagne ou de l'Allemagne ?
Hubert Védrine : Encore une fois il n'y a pas de différence sur la volonté de voir pleinement appliquées les résolutions. Et donc de voir pleinement démantelés les programmes d'armes de destruction massive. Il n'y a pas de différence, même entre les États-Unis et la Chine, ou les États-Unis et la Russie. Il se trouve, d'autre part, que la Russie fait un certain nombre de tentatives pour convaincre les Iraquiens de changer leur position. La France le fait aussi. Est-ce que ce sont exactement les mêmes démarches ? Pas tout à fait. Elles sont coordonnées parce que nous nous informons – le président appelle souvent Boris Eltsine et je suis en contact permanent avec M. Primakov – mais ce ne sont pas exactement les mêmes propositions dans le détail. Pour le moment c'est plutôt autour des propositions françaises qu'un dénouement est recherché, puisqu'on voit les Britanniques maintenant dire que les positions françaises méritent d’être explorées et que d'autre part Kofi Annan travaille beaucoup à partir d'elles. On a également essayé de rapprocher les Russes de notre vision du sujet.
Radio J : Il y a une position française ou il y a plusieurs positions françaises ? Quand Jean-Pierre Chevènement parle, il défend la position de la France ou il a une position un peu particulière ?
Hubert Védrine : La réponse à votre question est simple, il y a une position française.
Radio J : Et c'est celle de Jean-Pierre Chevènement ?
Hubert Védrine : La position française est définie par le président de la République et par le gouvernement. Quant à Jean-Pierre Chevènement, il intervient souvent pour parler des ravages de l'embargo sur la population iraquienne. Tout le monde, là-dessus, peut le comprendre. C'est un sujet, d'ailleurs, que l'on n'a pas abordé jusqu'ici, mais nous étions ces dernières semaines en train de plaider avec beaucoup de conviction au sein du Conseil de sécurité pour qu'on élargisse de façon substantielle la résolution 986, dite pétrole contre nourriture, qui permet à l'Iraq de vendre, malgré l'embargo, des quantités accrues de pétrole, pour satisfaire ses besoins alimentaires ou sanitaires. C'est un problème que tout le monde prend en compte.
Radio J : Dans une perspective plus générale, compte tenu de votre expérience de l'Élysée lors de la première crise du Golfe de 1990-1991, comment interprétez-vous le fait que depuis quelques semaines, finalement, la terminologie des affaires internationales tourne autour des armes nucléaires, de menaces de frappes nucléaires ou biologiques éventuelles et de l'hypothèse d'une contre-attaque ? Vous avez un pays occidental démocratique Israël qui s'équipe en millions de masques à gaz. On parle à Moscou de guerre quasi-générale. Comment voyez-vous le fait que tout d'un coup le ton général des affaires internationales gravite autour de ce terme-là ?
Hubert Védrine : Cela veut dire que l'on n'est pas entré, après 1991, dans l’ère de la paix perpétuelle. Le monde est plus complexe et plus difficile que certains l’imaginaient
Radio J : On ne parle pas des armes d’Israël qui a le même genre d'arsenal et pas seulement nucléaire. On ne parle pas, d'ailleurs, des armes chimiques que pourrait avoir la Syrie ou que l'Égypte aurait toujours ?
Hubert Védrine : Il y a plusieurs questions en même temps. On parle de ces armes à propos de l'Iraq, parce qu'on a découvert, dès la fin de la guerre du Golfe qu'existaient dans ce pays des programmes considérables d’armes de destructions massives, sans aucun rapport avec ses besoins légitimes de défense. Les résolutions dont on parle ont alors été adoptées. Aujourd'hui, la Commission de contrôle, qui a pu travailler ces dernières années, malgré les difficultés innombrables que nous avons citées, considère que pour l'essentiel les programmes nucléaires ont été démantelés. C'est d'ailleurs confirmé par l'Agence internationale de l'Énergie atomique. Si l'on en parle aujourd'hui, c'est donc sous un angle plutôt rassurant, alors que dans le monde il y a quand même pas mal de puissances nucléaires, officielles ou non avouées, comme vous le rappeliez. Pour le reste la Commission de contrôle estime que tout ce qui relève du domaine balistique a été à peu près contrôlé. Il y a encore une toute petite incertitude mais personne ne pense sérieusement que l'Iraq ait les moyens de répandre ses armes au loin. Ce pays e vraisemblablement encore des armes chimiques et bactériologiques. C'est pour cela qu'il faut que le contrôle aille jusqu'au bout. Mais on n'est pas encore au point zéro.
