Texte intégral
B. Vannier : Invitée des Petits déjeuners de France Inter, M. Aubry, ministre de l'Emploi et de la Solidarité, au lendemain de l'adoption par Les députés, et en première lecture, de la deuxième Loi sur les 35 heures : 315 voix pour, 255 contre. Vous avez obtenu ce que vous souhaitiez : le soutien, à quatre exceptions près, deux contres et deux abstentions des députés de la majorité plurielle. Je serais tenté de dire que la loi votée, les ennuis maintenant commencent et d'abord sur son financement. Le vote acquis, tout n'est pas réglé pour autant. Il y a la suite du parcours réglementaire, mais il y a surtout la polémique à propos du financement de ces 35 heures. Le Medef est très remonté, les syndicats sont inquiets. Personne ne veut que la Sécu et - surtout l'assurance-chômage servent à financer les 35 heures. M. Aubry, une loi qui n'est pas financée est-elle véritablement une loi prête à être mise en application ?
M. Aubry : Si elle ne l'était pas, elle ne le serait pas. Mais ce n'est pas le cas. Il faut ramener les choses à leur juste valeur. Vous savez que nous avons souhaité lier deux réformes : la réduction de la durée du travail et la baisse des charges sociales. Nous pensons que ce sont deux pistes essentielles pour réduire le chômage. La réduction de la durée du travail pour créer et préserver de l'emploi. La baisse des charges sociales parce que nous savons depuis 30-35 ans maintenant que les charges - c'est-à-dire les cotisations patronales - pèsent trop sur l'emploi dans notre pays. Nous avons lié les deux pour que les baisses des charges sociales aient une contrepartie en matière d'emploi, et donc pour réserver ces baisses de charges aux entreprises qui créeront des emplois. Mais, la baisse de ces charges sociales, le coût de cette baisse – 105 milliards au total sur quatre ou cinq ans au fur et à mesure du passage aux 35 heures - pour 65 milliards, c'est une baisse des charges qui va entraîner une baisse du coût du travail ; et pour 40 milliards, c'est la contrepartie du coût de la durée du travail. Donc, déjà, il faut se rappeler ces chiffres. Avec ceux-là nous réduisons le coût du travail : de 5 % pour un salaire en dessous de 10 000 francs pour toutes les entreprises après le coût de la baisse du travail. II faut le redire parce que ce n'est pas le coût de la réduction de la durée du travail.
B. Vannier : Cela c'est le coût global de la réduction du travail, ce n'est pas la réponse au financement. Où allez-vous chercher cela ?
M. Aubry : Non, ce n'est pas justement le coût global de la réduction du travail. Ce que j'essaye d'expliquer, c'est que, sur 105 milliards, 40 milliards sont le coût de la réduction de la durée du travail. 65 milliards sont des baisses de charges pour aider les entreprises de main-d'oeuvre, pour aider le commerce, l'artisanat, les entreprises de service à créer de l'emploi. Ces 65 milliards sont financés. 40 milliards que nous avons déjà au budget, 25 milliards sur une taxe sur les bénéfices, sur une taxe sur les activités polluantes. C'est actuellement dans la loi de financement de la Sécurité sociale. C'est financé. J'en arrive aux 40 milliards qui touchent la réduction de la durée du travail et qui est la contrepartie du coût de cette baisse de la durée du travail. Nous avions envisagé de faire en sorte que chacun - toutes les institutions, l'État - qui va gagner à cette réduction de la durée du travail - puisque quand on crée des emplois, quand. On préserve des emplois, il y a des impôts qui rentrent pour l'État, il y a des cotisations qui rentrent pour la Sécurité sociale, il y a des cotisations qui rentrent pour l'Unedic, il y a des indemnités de chômage en moins qui sont payées -, nous avons envisagé que cette aide pérenne pour les entreprises qui, donc, va encore réduire le coût du travail, soit financée par ceux qui gagnent à cette réduction. Nous savons - pas depuis hier, depuis plusieurs mois - que le patronat et les syndicats ne souhaitent pas que l'Unedic finance la réduction de la durée du travail pour des raisons diverses et variées.
