Texte intégral
Date : 3 avril 1997
Source : Paris Match
Paris-Match : Dans votre bureau de ministère de la Culture, vous avez instauré un curieux rituel : lorsque vous prenez congé d’un visiteur, vous lui proposez d’écrire sa définition de la culture. Pourquoi cette idée ?
Philippe Douste-Blazy : Pourquoi ne pas garder trace d’échanges souvent passionnants ? Il est vrai que je ne le demande pas systématiquement, mais je le propose aux interlocuteurs avec lesquels j’ai longuement parlé des enjeux de la culture : pour moi, cela vient naturellement clore un entretien. Lorsque je suis arrivé Rue de Valois, je me suis vite rendu compte qu’il ne s’agissait pas d’un ministère purement technique. Bien sûr, il faut s’occuper concrètement de la musique, du théâtre, de la danse, de la littérature, des arts plastiques, mais j’ai aussi constaté qu’avec les gens que je rencontrais nous discutions du sens de la culture.
Paris-Match : Trouvez-vous que dans votre ministère les échanges avec les interlocuteurs se font avec plus d’émotion et de passion qu’ailleurs ?
Philippe Douste-Blazy : Bien sûr. C’est avant tout le ministère des sensibilités. Notre civilisation tourne autour de trois valeurs fondamentales : le vrai, le bon et le beau, autrement dit la science, l’éthique et l’art. Médecin, je suis de formation scientifique, mais je pense que la science ne peut pas prendre le pas sur les autres valeurs. Car il est fondamental de se poser des questions d’éthique et aussi de préserver un rapport sensible au monde.
Paris-Match : Pour revenir à votre rituel, vos visiteurs se prêtent-il facilement au jeu ?
Philippe Douste-Blazy : Deux ou trois fois seulement mon visiteur m’a demandé quelques jours de réflexion, sachant qu’il reviendrait très bientôt. Sinon, je sors quelques minutes de mon bureau pour ne pas lui donner l’impression d’être derrière son dos pendant qu’il se concentre et rédige. C’est un jeu que mes visiteurs prennent très au sérieux !
Paris-Match : Parmi les définitions, il y a celle de Salman Rushdie, qui dit que « les Anglais devraient suivre votre exemple d’aide à la création ». La culture n’est-elle pas un peu une auberge espagnole, on y trouve ce qu’on y apporte ?
Philippe Douste-Blazy : Les définitions de mes visiteurs sont spontanées. Il est normal qu’ils réagissent en fonction de leurs préoccupations. En même temps, s’ils sont dans ce bureau, c’est parce qu’il existe un trait d’union entre eux et la culture.
Paris-Match : À l’heure d’Internet, un ministère de la culture a-t-il encore un avenir ?
Philippe Douste-Blazy : Cela fera bientôt quarante ans que le ministère de la Culture a été créé. Si c’est pour dire « ceci est beau, ceci est laid », il ne sert à rien. Un ministère de la Culture doit d’une part prendre en considération tout le patrimoine et transmettre à nos enfants et petits-enfants tout ce que ce pays à réaliser à travers l’architecture, la peinture, la musique, le théâtre, la danse… en même temps, faire en sorte que notre génération puisse s’exprimer et créer. Un pays qui ne crée plus est un pays fini. C’est pour cela que la culture et la communication sont très liées. Car à l’époque de la mondialisation des images, la seule manière de faire connaître notre culture et nos créateurs, c’est justement la communication. Aussi j’ai souhaité donner tout son développement au serveur Internet de mon ministère : nous espérons 20 000 connexions la première année, puis 2 millions, puis 4, puis 5 millions !
Paris-Match : Jusqu’à présent, l’éducation artistique à l’école, dont on nous rebat les oreilles, n’a jamais marché. Comment comptez-vous résoudre ce problème ?
Philippe Douste-Blazy : Dans nos conservatoires, nos écoles de danse de musique, nous formerons des professionnels aptes à intervenir dans les écoles. Pour y parvenir, mon projet de loi prévoit un effort budgétaire de près de 200 millions de francs par an sur cinq ans. Je fais entièrement mienne cette ambition d’André Malraux, « faire pour la culture de que la IIIe République a fait pour l’enseignement » : chaque enfant de France a droit au musée, au théâtre, au cinéma comme à l’alphabet.
Paris-Match : Quel est votre définition de la culture ?
Philippe Douste-Blazy : Je dirai sans hésiter que la culture, c’est la construction du rapport à l’autre. Ce rapport admet le débat et la polémique parce qu’il est d’abord respect et tolérance, amour de la vie et de la liberté.
Date : 7 avril 1997
Source : La Croix
La Croix : Cinq grands musées nationaux (1) – le Louvre, le musée national d’Art moderne, Orsay, Sèvres et Versailles – présentent à partir de cette semaine près de 1 000 œuvres récupérées après la Seconde Guerre mondiale et dont la garde leur a été confié en 1949. Pourquoi cette présentation dans cinq endroits différents ?
