Interviews de M. Jean-Pierre Chevènement, ministre de l'intérieur, à "La Nouvelle République du Centre-Ouest" du 7 février, RTL, France-Inter, Europe 1 et TF1 le 18 février et France 3 le 22 février 1998, sur le refus d'un recours à la force et la recherche d'une solution diplomatique au conflit entre l'Irak et l'ONU.

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Média : Emission L'Invité de RTL - Europe 1 - France 3 - France Inter - La Nouvelle République du Centre Ouest - RTL - Site web TF1 - Le Monde - Télévision - TF1

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LA NOUVELLE REPUBLIQUE DU CENTRE-OUEST : Samedi 7 février 1998

NR : Qu'est-ce qui vous fait dire que l'Irak n'est pas détenteur d'armes chimiques ou bactériologiques susceptibles d'être très dangereuses, pour la paix dans cette région ?

J.-P. C. : « Mais c'est le bon sens même et l'esprit critique que doivent manifester nos concitoyens. A commencer par ceux qui sont chargés de les informer. L'Irak est un pays de vingt millions d'habitants soumis à embargo depuis bientôt huit ans. A côté de l’Iran qui a soixante millions d'habitants, qui dispose aujourd'hui d'après toutes les informations que l'on connaît, d'un arsenal impressionnant, l’Arabie Saoudite qui recycle ses pétrodollars par achats d'armes et la Turquie, membre de l'OTAN, qui est un pays dont l'armée est impressionnante, de plus de 700.000 hommes. Il n'y en a pas beaucoup de cette importance dans la région. Donc, il est ridicule de prétendre qu'aujourd'hui l'Irak est une menace militaire. L'Irak n'a plus d'armes chimiques, elle n'a plus d'armes nucléaires en projet, comme cela était le cas en 1990. Si je dis cela, c'est qu'il y a eu des rapports de la Commission des Nations unies.

« La question qui est posée est maintenant celle des armes dites bactériologiques. Toute la genèse de cette affaire, c'est qu'on veut trouver quelque chose à reprocher aux Irakiens. Quand on ne les accusera plus d'avoir des armes bactériologiques, on les suspectera d'avoir des armes d'un nouveau type. C'est-à-dire que quand on veut noyer son chien, on dit qu'il a la rage. C'est un vieux proverbe français. Et en l'occurrence, les Américains ont décidé de mettre l'Irak sous cloche parce que c'est un pays qui possède des réserves équivalentes à celles de l'Arabie Saoudite. Et c’est là, pour eux, le moyen de maîtriser non seulement le marché pétrolier mais aussi le système financier mondial, car une variation de quatre dollars du prix du baril de pétrole entraîne 100 milliards de dollars dans un sens ou dans l'autre.

« Beaucoup de gens méconnaissent le fait que le pétrole représente la moitié des matières premières minérales et végétales dans le monde. Et celui qui maîtrise les réserves de pétrole maîtrise cette région du monde, maîtrise l'équilibre financier mondial. Donc, je crois que les Français sont complètement, non seulement sous informés, mais soumis à une intense désinformation depuis des années et des années. A un moment, on a cru comprendre que certains faisaient semblant de s'en rendre compte. Mais les mêmes retombent si vite dans l'erreur qu'on peut se demander si les actes de contrition médiatique auxquels ils procédaient quelques années après la guerre du golfe, ont reposé sur véritablement autre chose que l'amour du cinéma. »

NR : En dehors du bon sens, est-ce qu'il existe des informations précises qui permettent de dire que l'Irak n'a pas d'armes bactériologiques ?

J.-P. C. : « Non. Mais je vous rappelle que tous les pays peuvent avoir des recherches dans ce domaine et beaucoup en ont eues et en ont peut-être encore. De toute manière, j'observerai que les armes chimiques dont l'Irak disposait n'ont pas été utilisées pendant la guerre du Golfe. Parce que bien qu'on considère que les Irakiens soient totalement stupides, ils sont quand même assez conscients des risques que cela aurait comportés pour eux. Autrement dit, ils comprennent assez bien les mécanismes de la dissuasion graduée et ils n'ont pas utilisé ces armes chimiques. Pourquoi voulez-vous qu'ils utilisent demain des armes bactériologiques ? Là encore, je fais appel à votre bon sens. Pour la deuxième fois, »

NR : Dans cette affaire, peut-on encore croire à l'efficacité de la diplomatie française ? Et que pensez-vous de l'attitude de Tony Blair qui s'aligne complètement sur les Etats-Unis ?

J.-P. C. : « Il faut se rappeler que l'Irak a été un protectorat britannique d'abord. Que toute la politique étrangère britannique repose sur l'alignement inconditionnel voire systématique, sur les Etats-Unis. Mais prenez le problème par un autre bout. La guerre, ce serait du petit bois jeté dans le brasier de l'intégrisme. Aujourd'hui tous les pays arabes, y compris ceux du Golfe, sont épouvantés à l'idée de ce que signifierait une frappe militaire sur l'Irak qui ne réglerait pas le problème mais qui ferait encore mieux sentir le sentiment d'une justice internationale à deux vitesses.