Entretien avec « Radio J » - deuxième partie et fin (Paris, 15 février 1998)
Radio J : On parle beaucoup des violations des résolutions de l'ONU, donc de la loi internationale par Saddam Hussein. Est-ce qu'il n'y a pas une certaine injustice à l'égard de ce tyran, quand on pense à Benjamin Netanyahou, qui donne, lui, souvent l'impression de ne pas vouloir respecter une autre loi internationale, à savoir les accords qu'Israël avait signés avec les Palestiniens, accords qui avaient été confirmés de la façon la plus solennelle par les États-Unis et qui avaient pour origine une véritable conférence internationale, la Conférence de Madrid. Comment peut-on expliquer aux masses arabes, travaillées par le fondamentalisme, que l'on fait « deux poids et deux mesures » entre l'Iraq, pour lequel on n'a aucune tolérance, et Israël, pour laquelle on a beaucoup d'indulgence ?
Hubert Védrine : Je crois qu'il faut garder le sens des proportions sur ce sujet, qui est un sujet très sérieux. Certes par principe il n'est pas acceptable que des résolutions votées par le Conseil de sécurité, parfois depuis vingt ans, soient systématiquement ignorées, violées, etc. D'autre part, c'est choquant que des engagements pris dans le cadre du processus de paix – vous y faisiez allusion il y a un instant – comme les accords d'Oslo et tous les accords qui s'en sont suivis, ne soient pas appliqués et soient vidés de leur contenu, avec tout ce que cela entraîne.
On ne peut pas quand même mettre exactement sur le même plan les différentes situations. Je voudrais rappeler quelque chose à propos de l'Iraq et de l'invasion du Koweït c'était la première fois depuis que l'organisation des Nations unies existe qu'un pays membre des Nations unies envahissait pour l'annexer et le faire disparaître, un autre membre des Nations unies. Il y a là une sorte de « record », de spécificité. Les résolutions adoptées à l'époque avaient été extrêmement fermes et l'Iraq avait disposé de nombreux mois, pour corriger cette immense faute. La coalition avait rassemblé plus d'une vingtaine de pays, dont des pays arabes.
Aujourd'hui d'une façon générale, il faut trouver une solution à cette crise iraquienne. Par ailleurs il faut évidemment tout faire pour que les résolutions des Nations unies soient appliquées partout. D'autre part et pour d’autres raisons, il faut tout faire pour remettre en marche le processus de paix.
Radio J : Concernant le processus de paix, vous avez dit il y a quelques mois que la politique menée par M. Netanyahou était catastrophique. Depuis, vous êtes allé en Israël, vous avez fait une tournée au Proche-Orient. Est-ce que votre sentiment a évolué concernant la politique israélienne ?
Hubert Védrine : J'avais pu, en effet, exprimer cette inquiétude très vive, non pas par rapport à un pays, Israël en général, mais par rapport à une politique précise, menée par un gouvernement précis, appuyé par une coalition précise à un moment donné. Cette politique apparaissait en contradiction, comme on le disait il y a un instant, avec des engagements pris antérieurement par un autre gouvernement, mais au nom du pays tout entier. J'avais donc lancé ce cri d'extrême inquiétude, s'agissant, surtout, d'un pays foncièrement ami. J'ai eu lors de mon voyage en Israël des conversations très franches, très cordiales avec tous les responsables israéliens actuels, y compris M. Netanyahou. On s'est expliqué et je lui ai dit pourquoi la France pensait que c'était une erreur d'entraver ou de donner l'impression d'entraver constamment des accords.