Philippe Douste-Blazy : Les œuvres de la Récupération artistique confiées à la garde des musées sont un peu plus de 2 000. Tous ces objets ont été réunis après la guerre dans une exposition au château de Compiègne de 1950 à 1954. Ils occupaient plus de 54 salles. Nous ne disposons plus aujourd’hui d’un lieu assez vaste pour renouveler cette opération. En outre, un certain nombre de ces œuvres sont exposées de manière permanentes dans les musées, à Paris et en province. Les rassembler en un seul lieu nous aurait obligés à bouleverser, par exemple, l’accrochage des départements du Louvre.
La Croix : Quelles sont les recherches effectuées par l’État pour retrouver les éventuels héritiers ?
Philippe Douste-Blazy : Actuellement, une équipe de conservateurs des musées nationaux travaille dans les archives de la Récupération artistique – qui représentent 800 cartons conservés au Quai d’Orsay – pour tenter de reconstituer l’historique de ces œuvres. Ils réitèrent, en fait, le travail déjà accompli après la guerre par la Commission de récupération artistique qui avait pu restituer entre 1945 et, 1949 plus de 45 000 œuvres à leur légitimes propriétaires, sur les 61 000 récupérées en Allemagne par les Alliés. J’ajoute que ce travail de recherche avait été poursuivi, jusque dans les années 70, par la célèbre Rose Valland (2), qui était la responsable du musée de Jeu-de-Paume à l’époque où l’occupant en avait fait sa « gare de triage » des œuvres spoliées.
Ce que les conservateurs vérifient actuellement, c’est que la plupart des « MNR », c’est-à-dire classées Musées nationaux Récupération, sont bien des œuvres qui ont été acquises pendant la guerre sur le marché de l’art parisien qui était alors très actif, par des musées et des collectionneurs allemands. Néanmoins, s’il demeure parmi ces œuvres des objets réellement volés, et si les preuves de leur origine peuvent être apportées, ils seront restitués aux ayants droit, comme tant d’autres l’ont déjà été…
Je vous rappelle que les musées ne sont que les détenteurs précaires de ces œuvres qui figurent sur des « inventaires provisoires »et n’ont jamais été intégrées aux collections nationales.
Date : 15 avril 1997
Source : Libération
Libération : Entre la crainte d’être mystifié et la frayeur de propositions visuelles trop troublantes, l’art contemporain vous fait-il peur ?
Philippe Douste-Blazy : Non seulement je n’ai pas peur, mais j’estime que toute société vivante a un art contemporain. Je peux comprendre que des intellectuels puissent en débattre ensemble. Mais dès l’instant où la polémique s’étend Vers un plus large public, elle prend une dimension politique et je ne sais pas si les intellectuels en ont vraiment mesuré toutes les conséquences. Le mouvement qui consiste à rejeter les avant-gardes peut aussi malheureusement se traduire vis-à-vis des élus par toutes sortes de confrontations et de choix en défaveur de l’art. Par ailleurs, il est tout à fait logique que les gens aient peur, signe que l’art contemporain est en phase avec le malaise d’une société. Son intérêt consiste à déranger. Ainsi, je suis outré par des gens – même au sein de mon administration qui partent du principe qu’il faut rester dans les normes apprises à l’âge de 20 ans. L’art contemporain est le contraire des certitudes. Alors, si l’on estime que les choses dérangeantes font partie d’une société, on accepte l’art contemporain, dans la mesure où l’ordre public est respecté. Simplement, il faut savoir qu’il y a de plus en plus de gens qui peuvent se trouver submergés et qui vont donc reprocher l’argent public dépensé, tomber dans la démagogie et le populisme. Il y a ceux qui vont se retrouver dans la démagogie, d’autres qui choisissent la modernité. À nous de prendre un peu de responsabilité !
Libération : Cette prise de responsabilité n’est-elle pas une prise de risque, en l’occurrence : faire des choix ?
Philippe Douste-Blazy : Je crois qu’il faut en faire. Mais en même temps, il importe que ces choix ne sont pas des habitudes. Il faut que ça tourne. En définitive, je me dis parfois que le ministère de la Culture, même s’il est jeune et récent a repris les mauvais côtés de l’administration. Il n’y a pas suffisamment de remise en cause : on ne devrait pas pouvoir faire carrière au ministère de la Culture. En même temps, je crois que ce ministère est quand même un acquis indispensable et qu’on ne dit pas revenir sur l’existence du Fnac, des Frac et des centres d’art. A l’inverse, il convient de se poser la question du marché de l’art contemporain. L’artiste n’a plus qu’un seul client, l’État, alors l’État tue le marché. Il y a six mois j’ai demandé aux galeries de composer un livre blanc sur ce qu’il faudrait faire et les conclusions devraient être livrées lors d’un symposium le 23 juin.
Libération : D’accord mais qu’est-ce que vous faites pour les artistes ?