« D'un côté, vous avez l'enlisement complet du processus de paix au Proche-Orient et de l'autre, vous avez la menace de frappes militaires qui n'obéiraient même pas à une résolution des Nations unies, puis que l'Irak ne dispose plus d'armes de destruction massive. Voilà la réalité. Donc il y a une manière inéquitable de traiter le monde arabo-musulman dans son ensemble. Cette attitude ne peut que susciter en retour des comportements totalement irrationnels, La violence aveugle crée le fanatisme et la barbarie en retour. Donc, je pense que si nous rai sonnons à partir de nos intérêts, c'est-à-dire les intérêts de la société française, je suis aussi chargé de la lutte contre le terrorisme, de la tranquillité de nos villes et de nos banlieues. Si on raisonne à partir de nos intérêts à nous et qui encore, sont peu de chose, par rapport aux intérêts des pays arabes de toute région, seule une solution pacifique peut avoir un sens. Et cette solution pacifique suppose qu'il y ait la volonté d'arriver à un résultat. Or les Irakiens ont le sentiment que, quoiqu'ils fassent, on ne leur accordera aucune espèce de répit. »

NR : Comment aborder le problème de la sécurité ? Vous estimez que la permissivité zéro, c'est-à-dire la sanction de toute faute dès la première fois, est possible ?

J.-P. C. : « A l'égard des délits, je le crois. Le premier délit doit entraîner un rappel à la loi, il ne faut pas traiter ce phénomène par une espèce de négligence coupable. Nous sommes confrontés à une situation très difficile. A l'arrière-plan, il y a ce que nous savons ; le chômage, une société duale, la perte des repères, une crise profonde de l'éducation, une jeunesse déboussolée, une famille éclatée, des problèmes extrêmement préoccupants de ghettoïsation dans certaines banlieues. Nous sommes là dans une société qui n'a plus rien à voir avec la République. Si nous ne portons pas rapidement des remèdes à une telle situation, à partir d'une vision à la fois généreuse et forme de l'avenir de notre société, nous aurons des réveils douloureux.

NR : On parle beaucoup de la délinquance juvénile, quelle est votre analyse de la jeunesse en difficulté ?

J.-P. C. : « L'école de Jules Ferry ouvrait des horizons à la jeunesse. Je crains qu'aujourd'hui, nous n'ouvrions plus de perspectives. L'horizon apparaît trop souvent aux jeunes comme étant celui du chômage. Ils ne découvrent pas ce que le monde comporte de richesses. Ils sont trop souvent plantés devant la télévision. Ils sont dans le virtuel. Ils ne rentrent pas facilement dans la société des adultes.

« La police et la justice ne peuvent pas tout. S'il n'y a pas en amont une politique qui privilégie l'emploi, s'il n'y a pas la volonté de restaurer ou d'instaurer un certain nombre de repères clairs à l'esprit de tous, s'il n'y a pas la volonté de construire une société républicaine, une société de citoyens, nous glisserons sur la pente du communautarisme à l'américaine, c'est-à-dire d'une communauté éclatée. Et nous tomberons dans une société de répression qui voit aujourd'hui les prisons américaines abriter 1.700.000 personnes, ce qui voudrait dire qu'il y aurait chez nous, en France, toutes proportions gardées, 450.000 personnes en prison, alors que nous avons 57.000 personnes incarcérées.

 Il faut toujours se rappeler que la sécurité est la condition de la liberté et que ce sont souvent nos concitoyens les plus modestes, ceux qui sont dans des situations les plus fragiles, qui souffrent le plus de l'insécurité. »

NR : Avec les 35 heures, ne risque-t-on pas d'aboutir à un coup presque nul pour l'emploi ?

J.-P. C. : « La loi sur les 35 heures ne doit pas freiner ou réduire le niveau de l'activité. Cette loi a surtout pour but d'enrichir la croissance en emplois, en améliorant l'organisation du travail pour permettre des embauches. On dit souvent qu'un point de croissance permet de créer 150.000 emplois. Mais si, avec la réduction du temps de travail, on en crée 230.000, c'est mieux que 150.000. Cela dit, la croissance est la condition absolument nécessaire. On ne peut pas faire reculer le chômage sans croissance. »

NR : Sur l'euro, ferez-vous la même démarche que Robert Hue auprès de l'Élysée pour réclamer qu'un référendum décide du passage de la France à la monnaie unique ?

J.-P. C. : « Je ne trouverais pas cela anormal. »

NR : Au moment où la France va commémorer l'anniversaire de l'Edit de Nantes, faut-il envisager un nouvel Edit de Nantes pour permettre une meilleure intégration de la religion musulmane en France ?