Radio J : Très franchement, en langage diplomatique, ça veut dire que l'on ne s'entend pas du tout ?
Hubert Védrine : Non, quand on dit en langage diplomatique - ou en français tout court - qu'on ne s'entend pas du tout, on n'arrive même pas à se parler. Ce n'est pas le cas : on se parle, le contact est régulier et constant, non seulement avec le gouvernement israélien, mais aussi avec les forces politiques, dans une société démocratique d'une très grande vitalité dans laquelle les gens se disent carrément ce qu'ils pensent : en général les critiques qui sont faites de l'intérieur sont plus vives que les quelques critiques ou inquiétudes que l'on peut exprimer de l'extérieur. En tout cas, on sait très bien ce qu'en pensent les uns et les autres.
Nous pensons qu'il faut appliquer loyalement les accords d'Oslo et tous les accords qui ont suivi, pour relancer le processus de paix. C'est extrêmement dangereux, à tous points de vue, pour tout le monde, à commencer par les Israéliens et les Palestiniens, en ce qui concerne leur sécurité et leurs droits. C'est extrêmement dangereux de créer, comme cela, petit à petit, une situation dans laquelle il n'y a plus de perspectives d'avenir. Nous le disons, et nous en parlons. Nous n'avons pas de mal pour nous dire des choses de ce type.
Radio J : Vous avez choisi, à l'époque, d'employer ce langage si peu diplomatique disant à l'adresse d'un Premier ministre démocratiquement élu que sa politique est catastrophique. Est-ce qu'avec le recul du temps, vous jugez que ces déclarations, effectivement, faisaient du bien au processus de paix ou à la position française au Proche-Orient ou aux chances d'avenir ?
Hubert Védrine : D'abord je constate que cette appréciation, à la fois sévère et extrêmement inquiète, s'est répandue. Elle est devenue très banale. C'est le point de vue de la plupart des pays européens. On parlait tout à l'heure des différences de réaction des Quinze sur certaines questions, mais il y a aussi beaucoup de domaines sur lesquels les Quinze ont des réactions identiques. Les Quinze sont de plus en plus proches pour exprimer cette sévérité, cette critique, cette inquiétude et le souhait ardent de voir relancer le processus de paix. D'autre part il y a en Israël un camp de la paix, qui ne se retrouve pas - sans vouloir m'ingérer – dans ce qui est fait aujourd'hui et qui se reconnaissait avec une immense confiance dans les engagements pris antérieurement. J'ai constaté dans tous mes voyages que la position française était très bien comprise et que l'on lui savait gré, quelque part, de cette clarté.
Radio J : Est-ce que la position française est bien comprise par le camp de la paix israélien ?
Hubert Védrine : Par le camp de la paix israélien, par l'ensemble du monde arabo-islamique, par les Européens, par les Africains, par beaucoup de gens. Cette position n'a pas non plus choqué les responsables américains qui essaient de se réengager dans le processus de paix et qui se heurtent à de nombreuses difficultés. D'ailleurs, on les encourage, on les a encouragés à se réengager, – ce qu'ils ont enfin fait –, et on les encourage à persévérer.
Radio J : Washington encourage Paris d'employer ce type de langage musclé ?
Hubert Védrine : Ce n'est pas ce que je voulais dire. Je voulais dire que le fait que Paris, à certains moments dise les choses, appelle un chat un chat, n'a absolument pas choqué ni gêné les responsables américains, même s'ils s'expriment différemment. Par ailleurs, nous sommes dans une phase où la France et les Européens encouragent les Américains à rester engagés dans ce processus, parce que nous pensons que l'engagement américain est indispensable, même s'il n'est pas suffisant. Nous continuons, en même temps, à jouer notre rôle, à dire les choses, à rappeler les grands principes, à faire des propositions utiles et concrètes, en parlant à tout le monde et à l'ensemble des parties prenantes. Les Européens sont également sur cette ligne.