B. Vannier : Et Les syndicats vous l'ont rappelé hier dans un appel des cinq confédérations. Ce qui est assez rare.
M. Aubry : Oui, bien sûr, mais ils n'ont pas l'air de découvrir - M. Jalmain de la CFDT l'a très bien dit, ce matin sur votre antenne - ce qui existe depuis des mois. Sur ces 40 milliards, quel est le sujet. Environ 15 milliards devaient provenir de l'Unedic. Le reste est financé. Donc, vous voyez bien, nous passons de 105 à 15. Donc, on voit l'ampleur des choses. Pour l'année 2000, la part de ces 15 milliards c'est environ 6-7 milliards qui devaient provenir de l'Unedic. J'ai dit à plusieurs reprises pendant le débat - là aussi ce n'est pas une novation - que le gouvernement était tout à fait d'accord pour renoncer à faire payer l'Unedic pour la réduction de la durée du travail dès lors que nous arrivions à nous mettre d'accord sur des relations plus claires, plus transparentes entre l'État et l'Unedic pour les années à venir. Et nous avons commencé une négociation qui, aujourd'hui, il faut bien le dire, a été relativement bloquée par le Medef, et que je souhaite, aujourd'hui, étendre à l'ensemble des partenaires sociaux. Car, je crois qu'il est sain qu'aujourd'hui tout le monde négocie pour que l'on trouve une solution. Car, vous savez, nous avons un passé extrêmement lourd entre l'Unedic et l'État. Et si, à l'occasion de la durée du travail, nous trouvions des solutions pour qu'il y ait une frontière claire entre ce que paye l'État et l'Unedic, pour l'avenir, nous n'aurons pas perdu notre temps.
S. Paoli : Sur la question du rapport de force avec le Medef qui menace de quitter le paritarisme, les syndicats qui sont hostiles eux aussi : on ne voit pas en radio ce qui se passe, mais tout à l'heure quand nous avons parlé du Medef, vous avez eu une petite moue dubitative. Est-ce qu'on est dans la gesticulation ou est-ce que véritablement il y a un rapport de force entre vous et le Medef sur la question des 35 heures ?
M. Aubry : Vous savez, cela fait deux ans que nous sommes là et cela fait deux ans que le Medef déclare qu'il va quitter l'assurance-maladie si l'on ne fait pas ceci, si l'on ne fait pas cela, ou qu'il va quitter l'Unedic. L'assurance-maladie, les caisses de Sécurité sociale, moi je remarque que, malgré les positions du Medef, nous sommes passés de 57 milliards de déficit à un excédent qui sera de 2 milliards l'année prochaine, tout en ayant mis 15 milliards de côté pour nos retraites. Alors, on peut dire ce que l'on veut, mais, nous, nous gérons et nous continuons. Le Medef prendra ses responsabilités, mais vous pensez bien que le gouvernement ne décide pas en fonction de chantage, il décide par rapport à ce qu'il croit bon.
S. Paoli : Vous considérez que la position du Medef est un chantage quand il dit : « Si c'est comme ça on s'en va » ?
M. Aubry : Je n'en sais rien. Je ne prends pas en compte ces éléments-là. Autant j'entends ceux qui me disent : « Nous ne souhaitons pas que l'Unedic finance, nous voulons travailler sur un autre terrain. » Nous savons écouter les organisations patronales et syndicale. Autant le : « Si vous ne faites pas ça, je m'en vais », cela fait deux ans qu'on l'entend. Chacun prend ses responsabilités ! Moi, je ne souhaite pas que les organisations patronales quittent les organismes paritaires. Ce sont des institutions qui font partie du paysage social de notre pays. Mais, si un jour le Medef prend ce genre de décision, ce n'est pas à moi de m'exprimer dessus, c'est leur responsabilité, y compris vis-à-vis de leur mandat, de dire : « Demain on arrête de gérer votre argent. » Donc, c'est leur position, moi ce qui m'intéresse c'est que l'on règle les problèmes de fond et qu'on avance. Aujourd'hui, c'est ce que nous faisons. Nous avons annoncé hier, par exemple, que nous rembourserions à l'Unedic les 10 milliards que l'État – c'est-à-dire le précédent gouvernement – s'était engagé à verser. Je crois qu'il faut dire les choses telles qu'elles sont. Quand on dit que l'on demande 15 milliards sur cinq ans à l'Unedic, il faut rappeler que l'État a donné 35 milliards à l'Unedic depuis fin 93. Parce que le précédent gouvernement a signé un accord avec l'Unedic visant à l'aider dans une période qui n'était pas bonne et ayant continué à l'aider à une période qui était devenue meilleure. Donc, là aussi, ramenons les choses à leurs justes proportions.