J.-P. C. : « Il faudrait d'abord que les autorités politiques trouvent des interlocuteurs. C'est possible de deux manières. Ou bien en faisant en sorte que les musulmans soient capables de créer une fédération à l'image des protestants. Mieux, il faudrait permettre l'émergence d'un islam français. Cela suppose aussi que l'on crée les conditions qui permettent aux musulmans de voir leur religion reconnue à l'égal des trois autres. Quand il y a place pour trois religions, il doit y avoir place pour quatre. Surtout si la quatrième est en fait la deuxième par le nombre de ses fidèles. Alors il faut aussi accepter l'idée qu'il puisse y avoir des mosquées dans nos villes. Alors évidemment on trouvera au niveau de l'architecture ce qu'il faudra pour marier le style de ces mosquées avec le style de nos villes. C'est aussi un élément d'intégration des Français de tradition musulmane dans la cité que de reconnaître leur droit à pratiquer une religion dès lors qu'elle se conforme aux valeurs et aux lois de la République. Je souligne ce point car il est évidemment essentiel. »

NR : Une partie de la gauche insiste pour que vous soyez moins restrictifs dans la délivrance des cartes de séjour pour les sans-papiers ?

J.-P.C. : « Tout étranger qui a envie de venir s'installer en France n'a pas droit à venir s'installer en France. Les problèmes de nos banlieues sont suffisamment préoccupants pour que nous ne déclarions pas que la France est un pays ouvert à toute immigration. Je ne peux pas vous dire ce que sera le résultat final, puisque par définition cette régularisation se fait sur critères, c'est-à-dire que nous n'avons pas dit que nous régularisons tout le monde. Si nous le faisions, cela provoquerait une montée de réactions fascisantes. Donc, là encore, il est important que la République tienne un discours humain, généreux, mais clair et ferme. Qu'il n'y ait pas d'ambiguïtés là-dessus. La France proportionne l'admission au séjour à ce qu'elle est capable d'intégrer et à ses besoins qui sont d'ailleurs aujourd'hui extrêmement réduits compte tenu de la situation sociale que nous connaissons. »


RTL : mercredi 18 février 1998

- "Il faut privilégier tous les moyens d'une solution pacifique, mais qui doit comporter également la normalisation de la situation dans cette région ; et en tout cas ne pas cautionner la volonté de guerre de la diplomatie américaine, et encore moins une guerre qui signifierait une confrontation avec le monde arabo-musulman. Nous n'avons pas besoin de ça. Je rappelle que l'embargo qui pèse sur l'Irak depuis maintenant près de huit ans a fait à peu près un million de morts, principalement des enfants. Il y a donc là un bilan effroyable. Donc il serait temps que ceux qui se réclament de la civilisation prennent conscience. Parce que ce qui se prépare est quelque chose qui est, à mon sens, inacceptable."

 France Inter – 18 février 1998

- "Je pense que si cela est possible, il faut en tout cas ne pas cautionner la volonté de guerre de la diplomatie américaine, et encore moins une guerre qui signifierait une confrontation avec le monde arabo-musulman. Nous n'avons pas besoin de ça. Très franchement, je pense qu'il faut privilégier tous les moyens d'une solution pacifique, mais qui doit comporter également la normalisation de la situation dans cette région. Je dirais que même en 1940, les Allemands ont défilé sur les Champs-Elysées, nous ne sommes pas allés regarder ce qui se passait sous le tombeau de Napoléon."

Europe 1 – 18 février 1998

- "Il ne faut pas cautionner la volonté de guerre de la diplomatie américaine. Je rappelle que l'embargo qui pèse sur l'Irak, depuis maintenant près de huit ans, a fait à peu près un million de morts, principalement des enfants. Les chances de vie à la naissance sont faibles comptes tenus de la malnutrition. Il y a donc là un bilan effroyable dont il serait temps que ceux qui se réclament de la civilisation prennent conscience, parce que ce qui se prépare est, à mon sens, inacceptable du point de vue des valeurs démocratiques et républicaines que la France incarne. Il n'appartient malheureusement pas à la France, dans l'état actuel du monde, d'empêcher la diplomatie américaine, seule superpuissance, d'être ce qu'elle est."

TF1 – 18 février 1998

- "Va position est très claire, nous ne devons en aucun cas cautionner la volonté de guerre de la diplomatie américaine. Je pense qu'il y a une telle démesure qu'il est bon que la France se tienne en dehors et fasse entendre sa différence. Voilà, c'est mon point de vue."

France 3 – 22 février 1998

- "Si les Américains font cette énorme bêtise, au moins, cette fois-ci, ils la feront sans nous. Parce qu'il est évident qu'on va jeter du petit bois sur le brasier de l'intégrisme. Cela ne réglera rien, et moi aussi, comme ministre de l'Intérieur, je dois me soucier de la psychologie qui règne dans les pays arabo-musulmans, et même je dirais, je dois me soucier de nos banlieues. Je dois me soucier de l'ordre public. Je suis responsable de la lutte contre le terrorisme. Par conséquent, j'intègre ça dans ma vision des choses."