Nous recherchons en réalité la meilleure combinaison, la meilleure convergence, la meilleure synergie possible entre tous les Européens, les États-Unis, les Russes, tous ceux qui voudraient que d'une façon ou d'une autre le processus de paix redémarre parce qu'ils sont terriblement inquiets de l'absence de perspective.
Radio J : Quand vous dites que votre position est bien comprise au niveau du camp de la paix en Israël, est-ce que cela veut dire que, pour vous, le processus de paix, tant que Benjamin Netanyahou sera Premier ministre, restera au point mort ?
Hubert Védrine : Je ne fais pas de procès d'intention, ni de prédiction pour l'avenir. Je constate que jusqu'ici le processus en question est de plus en plus asphyxié. À partir de demain, tous les dirigeants politiques peuvent s'adapter, peuvent prendre des tournants stratégiques, peuvent tenir compte de ce qui se dit.
Radio J : Alors qu'est-ce qu'il faut faire pour faire bouger ce processus de paix ? Comptez-vous surtout sur les Américains ou l'Europe ? La France a encore un rôle important à jouer ?
Hubert Védrine : Quand vous dites que l'Europe et la France ont encore un rôle important à jouer, vous vous placez sur un terrain comme si nous avions joué un rôle important qui s'amenuise. J'ai plutôt l'impression que c'est l'inverse. Si vous regardez l'histoire du Proche-Orient depuis trente ou quarante ans on ne peut pas dire que les Européens ou la Grande-Bretagne – ou même la France – aient joué constamment un rôle important. Je crois qu'à l'heure actuelle, en ayant une position française claire et nette, un travail constant d'explication avec nos amis européens pour avoir la position européenne la plus forte, en essayant, avec nos amis américains, de dépasser les rivalités traditionnelles qui font que toutes sortes de puissances qui veulent la relance du processus de paix se feraient des croche-pieds, se nuiraient les unes aux autres, en essayant, à l'inverse, d'arriver à une vraie convergence des actions dans lesquelles chacun joue son rôle, personne ne renonce à être lui-même.
Il n'y a pas enfin de raison de penser qu'en Israël, avec cette grande expérience démocratique à laquelle je faisais allusion tout à l'heure, cette vitalité politique, cette écoute de ce qui se dit partout, même si les Israéliens considèrent qu'ils sont les premiers et les seuls juges des conditions de leur sécurité, ce qui est bien naturel –, les Palestiniens pensent la même chose – tout cela n'aboutira pas.
Radio J : Sur ces questions-là, le problème iraquien, processus de paix au Proche-Orient, vous notez une continuité entre François Mitterrand, dont vous avez été un proche collaborateur et Jacques Chirac, dans le fond et dans la forme, est-ce qu'il y a des nuances majeures ?
Hubert Védrine : Il y a forcément des différences considérables de personnalité d'un président à l'autre. D'autre part il y a un ensemble de références qui font la position de la France sur un ensemble de sujets. C'est lié à la géographie, à l'histoire, aux engagements pris, aux traités qui ont été signés. C'est lié à mille choses. À l'intérieur de cela, il est difficile de comparer des périodes qui sont très différentes. François Mitterrand a été président pendant quatorze ans, il a été confronté à des situations qui n'étaient pas du tout les mêmes à ce sujet. Il y a eu l'avant Oslo et l'après Oslo. Il y a eu M. Begin, M. Shamir. Il y a eu des coalitions, il y a eu aussi les travaillistes...
Radio J : Est-ce que Jacques Chirac n'est pas plus soucieux d'une certaine indépendance française, d'une certaine volonté de montrer la différence, l'exception diplomatique française, que ne l'était François Mitterrand, plus soucieux d'être en harmonie avec le concert des nations ?
Hubert Védrine : Non, je ne crois pas. Enfin, c'est une longue discussion, mais on ne peut pas être en harmonie avec l'ensemble des Nations, il y en a 185.
Radio J : Des nations qui comptent ?