B. Jeanperrin : Justement, derrière tous les échos et la vitrine des éclats de voix, vous venez de dire que vous faites un premier pas en donnant 10 milliards à l'Unedic, qui est une dette, un emprunt qu'elle avait fait, et que vous vous faisiez depuis longtemps tirer l'oreille pour rembourser, pour les aider. Donc de l'autre côté, vous attendez de leur part qu'ils rentrent dans le système. C'est déjà une ouverture. On dit que les partenaires sociaux et le Medef prendraient en charge au sein de l'Unedic les cotisations retraites des chômeurs – une vingtaine de milliards - et que du coup, vous, de l'autre côté, vous prendriez en charge le financement des 35 heures. C'est une sorte de donnant-donnant et derrière tout cela, ça marche, en fait, le dialogue avec les partenaires sociaux !
M. Aubry : Cela peut marcher si on a la volonté d'aboutir. C'est le seul sujet sur lequel j'ai des points d'interrogation aujourd'hui pour certains, pas pour les organisations syndicales. Nous avons mis beaucoup de choses sur la table, et si l'on veut réussir cette négociation sur l'Unedic, nous pouvons la réussir. Il y a des contributions, comme la contribution Delalande que l'on peut redonner entièrement à l'Unedic, il y a un passé sur les contrats emploi-solidarité, sur les emplois-jeunes entre l'Unedic et l'État que l'on peut essayer de régler. Il y a ce problème des cotisations retraite des chômeurs qui sont prise en compte par l'État. On a les moyens de se mettre d'accord. Maintenant, il faut qu'il y ait la volonté. Celle du gouvernement est entière, cela fait des semaines et des semaines que je le dis, et je ferai tout pour que d'ici mardi prochain, où nous examinons la loi de Sécurité sociale à l'Assemblée, nous ayons effectivement trouvé une solution. Et si certains veulent bloquer, eh bien ils en assument la responsabilité. Nous, comme vous l'avez dit, nous avons accepté de donner ces 10 milliards. C'est vrai que c'est un engagement de l'État précédemment. Mais, je dois dire que le gouvernement précédent a négocié de manière pas très parcimonieuse pour l'argent des contribuables. Car, quand on s'engage à donner 35 milliards à l'Unedic et que celle-ci est revenue à l'équilibre, même à l'excédent, et à baisser les cotisations, on se demande quand même si la négociation était de bonne qualité. C'est pour cela que le ministère des finances hésitait, et je peux le comprendre. Mais nous l'avons fait parce que c'était un engagement de l'État et du précédent gouvernement. Pas un engagement juridique, simplement un engagement écrit. Nous avons souhaité que les engagements, même de cette nature, soient respectés.
P. Le Marc : Est-ce que vous considérez le texte des 35 heures comme définitif ou vous pensez qu'il est amendable, comme le souhaite une partie de la majorité ?
M. Aubry : N'exagérons rien ! Hier, la majorité quasi tout entière a voté ce texte...
B. Vannier : Oui, mais le PC dit en même temps : « Ça n'est pas fini, il faut continuer à l'améliorer. »
P. Le Marc : Les Verts aussi !
M. Aubry : Je l'ai entendu surtout des Verts. Mais, enfin, rappelons-nous où l'on en était il y a quelques mois ! Au début de ce débat, on nous disait : « Ça va sortir n'importe comment, cela va tirer à hue et à dia. » La vérité c'est que la majorité plurielle s'est globalement retrouvée dans les objectifs de la loi – c'est-à-dire créer de l'emploi - et dans la démarche – la négociation et du temps pour la négociation. À partir de là, je considère que le débat parlementaire a maintenu le cap tout en enrichissant la loi dans un certain nombre de domaines.
