Déclarations de M. Xavier Emmanuelli, secrétaire d’État chargé de l'action humanitaire d'urgence, sur la médecine d'urgence et sur le fonctionnement de la cellule d'urgence médico-psychologique, Paris les 6 juin 1996 et 22 février 1997.

Prononcé le

Intervenant(s) : 
  • Xavier Emmanuelli - Secrétaire d’État chargé de l'action humanitaire d'urgence

Circonstance : Séminaire intitulé "Les réalités de l'urgence" organisé par l'INAVEM, les 6 et 7 juin 1996. Assemblée générale de l'association "SOS Attentats", à Paris le 22 février 1997

Texte intégral

Date : 6-7 juin 1996

Séance d’ouverture du séminaire l’urgence "les réalités de l’urgence" organisé par l’INAVEM

Avant toute chose, je voudrais vous remercier de m’avoir invité à prendre part à la séance d’ouverture de ce séminaire. L’initiative prise par l’INAVEM s’organiser ces deux journées de réflexion mérite d’être saluée et encouragée.

Inutile de vous préciser, Mesdames et Messieurs, que le sujet qui nous réunit aujourd’hui – les réalités de l’urgence – me tient particulièrement à coeur. Il n’a cessé de me préoccuper au cours de ma vie professionnelle et aujourd’hui comme responsable de l’action humanitaire au sein du Gouvernement français.

La médecine d’urgence marque une rupture avec la tradition humaniste et s’appuie sur une conception très mécaniste du corps. Pour réaliser ses missions avec le maximum d’efficacité, elle est tenue de rationaliser ses approches techniques, stratégiques et économiques. Elle abandonne délibérément la part psychologique, sociale, affective et environnementale du patient pour ne s’intéresser qu’aux phénomènes physiopathologiques.

Traumatismes physiologiques ou psychiques, l’urgence veut tout prendre en compte, mais trop souvent avec une volonté d’efficacité qui la dépouille d’humanité.

Le médecin urgentiste suit des raisonnements relevant de procédures successives, qui permettent d’aboutir à la catégorisation des victimes selon le type d’urgence.

Pour la première fois de son histoire, la médecine s’est dotée d’outils d’évaluation précis et objectifs, de moyens d’interventions considérables. En fait, la situation de l’urgence confère aux praticiens d’aujourd’hui une légitimité et un pouvoir dont leurs prédécesseurs n’ont pratiquement jamais bénéficié. En effet, les principes du libre choix du médecin, du secret médical et de l’espace d’échange d’information entre patient et praticien sont transgressés au nom de l’efficacité. Le plateau technique hospitalier s’impose finalement comme le système de référence de la santé.

Face à cette technicité croissante, la langue anglaise fait la différence entre le cure et la care, le soin et le prendre soin. Quantité de temps, qualité du spécialiste, type de matériel et de médicaments utilisés, temps de séjour en hospitalisation, soins intensifs et réanimation, nombre d’examens… : le soin est facilement quantifiable et peut bénéficier d’un enseignement de masse. Le « prendre soin », est beaucoup plus subjectif. Qualité de l’accompagnement, gestes destinés à soulager, rassurer, entourer : autant de notions inhérentes à la pratique médicale, mais insaisissables par essence, peu quantifiables et difficiles à enseigner. La maladie se trouve, de fait, isolée de son contexte psychologique, social et affectif ou de sa signification psychosomatique. La médecine moderne se réduit donc trop souvent à cette démarche de réparation.

On peut le comprendre dans la mesure où la large diffusion des moyens thérapeutiques dont dispose la médecine d’urgence et les images de grande performance qu’elle véhicule répandent dans l’opinion le sentiment de la maîtrise totale des processus de réparation. Ce sentiment de toute-puissance est devenu un fait culturel occidental qui entraine inconsciemment le refus de la fatalité de la pathologie, ressentie implicitement comme une injustice. Avec ce sentiment, s’est dégagée la notion de victime.

Une victime peut être considérée comme un individu qui reconnait avoir été atteint dans son intégrité personnelle par un agent causal externe ayant entraîné un dommage évident, identifié comme tel par la majorité du corps social. Ces préjudices peuvent être psychocorporels, économiques ou moraux. Puisque chacun a intégré le fait que tous les individus sont en droit de bénéficier de secours rapides et puissants en mesure de repousser la mort, la société a le devoir de venir en aide et si elle ne le fait pas ou ne sait pas le faire, elle doit se sentir coupable et offrir une réparation à la hauteur du préjudice. Telle est la conséquence mythique de l’idéologie de la toute-puissance véhiculée par le concept de la médecine d’urgence.