Hubert Védrine : Il y a les cinq du Conseil de sécurité, ils ne sont pas d'accord sur tout. Il y en a quinze en Europe, il y en a seize à l'OTAN, bientôt plus. On ne peut pas raisonner comme cela. Regardez la position française sur le fait qu'il faut prendre en compte le fait palestinien et qu'il faut parler aux Palestiniens. Qu'on le veuille ou non, ce qui incarne les Palestiniens c'est l'OLP. C'est une position qui a commencé à être exprimée à la fin du mandat du président Giscard d'Estaing, qui a été exprimée avec d'autant plus de force par le président Mitterrand puisque c'est à la Knesset en mars 1982 – j'y étais – qu’il a pour la première fois prononcé le mot d'État palestinien. D'autre part, il y a eu tout le travail fait dans la relation avec Arafat qui a amené l'OLP à évoluer profondément, à abandonner complètement le terrain du terrorisme, à aller sur le terrain politique. Il y a eu la première visite d'Arafat à Paris, - François Mitterrand. Puis après, Jacques Chirac a poursuivi, avec son style propre, cette politique. C'est un domaine dans lequel on ne pas jouer au jeu des comparaisons parce qu'ils ne sont pas présidents en même temps.
Radio J : Vous avez l'impression que Jacques Chirac n'a pas fait faire demi-tour à la politique engagée par François Mitterrand ?
Hubert Védrine : Pour être honnête, sur certains points, cette politique était engagée depuis longtemps. Elle venait de beaucoup plus loin,
Radio J : Il y a une continuité des chefs d'État, elle remonte au général de Gaulle ?
Hubert Védrine : Non, parce que le général de Gaulle quand il parlait de Ben Gourion ne parlait pas comme cela. Cela dépend des sujets.
Radio J : Mais la Guerre des six jours, quand il a évoqué le problème palestinien, a annoncé ce qu'allait être l'exception française ?
Hubert Védrine : C'est exact, mais dans le contexte de l'époque, mais le général de Gaulle était président depuis neuf ans déjà. Il y a une habitude française – qui est, à mon avis, trompeuse –, qui est de comparer les présidents, comme s'ils avaient été présidents en même temps, dans le même monde, dans le même contexte.
Radio J : Vous avez été collaborateur de François Mitterrand, vous êtes ministre de Jacques Chirac.
Hubert Védrine : Cela n'efface pas la remarque que je viens de faire
Radio J : Par rapport au sujet que l'on évoquait tout à l'heure par rapport à l'Iraq, vous pensez que François Mitterrand aurait aujourd'hui défendu la même position que Jacques Chirac ?
Hubert Védrine : Je n'en sais rien, je ne vais pas faire parler François Mitterrand qui était président jusqu'en 1995 et qui est mort. Je ne vais pas faire tourner les tables. Les conditions ne sont pas les mêmes. Ce que je sais, c'est qu'aujourd'hui, il y a un plein accord entre le président de la République et le gouvernement, avant tout le Premier ministre et les ministres concernés, sur ce point. Ceci est clair pour la situation d'aujourd'hui.
Radio J : Cette exception française à travers les temps, il y a une boutade de la secrétaire d'État américaine ces jours-ci, à propos justement du contexte iraquien et proche-oriental, disant que pour comprendre la complexité du monde, il faut être génial ou français, alors j'aimerais savoir si vous avez une boutade de retour ?
Hubert Védrine : Est-ce que c'est une redondance dans sa bouche ?
Radio J : Vous la fréquentez souvent…
Hubert Védrine : J'apprécie beaucoup le dialogue que j'ai avec Mme Albright. Il y a des situations différentes, des héritages politiques et diplomatique différents, mais c'est une femme que je respecte énormément, qui est la femme qui a atteint la position la plus élevée dans toute l'histoire américaine. Elle incarne son pays, dans ce domaine dont elle a la charge, avec beaucoup de personnalité, beaucoup de force et en même temps, c'est quelqu'un qui connaît les relations internationales. Elle les a enseignées à Georgetown pendant longtemps, et a donc la capacité d'analyser ce que peut être la position d'un grand pays européen. Il y a des intérêts nationaux, naturellement. Mais ce dialogue me paraît exceptionnellement riche, on se parle très franchement, qu'on soit d'accord ou qu’on soit en désaccord. C'est ce qui important : clarté et fiabilité.