Philippe Douste-Blazy : Nous allons ouvrir un lieu d’exposition pour la jeune création. On a trouvé des locaux pour locaux pour un espace d’arts plastiques contemporain. Il s’agit du rez-de-chaussée d’un immeuble qui se trouve à Paris, 41-49, rue Cantagrel dans le XIIIe arrondissement, chez Jacques Toubon. Je m’étais plutôt orienté vers un espace aux Batignolles, mais la décision de réhabiliter l’immeuble de la rue Cantagrel avait déjà été prise, il pourrait être inauguré dès 1998, pour un budget d’investissement évalué à 4.5 millions de francs. Et puis de jeunes galeries viennent tout juste de s’installer dans le quartier. Pour compléter le dispositif, on pourrait faire des résidences d’artistes dans les étages…
Libération : Votre proposition ressemble à PS1, cette ancienne école localisée dans le Queens, à New York, et convertie déjà depuis plus de vingt en lieu d’expos et ateliers.
Philippe Douste-Blazy : C’est cela. Structurellement, j’aimerais que dans un lieu comme celui-là il puisse y avoir des collectionneurs, des marchands, des artistes, pas toujours les mêmes. Vu par quelqu’un de l’extérieur, comme moi, on constate qu’il s’agit toujours des mêmes qui tournent en rond. Mais comment inciter les jeunes à s’approprier ce lieu ? Il faut qu’il y ait un déclic. Tout le problème consiste à ne pas aller à contresens. À partir du moment où il n’est pas toujours en phase avec les artistes et les créateurs, le concept même du ministère de la Culture devient limite.
Libération : Vous n’allez pas annoncer d’autres propositions ?
Philippe Douste-Blazy : L’idée d’une émission d’arts plastiques sur France 3 est entérinée : maintenant, je ne peux aller plus loin… Pour ce qui concerne l’action internationale, j’ai choisi que mon ministère se réinvestisse. Cette année, ça sera quelqu’un de la délégation aux arts plastiques qui va s’occuper du pavillon français de Fabrice Hybert à la Biennale de Venise, le Centre internationale de recherche sur le verre et les arts plastiques produits une exposition d’Eric Dietman, et nous allons essayer de montrer des créateurs de la génération des 40 ans dans les centres culturels à l’étranger.
On va aussi développer une collection de monographies ; je suis affolé quand je voyage de constater qu’on ne fait pas assez pour nos artistes.
Libération : On murmure que vous avez téléphoné au commissaire de la prochaine Biennale de Lyon, ainsi qu’à la commissaire de la prochaine Documenta de Kessel, parce qu’il n’y avait pas assez d’artistes français dans ces manifestations.
Philippe Douste-Blazy : Je vous assure que non. Il est vrai que dans une réunion du cabinet, j’en ai parlé, j’étais furieux, mais je ne suis pas un expert, je ne permettrais pas d’appeler moi-même. Cela étant, je ne suis pas contre le fait de défendre les artistes français.
Date : 17 avril 1997
Source : Le Parisien
Le Parisien : Le cas des intermittents du spectacle est enfin réglé ?
Philippe Douste-Blazy : Vous voulez dire : déjà ! Car l’affaire est compliquée, et elle traîne depuis dix douze ans ! À l’issue de l’entretien que nous avons eu ensemble hier matin, Jean Gandois, le président du CNPF, a accepté la reconduction du statut des intermittents jusqu’à la fin décembre 1998. Je m’en réjouis car j’ai toujours soutenu le caractère légitime de leur régime particulier. Pour autant, c’est vrai que ce régime a été détourné de son objet, qu’il a entraîné une sorte de « prime à l'intermittence » et qu'il a contribué à la précarité de l'emploi dans ce secteur. J'ajoute que si le budget de la Culture a beaucoup augmenté, sur les dix dernières années, c'est par le biais de subventions par définition provisoires ; cela a poussé, aussi, à la précarisation de l'emploi.
Le Parisien : Vous vouiez limiter le recours aux contrats à durée déterminés (COD) ?
Philippe Douste-Blazy : Vous Tout le monde a trop profité du système, alors qu'il y a des emplois permanents à la clé.
Le Parisien : Vous espérez « moraliser » les pratiques en vigueur dans ces métiers ?
Philippe Douste-Blazy : Oui, nous avons deux ans pour mettre à plat tout le système. Nous voulons préciser les conditions dans lesquelles on pourra légitimement recourir à des CDD. Pour cela, une commission paritaire va examiner de près le fonctionnement de ce marché du travail très particulier. Nous allons croiser différentes sources d’information, modifier la fameuse ordonnance de 1945 qui régit le fonctionnement des entreprises de spectacle vivant (danse, théâtre, etc…), généraliser le guichet unique pour les organisateurs occasionnels de spectacle et signer une convention nationale de partenariat pour la lutte contre le travail illégal.
Le Parisien : Finalement, les diverses « opération commando » des intermittents du spectacle ont payé…
Philippe Douste-Blazy : Non. Contrairement à ce qui se fait depuis quinze ans, nous n’avons pas cédé aux mesures d’intimidation des syndicats, mais nous avons pris le problème à bras-le-corps : nous allons mieux contrôler ce milieu professionnel.