Le mot victime a connu un renversement de signification tout à fait remarquable au cours de l’histoire. Dans l’antiquité, la victime était celui qui prenait sur lui le péché d’un groupe humain, avec un sens sacrificiel très fort.

Aujourd’hui, c’est la société qui est coupable, la victime innocente, passive, sans prise sur son destin.

C’est pourquoi la victime déclenche des réactions affectives et émotionnelles intenses et alimente chez chacun le sentiment insécurisant qu’il est lui aussi une victime potentielle de l’accident, de la pauvreté, de l’exclusion, de la maladie, de la vieillesse et de la mort. Dans cette optique, tout doit être mis en oeuvre par des systèmes de prévention, de protection et de traitement, pour empêcher cette éventualité ou pour réparer les préjudices causés non par la fatalité, mais par les manquements et les failles de la société.

Nous sommes là en présence d’une attente particulièrement forte dans notre société et c’est pour répondre à cette attente que le président de la République a décidé de mettre en place, en juillet dernier, suite à l’attentat terroriste de la station Saint-Michel, une cellule d’urgence médico-psychologique destinée à apporter un soutien aux victimes.

Cette cellule, présidée par le professeur Crocq, compte 21 personnes choisies pour leur compétence en matière de psychopathologie traumatique.

Cette cellule a cinq missions :

La première est de définir une doctrine pour le soutien psychologique précoce et le suivi des blessés psychiques.

La seconde mission commande d’agir immédiatement après l’agression. La personne victime de violence ne doit pas se tenir dans un silence destructeur. Il est donc nécessaire de mettre en place un dispositif de prise en charge des blessés psychiques comportant une première consultation dès l’évacuation des victimes, et des consultations spécialisées pour le suivi à long terme.

Par l’examen des lésions somatiques, le médecin reconnait le corps de la victime. Toute reconnaissance exige en effet la présence d’un témoin. Comme le disait justement Sartre : « Autrui est le médiateur indispensable entre moi et moi-même ». C’est dans cette optique que des systèmes de protection et de traitement doivent être mis en oeuvre, tant sur le plan somatique que psychique.

La troisième mission de la cellule médico-psychologique est d’assurer la formation des personnels à tous les niveaux (psychiatres, psychologues, infirmiers). Dans ce domaine je souhaite rendre hommage à l’action extraordinaire de l’INAVEM qui assure une formation permanente et nécessaire de personnes compétentes dont le but est de secourir moralement la victime, de la « faire sortir » de sa condition de victime en mettant tout en œuvre pour lui venir en aide. Leur objectif premier est de rendre à la victime sa parole, afin d’éviter l’apparition de nouveaux traumatismes et en même temps de faire preuve d’une grande qualité d’écoute.

La quatrième mission de la cellule médico-psychologique est de prévoir l’application d’un tel dispositif sur tout le territoire national et bien sûr d’élargir son action à l’étranger.

C’est ainsi que la cellule est venue en aide aux victimes du Liban où elle était présente la semaine dernière. Elle a également fourni un travail spectaculaire lors de l’incendie de Düsseldorf.

La dernière mission consiste à entretenir les contacts nécessaires avec les différentes structures intéressées (autorités administratives et judiciaires, université, structures de soins, réseau associatif d’aide aux victimes).

Cette mission rejoint le message donné par l’ONU « Les victimes doivent être traitées avec compassion et dans le respect de leur dignité. Elles ont droit (…) à une réparation rapide du préjudice qu’elles ont subi.

Le but de cette cellule d’urgence médico-psychologique est donc de prendre en charge les blessés psychiques, de leur prodiguer les soins nécessaires à leur état et surtout de tenter de leur faire immédiatement extérioriser ce qu’ils ont vécu, ce qui constitue le déchoquage psychologique.

Le rôle de la cellule est encore limité, mais mon souhait le plus vif est que son action se développe à l’étranger.