On va aborder un autre sujet de politique internationale, on va aborder le problème de l'Algérie et c'est Charles Lambroschini du Figaro qui vous pose une question à ce sujet.
Radio J : On vient d'apprendre par les autorités algériennes que le mystérieux Tarek aurait été tué par les forces de l'ordre algériennes, mais il a fallu, apparemment plusieurs mois pour l'identifier, est-ce que vous êtes totalement convaincu par cette annonce ou bien est-ce que vous n'avez pas l'impression qu'il n'y aurait pas une deuxième thèse, à savoir que ce Tarek aurait été un agent double ou même un agent algérien qui aurait donc pu, après avoir réussi ses opérations terroristes contre la France, se réfugier en Algérie et être protégé par les autorités algériennes ?
Hubert Védrine : Je n'ai pas d'élément d'appréciation sur ce point. Je n'en sais rien. Je demanderai au ministre de l'Intérieur de me dire, – vous pouvez lui demander aussi –, quels sont les éléments d'analyse dont il dispose à travers ses propres services sur ce point.
Radio J : Il dit qu'il n'en a pas sur ce point.
Hubert Védrine : J'en ai encore moins que lui.
Radio J : Sur l'origine des massacres en Algérie, vous avez pu vous faire une idée : est-ce que vous avez des doutes quant à l'origine des massacres ?
Hubert Védrine : Je n'ai pas de doute sur l'origine des massacres et je vais vous dire pourquoi. Depuis que j'occupe ces fonctions, j'ai utilisé tous les moyens d'informations dont peut disposer un ministre des Affaires étrangères. J'ai demandé à mon collègue de l'Intérieur et j'ai croisé les sources et les informations recueillies avec toutes les indications dont disposent d'autres pays, arabes ou européens, concernés par cette tragédie, ainsi que d'autres pays européens.
Ce que je dois dire, c'est que sur la question des massacres collectifs, il n'y a aucun élément qui vienne étayer ces accusations selon lesquelles il y aurait un doute sur l'origine de ces massacres. On voit qui massacre, pourquoi. Ce n'est pas tout l'islamisme en bloc, puisque vous savez bien que le monde islamique armé en Algérie a évolué au fil de cette guerre civile, avec des affrontements violents, et des divisions qui n'ont pas cessé au sein de ces groupes islamiques armés. Certaines de ces forces ont déclenché des trêves, notamment l'AIS, depuis déjà longtemps dans l'est de l'Algérie et depuis novembre dernier dans le reste du territoire. D'autres ont voulu continuer. L'essentiel des affrontements ont lieu, d'après les indications dont on peut disposer, entre ceux qui veulent continuer et ceux qui voudraient arrêter globalement. L'affrontement est très violent.
Entretien avec « RTL » (Paris, 18 février 1998)
RTL : Secrétaire général de l'ONU sera à Bagdad après-demain pour tenter une dernière démarche diplomatique auprès de Saddam Hussein. Le Conseil de sécurité ne lui a pas donné un mandat très précis ?
Hubert Védrine : Je crois qu'il sera en fait à Paris vendredi et à Bagdad à partir du lendemain. Le Conseil de sécurité lui a donné des termes de référence. Cette mission devait avoir lieu. La France était la première depuis plusieurs jours à souligner qu'on ne pourrait pas dire que tout avait été tenté sur le plan diplomatique tant que Kofi Annan n'aurait pas effectué cette mission. Finalement, l'accord s'est fait entre les cinq membres permanents – et c'est une très bonne chose.
Kofi Annan ne voulait pas y aller sans savoir quand même de façon plus précise ce que les membres permanents étaient prêts à accepter. Il ne voulait pas y aller dans le vide. Il y a eu une discussion qui a duré quatre à cinq jours au sein du Conseil. Maintenant, il sait sur quelles bases il peut y aller. Il s'agit toujours d'obtenir de Saddam Hussein l'application des résolutions.