B. Vannier : Et sans faire une usine à gaz avec les amendements acceptés ?
B. Jeanperrin : Le fait que les entreprises puissent rentrer à différents rythmes...
M. Aubry : Là, c'est vraiment la France dans toute sa splendeur ! Ou l'on fait une loi-cadre qui s'applique à tout le monde de la même manière, et on nous explique que c'est un carcan ; ou l'on essaye de prendre la réalité des entreprises – il y a des petites, il y a des grandes, il y a des secteurs de main-d'oeuvre, il y a des secteurs capitalistiques, il y en a qui vont négocier tout de suite, il y en a qui vont négocier dans un an – et l'on nous dit : « C'est une usine à gaz. » Eh bien, moi, je dis très simplement les choses. Pour chaque entreprise, elle se situe dans une seule case et elle a un régime très clair à appliquer. Je préfère une loi qui prévoit plusieurs cas, qui s'applique de la même manière à toutes les entreprises. D'où les délais différents, d'où les taxations d'heures supplémentaires d'heures différentes. Mais pour une entreprise, encore une foi, elle n'est que dans un seul cas ; et, pour elle, dès lors qu'elle a trouvé son cas – ce qui n'est pas très difficile -, elle l'applique.
C. Courchelle (question posée dans le cadre du journal de 8 heures. Ndlr) : L'opposition prétend que le projet de budget est destiné à ne déranger personne. Pourtant, visiblement, il dérange un certain nombre de contribuables qui se plaignent de l'augmentation de la pression fiscale ?
M. Aubry : C'est assez étonnant d'ailleurs que l'opposition, depuis plusieurs semaines, nous reproche de remplir les caisses de l'État. D'habitude, c'est plutôt l'inverse qu'on nous disait. C'est vrai qu'aujourd'hui, et D. Strauss-Kahn l'a rappelé hier, les impôts rentrent parce que notre pays a un taux de croissance qui est un des plus élevés des pays industrialisés, parce que l'activité augmente et les revenus aussi. Et nous ne pouvons que nous en réjouir. D. Strauss-Kahn a rappelé par ailleurs que le budget qu'il était en train de présenter est un budget qui prévoit des baisses d'impôts comme cela n'a jamais existé auparavant. Je crois qu'il faut ramener, là aussi, les slogans à la réalité. Nous parlions tout à l'heure de la réduction de la durée du temps du travail. Nous parlons, là, du budget. Je crois qu'il vaut mieux toujours se rapporter aux faits. La démocratie y gagne et je crois que l'opposition de temps en temps, que ce soit sur la durée du travail - et j'entendais Mme Bachelot tout à l'heure - ou que ce soit sur le budget, aurait quand même intérêt à reprendre les faits.
S. Paoli : La loi sur les 35 heures est une loi pour créer des emplois. Je rappelle - et vous me direz si les chiffres sont toujours exacts - qu'il y a eu environ 16 000 accords signés jusqu'à présent, environ 18 000 emplois sauvegardés et 100 000 créés, ce sont les chiffres que j'ai repérés dans les jours passés. Est-ce que premièrement cela suffit, et est-ce que, deux, - j'ai retrouvé une déclaration que vous avez faite il y a sept ans - pensez-vous toujours que la réduction du temps de travail, contrairement à ce que vous disiez en 91, est toujours la solution pour créer des emplois. En 91, devant la CFDT, vous disiez : « Je ne crois pas qu'une mesure généralisée de réduction du temps créerait des emplois » ?
M. Aubry : Il faut lire ce que j'avais dit. Je lis, et j'ai dit : « Je ne crois pas qu'une mesure généralisée où 35 heures seraient payées 39, c'est-à-dire où tous les salaires augmenteraient de 11,4 %, créerait des emplois. » Je n'ai pas changé d'avis. Et c'est la raison pour laquelle, lorsque j'ai présenté le projet de loi, j'ai dit que la négociation devrait permettre de faire en sorte que chacun puisse mettre quelque chose sur la table. Et dans le fond, les 50 000 négociateurs qui ont signé ces 16 500 accords, 130 000 emplois créés ou préservés aujourd'hui, c'est ce qu'ils ont fait : ils ont trouvé des moyens pour que les entreprises fonctionnent mieux et pour qu'elles fassent des gains de productivité - 3 à 3,5 % en général - ; ils ont accepté, sauf pour les bas salaires, puisque 100 % des smicards gardent le Smic, que 90 % des salariés gardent leur salaire antérieur, mais ils ont accepté pour cela une modération salariale qui est en général de 2 à 2,5 %, à étaler sur un à trois ans. C'est-à-dire qu'ils ont fait exactement ce qu'il faut pour que les créations d'emplois avec les aides de l'État soient les plus fortes possibles. C'est la raison pour laquelle, disons-le très simplement, parce qu'on parle du financement depuis tout à l'heure, c'est important, mais encore une fois il n'y a pas aujourd'hui de problème. Ils ont fait exactement ce qu'il fallait pour répondre à ce que nous disaient nos économistes, c'est-à-dire se mettre dans les meilleures conditions pour créer le maximum d'emplois. 130 000 emplois créés aujourd'hui, c'est autant que la baisse du chômage l'année dernière et je vous rappelle que l'année 1998 a été exceptionnelle en termes de baisse du chômage. Voilà les résultats aujourd'hui. Je pense qu'il faut quand même le rappeler.