Venir en aide aux victimes de catastrophes est donc un impératif. Dans ce domaine, je tiens à souligner l’action particulièrement importante de l’INAVEM. En assurant plus de 450 permanences sur tout le territoire pour accueillir, informer, orienter et accompagner les victimes, l’INAVEM joue un rôle fondamental dans leur prise en charge.

Ces deux journées de réflexion qui associent des personnes de professions différentes seront, j’en suis sûr, très fructueuses. La polyvalence des participants permettra de prendre en compte tous les paramètres dont peut souffrir la victime. Je vous souhaite à tous un bon travail et je vous remercie.


Assemblée général de SOS attentats : samedi 22 février 1997

Madame la présidente,
Mesdames, Messieurs,

Permettez-moi de vous remercier de m’avoir invité à votre assemblée générale.

Je sais que vous avez à traiter d’un sujet grave et préoccupant et je tiens tout d’abord à rendre hommage à la qualité de votre travail qui a pour but de soulager la souffrance des victimes et de leurs familles.

Depuis plusieurs années votre association accompagne, avec compétence et efficacité, les victimes d’attentats, tant sur le plan physique que psychologique ou juridique.

De leur côté, les pouvoirs publics ont constaté leur déficit au niveau de l’aide aux blessés psychiques. Au lendemain de l’attentat du RER Saint-Michel, le président de la République lui-même s’en est ému. Il m’a donc demandé de créer une cellule d’urgence médico-psychologique.

Dès septembre 1995, j’ai confié au professeur Crocq, expert reconnu en psycho-traumatologie, la mission de définir une doctrine concernant le soutien psychologique précoce et le suivi des blessés psychiques, de mettre en place un dispositif étagé pour la prise en charge des blessés psychiques, d’assurer la formation des personnels concernés et de prévoir l’application de cette organisation sur le territoire national et, le cas échéant à l’étranger.

Le rapport détaillé que m’a remis le professeur Crocq en septembre 1996, a permis de dégager un mode de fonctionnement précis pour la cellule d’urgence médico-psychologique.

Cette cellule a pour but d’offrir aux victimes de catastrophes ou d’accidents majeurs, une prise en charge précoce, si possible immédiate, des traumatismes psychiques.

Elle est constituée d’une quarantaine de personnes (psychiatres, psychologues et infirmiers), appartenant ou non au service public hospitalier, qui participent bénévolement à des astreintes, après avoir été sélectionnés pour leur compétence ou leur formation en psycho-traumatologie et en psychiatrie d’urgence.

Deux équipes, de trois personnes chacune, figurent sur les listes d’astreinte hebdomadaire, disponibles en permanence à la régulation du SAMU.

Pour chaque personnel, il est noté sur la liste, les coordonnées téléphoniques au travail, personnelles et, le cas échéant, par un moyen de radiomessagerie.

L’équipe n° 1, dite de terrain, comporte un psychiatre, un psychologue et un infirmier. L’équipe n° 2, qui comporte les mêmes personnels, constitue l’équipe de réserve.

En cas d’événement exceptionnel, la régulation du SAMU contacte le psychiatre de l’équipe n° 1. Cette procédure est inscrite dans le plan de secours du préfet pour faire face à des catastrophes, sinistres ou accidents graves causant un grand nombre de victimes, survenant sur un territoire défini. La cellule peut également être déclenchée chaque fois que le médecin régulateur du SAMU estime nécessaire la présence d’une équipe médico-psychologique sur le terrain.

L’équipe n° 1 se rend alors au SAMU pour prendre connaissance de l’événement et du nombre probable de blessés, et pour se mettre à disposition du SAMU.

Cette équipe se procure sur place des tenues d’intervention qui permettront de les identifier sur le terrain, et se munit des lots d’intervention médico-psychologiques. Ces lots comprennent des médicaments, des notes d’information destinées aux victimes, des certificats de constatations médico-légales, des fiches de triage des blessés et des listes pour recueillir les noms des personnes accueillies au poste de secours psychologique.

Lors de l’intervention, l’équipe n° 1 part dans un véhicule du SAMU sur les lieux de l’événement. Sur place, elle s’intègre au dispositif des secours médicaux, prend contact avec le médecin du SAMU, directeur des secours médicaux, et avec le médecin responsable du poste de secours avancé. En accord avec eux, le poste de secours psychologique est installé à proximité des autres postes de secours et doit ainsi permettre de donner les premiers soins aux traumatisés psychiques.