RTL : Il passe par Paris. Pourquoi et qu'allez-vous lui dire ?
Hubert Védrine : Il passe par Paris pour des raisons essentiellement politiques, peut-être techniques. Ce qui est clair, c'est que nous sommes très en phase et en relation très étroite depuis le début sur la façon dont il faut tenter de trouver une issue diplomatique, dès lors qu'elle serait conforme aux résolutions.
RTL : Que peut-il rencontrer là-bas comme évolution diplomatique de la part de Saddam Hussein ? Vous avez vu le ministre iraquien des Affaires étrangères, avez-vous l'impression que quelque chose puisse évoluer ?
Hubert Védrine : Je ne suis pas sûr mais on n'a pas besoin d'avoir des impressions ou de faire des pronostics pour essayer inlassablement de trouver une solution. Ce qu'il faut avoir à l'esprit, c'est qu'il y a une crise mais qu'elle porte sur un point particulier. Il n'y a pas une crise générale du travail de la Commission de contrôle de l'UNSCOM en Iraq. Cette commission travaille depuis des années et a fait un travail considérable puisqu'elle a détruit et démantelé plus d'armes de destruction massive qu'il n'en avait été détruit pendant la Guerre du Golfe, par son travail d'enquête, d'analyse et de destruction.
RTL : Ou qu'on en détruirait maintenant pendant l'attaque ?
Hubert Védrine : On ne peut pas le savoir puisque précisément, on ne sait pas exactement ce qu'il y a dans les sites suspects puisqu'ils n'ont pas été contrôlés. C'est là-dessus que porte le débat. Il y a plus d'une soixantaine de sites qui sont inspectés n'importe quand sans préavis en Iraq par l'UNSCOM, 200 ou 300 établissements industriels qui sont surveillés par l'UNSCOM en Iraq, Le débat porte sur huit sites présidentiels. Ce sont des sites importants.
RTL : C'est pour ces huit sites qu'une attaque peut avoir lieu ?
Hubert Védrine : C'est quelque chose de disproportionné dans la réaction des Iraquiens, puisqu'ils ont accepté depuis des années que le contrôle ait lieu sur une grande partie du territoire et sur tous ces sites alors qu'aujourd'hui, le débat porte sur ces huit sites. Ils ont fait un petit pas en avant, notamment à l'occasion du voyage de Bertrand Dufourcq à Bagdad, porteur d'un message du président : ils ont accepté le principe. Depuis, cela bloque sur les modalités. C'est sur les modalités de l'inspection de ces huit sites, parmi les dizaines ou les centaines d'autres qui sont eux normalement contrôlés. C'est là-dessus que le Conseil de sécurité a travaillé pour savoir ce qui était acceptable. Ce sur quoi personne n'est prêt à transiger au sein du Conseil, pas même les Russes ou les Chinois, c'est sur le principe. Il faut que ces contrôles aient lieu jusqu'au bout pour que le travail de démantèlement des armes de destruction massive ait lieu jusqu'au bout.
RTL : Vous pensez que Saddam Hussein pourra être tenté de laisser l'attaque américaine se faire afin d'apparaître comme une victime aux yeux du monde arabe ?
Hubert Védrine : Je ne sais pas. Ce sont des spéculations. Personne n'en est sûr. Il y a une incertitude jusqu'au bout. Mais on ne peut pas être sûr de l'inverse non plus. À l'époque de la guerre du Golfe – je ne compare pas les deux situations –, Saddam Hussein avait obstinément refusé toute possibilité de bouger alors qu'il aurait suffi qu'il sorte du Koweït pour arrêter toute la mécanique qui avait été déclenchée suite à l'invasion. En revanche depuis lors, depuis les années qui se sont écoulées – je vous parlais du travail de la Commission –, il y a eu plusieurs crises. Saddam Hussein a essayé de l'empêcher de fonctionner à certains moments et a récusé des inspecteurs américains. Enfin, il y a eu d'autres crises. Et à trois ou quatre reprises, il a reculé au dernier moment ; en tout cas, il a changé de position. Donc ce n'est pas absurde de penser maintenant encore qu'in extremis, il peut être sensible à ce qui lui a été dit inlassablement, notamment par la France – qui est très en pointe dans la recherche de cette solution – mais aussi par tous les Arabes et par d'autres pays.