B. Jeanperrin : Jusqu'à présent, c'était une loi incitative. Lorsqu'une loi s'impose à tout le monde, dans le temps, d'ici quatre à cinq ans, petit à petit, on va aller vers des entreprises qui vont devoir négocier les 35 heures et qui ne pourront pas, à cause -d'une concurrence étrangère forte - on pense au textile, à ce que dit G. Sarkozy, par exemple, mais on pense surtout aux moins de 20 et chez les moins de 20, il y a beaucoup d'angoisse. Un boulanger avec juste une employée, pensez-vous qu'il puisse repasser aux : 35 heures sans avoir de la casse en termes de coût.
S. Paoli : Les moins de 20 dont la loi sur les 35 heures s'appliquera à partir du 1er janvier 2002 ?
M. Aubry : Voilà. Donc, on a déjà pris des délais et on a encore assoupli les modalités dans la présente loi. Ce qui est extrêmement frappant, et moi je m'en réjouis, c'est que l'Union professionnelle artisanale, qui recouvre aujourd'hui 830 000 entreprises en France, ce n'est pas rien, a très bien compris - même si elle n'était pas favorable aux 35 heures au départ - bien évidemment, que ces 35 heures, c'était l'occasion pour l'artisanat, pour le commerce - votre boulanger mais aussi l'artisanat en général, du bâtiment par exemple, les hôtels, cafés, restaurants - de baisser de 45 à 50 heures, ce que sont souvent les horaires aujourd'hui, à 35 heures, et, dès lors, de régler un des problèmes majeurs qu'ils ont depuis des années, c'est que les jeunes ne veulent plus venir travailler dans ce secteur. Vous savez tous qu'on ne trouve plus des jeunes pour reprendre une boucherie ou une boulangerie en milieu rural et que d'ores et déjà, dans l'artisanat, les jeunes ne souhaitent même pas rentrer en apprentissage. Pourquoi ? Parce que les conditions de travail aujourd'hui ne sont pas attractives et pourtant, ce sont des vrais métiers, ce sont des métiers où très souvent on devient ensuite son vrai patron.
B. Jeanperrin : Mais ces petites entreprises créeront-elles de l'emploi ?
M. Aubry : Mais bien sûr. D'abord 40 % des accords déjà signés sont dans des entreprises de moins de 20. Deuxièmement, nous avons travaillé, depuis un an, avec l'artisanat et le commerce. Ils ont compris, encore une fois, que c'était l'occasion de ré-attirer des jeunes, avec la baisse des charges qui va non seulement ne pas coûter pour eux, en termes de réduction de la durée du travail, mais qui va leur donner un gain de l'ordre de 5 % de la baisse du coût du travail. Ils vont pouvoir se réorganiser. Nous travaillons avec eux. Nous avons signé d'ailleurs une convention avec l'Union professionnelle artisanale - encore une fois 830 000 entreprises en France, c'est-à-dire la grande majorité des entreprises - pour sensibiliser les jeunes, pour les former et nous allons y contribuer, nous l'État, pour les former dans les délais, d'ici à 2003. Je crois que c'est la bonne façon de prendre le problème pour ces entreprises.