Toute personne passant par le poste de secours psychologique est répertoriée sur une liste, reçoit, le cas échéant, une fiche de triage, est évaluée cliniquement et peut recevoir un traitement médicamenteux adapté. Elle bénéficie d’un premier débriefing, reçoit la note d’information destinée aux victimes et, si possible, un certificat médical initial, avant d’être rapidement évacuée vers un hôpital d’accueil par des moyens adaptés.

À la demande, un des membres de l’équipe n° 1 peut se rendre auprès de blessés graves dont l’état psychologique rend difficile la prise en charge médicale. De même, le psychiatre peut faire appel au médecin du poste médical avancé en cas d’aggravation de l’état physique d’une victime présente au poste de secours psychologique.

L’équipe n° 2, arrivée au SAMU, se positionne à proximité de la régulation et prend connaissance de la destination des victimes vers les hôpitaux. Elle vérifie qu’un accueil psychiatrique est effectif sur place, éventuellement en contactant les services d’urgence ou de psychiatrie des hôpitaux concernés.

En cas d’absence de psychiatre pour accueillir les victimes à l’arrivée à l’hôpital, un des membres de l’équipe n° 2 se rend sur place, après information du responsable des urgences. Un débriefing est organisé aux urgences ou, pour les patients hospitalisés, dans les services de réanimation ou de chirurgie.

En cas d’événements de grande ampleur entraînant un grand nombre de victimes, un ou plusieurs membres de l’équipe n° 2 peuvent être appelés à renforcer le poste de secours psychologique sur le terrain. De même, en cas d’intervention de longue durée, l’équipe n° 2 assure la relève de l’équipe n° 1. La durée de présence d’une même équipe ne devrait pas dépasser 6 heures.

À la fin de l’alerte, l’équipe n° 2 prend en charge le débriefing des équipes du SAMU et de l’équipe n° 1, à leur retour de mission, ainsi que des personnels de régulation impliqués dans l’événement.

Le cas échéant, le ou les secteurs de psychiatrie générale et/ou de psychiatrie infanto-juvénile dont relèvent les victimes, sont prévenues de l’intervention de la cellule d’urgence médico-psychologique. Il en est de même des médecins du travail ou des médecins scolaires si l’événement a lieu en milieu professionnel ou scolaire.

Un compte rendu de l’intervention est rédigé par la suite.

Informées par la note d’information sur le terrain, certaines victimes se rendent dans une consultation spécialisée. Quelques cas peuvent donner lieu à une hospitalisation retardée.

Voici, décrit en quelques mots, le fonctionnement de la cellule d’urgence médico psychologique. Des travaux sont en cours pour organiser la généralisation de ce dispositif sur l’ensemble du territoire national.

Avant de conclure, je souhaiterais vous parler de l’action de cette cellule à l’étranger. En effet, la cellule d’urgence médico-psychologique a déjà été mobilisée dans plusieurs pays :
    - au sud Liban, pour aider à la prise en charge des enfants victimes de faits de guerre à la suite des événements de mars 1996 ;
    - à Düsseldorf, pour accompagner les familles des victimes françaises décédées pendant l’incendie de l’aéroport ;
    - récemment, au Sénégal, lors de la catastrophe aérienne, où la cellule d’urgence médico-psychologique s’est rendue sur place, mais a également assurer le suivi au moment du rapatriement à Toulouse.

L’utilité de la création d’une telle cellule n’est malheureusement plus à prouver. L’accumulation de catastrophes, accidents collectifs, attentats et prises d’otages survenus en France ces dernières années, provoque un nombre croissant de troubles psychiques parmi les victimes, les familles et les sauveteurs. Cette pathologie psycho traumatique est cause de souffrances et de perturbation dans notre société.

L’expérience a monté que les soins médico-psychologiques précoces, assurés sur le terrain même de l’accident, détiennent une action préventive majeure contre l’installation de séquelles chronicisées et invalidantes.

Pour toutes ces raisons, la création de la cellule d’urgence médico-psychologique est venue combler un déficit important dans notre système, déjà très performant, de secours d’urgence, afin d’éviter des souffrances à des victimes qu’il est de notre devoir à tous d’accompagner et de soulager.