RTL : Les Américains se sont tellement avancés qu'un changement de position de Saddam Hussein devrait être très significatif pour qu'ils s'arrêtent ?
Hubert Védrine : C'est précisément sur le fait de savoir ce qui est significatif ou pas dans un changement de position de Saddam Hussein que les membres permanents ont travaillé ensemble depuis trois, quatre jours. Il s'agit d'une façon ou d'une autre, même si les modalités peuvent être adaptées, de faire en sorte que les inspections de l'UNSCOM puissent avoir lieu dans tous les sites suspects, y compris les ensembles présidentiels qui sont, en fait, souvent de vastes ensembles. Il y a d'ailleurs un débat sur la superficie. C'est pour cela que Kofi Annan a envoyé de façon préparatoire des experts de l'ONU pour essayer d'avoir le cœur net sur la superficie. Il y a des résidences et des installations diverses. Les modalités peuvent être discutées. C'est là-dessus que le Conseil a travaillé. C'est là-dessus que Kofi Annan va faire des propositions aux Iraquiens. Mais le principe ne peut pas être discuté.
RTL : Mais les modalités, qu'est-ce que cela peut être ? Par exemple, que les inspecteurs soient accompagnés de diplomates, que l'UNSCOM change de nom ?
Hubert Védrine : Par exemple. En revanche l'UNSCOM n'a pas à changer de nom. Il peut y avoir des combinaisons. Il peut y avoir l'UNSCOM et d'autres personnes, d'autres experts. Mais permettez-moi de ne pas rentrer dans le détail là puisque précisément cela fait encore l'objet d'une discussion qui est sensible. Il faut laisser toutes ses chances à l'action que va tenter Kofi Annan.
RTL : Avec les États-Unis, la France a une différence de point de vue mais qui finalement est admise ?
Hubert Védrine : Il n'y a pas de différence sur le principe de l'application des résolutions. Là-dessus, il y a un accord complet au sein du Conseil de sécurité comme au sein des Quinze en Europe. D'autre part, il n'y a aucune critique – nulle part – sur l'action diplomatique que la France mène depuis maintenant plusieurs jours. La France est très en pointe. Il y a eu une tentative russe au début mais qui n'a pas donné des résultats. Maintenant c'est la France qui mène cette recherche. Vous observerez que cela n'est critiqué nulle part ni en Europe, ni aux États-Unis ni dans le monde arabe, ni de la part des Russes. Sur ces points, il n'y a pas de différence.
RTL : Mais en même temps, la France fait entendre une différence en allant plus sur le terrain de la diplomatie ?
Hubert Védrine : Je dirais qu'elle fait preuve d'une opiniâtreté et d'un dynamisme et peut-être d'une ingéniosité dans la recherche des solutions qu'elle est un peu la seule à manifester. La plupart des autres observent ou ont pris des attitudes plus passives par rapport au sujet. Nous ne voulons nous résigner à ce que cette crise se résolve nécessairement par de grandes actions militaires dont nous pensons qu'elles pourraient régler certains problèmes mais elles en créeraient évidemment beaucoup d'autres, peut-être plus grands encore. D'où notre obstination.
RTL : Sur un plan franco-français, on a l'impression à l'occasion de cette crise internationale qu'il y a un exercice impeccable de cohabitation ?
Hubert Védrine : Il y a une identité de vue complète entre le président de la République, le Premier ministre, le gouvernement et les ministres concernés.
RTL : Le Premier ministre étant lui aussi étroitement associé à la position française.
Hubert Védrine : Naturellement. Le Premier ministre n'est pas associé à la position française, il co-élabore la position française.
RTL : Le principal pôle de définition de la position française est où ?
Hubert Védrine : Les définitions se font à travers une concertation constante – et spécialement en ce moment –, vraiment permanente, entre le président et le gouvernement. C'est parallèle.