S. Paoli : Il y a un effet paradoxal intéressant dans cette loi sur les 35 heures. La question des créations d'emplois vient d'être abordée, mais il y en a une autre - et les syndicats vous le reprochent - c'est le fait qu'elle a introduit, non pas de la souplesse mais, comme certains disent, de « la flexibilité » dans l'entreprise. Cela pose plus généralement la question du rapport de la social-démocratie européenne avec l'économie de marché.
M. Aubry : Disons les choses simplement : la flexibilité qui est une grande revendication du patronat depuis des années, elle existait dans les entreprises. Chacun connaît par exemple, les salariés qui restent chez eux, dans les petits commerces, et qui sont appelés au sifilet quand les clients arrivent.
E. Vannier : Votre loi, là, légalise.
M. Aubry : Pas du tout.
E. Vannier : La flexibilité existait. Votre loi, elle, légalise.
M. Aubry : Pas du tout, non. Deuxièmement, chacun connaît la modulation des horaires qui, auparavant, pouvait être faite entre zéro et quarante-huit heures. Eh bien, aujourd'hui, la loi qu'est-ce qu'elle dit ? C'est vrai que les entreprises ont besoin de souplesse mais cette souplesse elle doit être d'abord justifiée, elle doit être encadrée, elle doit être maîtrisée, et elle doit donner des contreparties· aux salariés lorsqu'on demande que cette souplesse existe. Qu'est-ce que je remarque ? Aujourd'hui, la modulation, c'est-à-dire cette annualisation, elle existe dans une entreprise sur deux dans les entreprises qui ont signé. Mais, dans la majorité des cas, on reste entre 30 et 39 heures. Il y a des délais de prévenance lorsqu'on change les horaires et lorsqu'on n'a pas un agenda, si je puis dire, au début de l'année, sur les périodes hautes et des périodes basses. Et la loi légalise ce délai de prévenance. Sur le travail à temps partiel, la loi est très claire : ou bien on est capable de dire au début d'année, aux salariés, quelles sont leurs périodes de travail, et dans ce cas-là c'est très bien ; ou bien vous n'êtes pas capable de le dire, et dans ce cas-là il faut des contreparties, il faut un délai de prévenance si vous changez les horaires - le salarié a le droit de s'y opposer sans être licencié, notamment pour des raisons familiales. C'est la première fois que, dans la loi, mais aussi dans les accords - et ça, j'insiste beaucoup là-dessus -, la vie hors travail est rentrée dans l'entreprise. C'est-à-dire que les syndicats ont réussi à imposer que les heures de sortie de crèches, les heures de sortie d'école, la garde des enfants, des personnes âgées qui sont gardées à domicile, le transport qui est long, fait qu'on change les horaires de travail pour prendre en compte aussi ces éléments. La réalité c'est celle-là. Alors ce n'est pas facile - personne ne l'a dit - mais je crois qu'on a un mouvement de négociation car c'est la négociation qui permet d'avoir des accords sur mesure, qui permet de prendre en compte cela. La loi ne fait qu'apporter des garanties et l'encadrement de cette négociation.
P. Le Marc : Est-ce que l'affaire Michelin et les 35 heures n'ont pas produit un tournant dans la vie majoritaire ? On assiste en effet à la constitution d'une coalition du PC, des Verts, de la gauche critique, à la constitution d'un pôle de radicalité face au PS et face au gouvernement. Est-ce que vous ne pensez pas, finalement, que se creuse le fossé entre la culture du pragmatisme, la culture de gouvernement du Parti socialiste et une culture contestataire au sein de cette autre gauche, et que cela peut mettre en danger la solidarité du Gouvernement, la solidarité majoritaire ?
M. Aubry : Franchement, je ne pense pas que cela puisse mettre en danger la solidarité gouvernementale, on l'a bien vu d'ailleurs sur les 35 heures où nous nous sommes retrouvés. Mais je partage complètement votre analyse. Je pense que, quand Michelin annonce en même temps que des bénéfices importants - et nous nous en réjouissons, c'est une grande entreprise, et la France doit beaucoup à la notoriété de Michelin -, quand une grande entreprise annonce 20 % d'augmentation de bénéfices et des milliers de licenciements devant des analystes financiers, quand une grande entreprise donne l'impression, brutalement, que ce qui est bon pour les actionnaires est toujours mauvais pour les salariés, on recule dans notre pays. Vous avez raison.
B. Vannier : Quand, dans une première réaction à la télévision, L. Jospin dit : « On ne peut pas faire grand-chose », c'est une erreur ?
M. Aubry : L. Jospin, il a le langage de la vérité. C'est vrai que l'on ne peut pas empêcher Michelin - et je crois que cela ne serait pas sain - de faire des licenciements si le gestionnaire de l'entreprise considère qu'il faut en faire. Mais, l'on peut imposer à Michelin d'informer normalement les salariés. Quand on annonce 7 000 licenciements et qu'il y a des dizaines de milliers de familles qui ne savent pas si cela va tomber sur elles et qui sont angoissées, ce n'est pas normal. Quand on fait des profits, on ne peut pas se retourner vers l'État pour lui demander de payer les restructurations. C'est ce que j'ai fait depuis que je suis là : les préretraites payées par l'État c'est bon pour les entreprises qui ont des problèmes. Celles qui gagnent de l'argent et qui licencient peuvent le faire, mais elles ne doivent pas se retourner vers l'État pour le faire financer. Enfin, l'État – et c'est ce que L. Jospin a dit - doit tout faire pour limiter le nombre de licenciements en demandant aux entreprises, par exemple, d'engager une négociation sur les 35 heures avant le plan social pour réduire au maximum, voire même pour annuler le plan de licenciement.
S. Paoli : On est au coeur du sujet : la gauche et l'économie de marché, la gauche et l'économie mondialisée. Est-ce qu'il y a au sein du gouvernement deux jambes : une jambe à gauche qui s'appelle M. Aubry, une jambe à droite qui s'appelle D. Strauss-Kahn, ce qui permet de naviguer dans cet espace probablement très complexe des enjeux de l'économie mondialisée ?
M. Aubry : Je ne crois pas du tout cela. Vous savez, je suis de formation économique et je ne l'ai pas oublié en m'occupant des entreprises. J'ai dit que la loi sur les 35 heures - et 85 % des entreprises qui sont passées aux 35 heures aujourd'hui, des chefs d'entreprise, nous disent que c'est bon pour leur entreprise – devait aider les entreprises à réfléchir sur l'organisation du travail, à être plus compétitif demain, par la souplesse mais aussi en· valorisant mieux les compétences de leurs salariés, en les faisant travailler de manière plus qualifiée. Je ne crois pas aujourd'hui qu'il y ait une jambe de gauche et une jambe de droite. Il y a tout simplement, depuis deux ans, un gouvernement qui montre qu'une société plus solidaire entraîne une économie plus forte. Quand nous avons relancé le pouvoir d'achat pour redonner confiance aux Français, quand nous avons créé les emplois-jeunes pour baisser le chômage c'est ce qui amené la confiance et la relance de la consommation et de la croissance. Vous croyez qu'on serait aujourd'hui un des pays où la croissance est la plus forte - et les organismes internationaux nous disent que cela va continuer en 2000 et en 2001 - si cette confiance n'était pas revenue, si l'on n'avait pas commencé à faire baisser le chômage, si l'on n'avait pas rendu plus équitable les prélèvements ? Eh· bien, c'est cela que fait L. Jospin aujourd'hui. L'économique et le social ne sont pas opposés, il doit y avoir une meilleure articulation des deux. Ce n'est pas facile, mais c'est ce que nous essayons de faire, et je crois que les premiers résultats sont là.
B. Vannier : Donc, pas de jambe de droite et pas de jambe de gauche et pas de M. Aubry contre D. Strauss-Kahn ?
M. Aubry : Les problèmes que nous avons à traiter sont quand même suffisamment sérieux pour qu'on ne pose pas des problèmes de cette nature. Moi, ce que j'essaye de faire c'est de faire en sorte que la réduction de la durée du travail se fasse dans les meilleures conditions. Je l'ai toujours dit : elle ne créera pas d'emplois si elle atteint la compétitivité des entreprises. Ce que D. Strauss-Kahn essaye de faire c'est de faire en sorte que les priorités du gouvernement, celles de L. Jospin - la priorité à l'emploi, à la lutte contre les exclusions - s'intègrent dans le budget de l'État et dans la fiscalité. Voilà la réalité des choses. C'est beaucoup plus important que d'opposer les uns aux autres. Je crois d'ailleurs que cela n'intéresse pas beaucoup les Français.