Texte intégral
Le Progrès - Samedi 1er février 1997
Le Progrès : Comment expliquez-vous le succès de votre syndicat ?
Michel Deschamps : Nous continuons d’y réfléchir, sans avoir toutes les réponses… Nous avons fait le pari qu’il n’y a pas fatalité au déclin du syndicalisme. Et, nous avons essayé d’analyser les raisons de sa faiblesse en France, et de la chute brutale de la « forteresse FEN ». Première raison : la coupure, entre salariés et représentants syndicaux, entre terrain et direction. Elle naît en particulier de la présence des « permanents » syndicaux, très respectés il y a trente ans, aujourd’hui en butte à la méfiance des personnels. Nous essayons donc d’avoir le minimum de permanents n’exerçant plus leur métier – et c’est faisable.
Le Progrès : Sauf pour le secrétaire général que vous êtes…
Michel Deschamps : C’est vrai, et ce n’est pas bon. La vie que je mène, celle des dirigeants syndicaux en général, n’a plus rien à voir avec mon métier… Nous avons également chassé, à la FSU, les mauvaises habitudes du syndicalisme français : voitures de fonction, cabinets du président… Cela n’a l’air de rien, mais c’est un élément important de la bureaucratisation. On combat aussi la coupure en restant à l’écoute de ce que disent tous les collègues, et pas seulement les syndiqués. Il faut absolument maintenir cette proximité avec tous les salariés.
Le Progrès : N’est-ce pas une forme de « baasisme » …
Michel Deschamps : Oublions le débat né après le mouvement de décembre 95, entre celle qui croyait à l’intérêt général et celui qui n’y croyait pas, entre Nicole Notat et Marc Blondel – pour nous, il n’y a pas plus ringard, comme débat ! Les revendications des personnels ne sont pas spontanément conformes à l’intérêt général, il faut les confronter en permanence, travailler sur leurs contradictions, et faire bouger l’intérêt général. C’est ça, notre autre pari : au lieu de se cantonner à la défense des syndiqués en confiant l’intérêt général à je ne sais qui, ou bien ne plus rien réclamer au nom de l’intérêt général, nous avons choisi de mener nous-même le travail de confrontation. Et c’est bien sûr une manière de dépasser l’opposition absurde, ringarde, entre syndicalisme réformiste et contestataire.
Le Progrès : Cette opposition est peut-être ringarde, mais elle existe…
Michel Deschamps : Le paysage syndical est complètement figé, et plus il s’affaiblit, plus il se fige. Le constat est terrible : pendant tout le mouvement de décembre 95, en dehors même de la CFDT, il était impossible de mettre à une même table Blondel, Viannet, Deschamps et les autres ! C’est pour cela que nous avons voulu que dans FSU, il y ait le « U » de « unitaire ». Vous me demandiez les raisons du succès, en voici certainement une, aussi essentielle que la proximité avec les salariés et la démocratie interne.
Le Progrès : Les syndicats ne sont-ils pas, aujourd’hui, condamnés à courir derrière les salariés et leurs nouvelles attentes ?
Michel Deschamps : Sans doute, et alors ? Il semble que le temps des coordinations soit passé, remplacé par un autre mode de relations syndicales : les salariés envisagent les syndicats comme un outil, une réserve de compétences, d’expertise. Mais, le syndicat n’aurait-il jamais dû être autre chose que cet outil que les salariés se donnent ? Nous sentons, surtout chez les jeunes, un véritable retour d’intérêt pour le syndicalisme. Le pire est dépassé.
Le Progrès : Vous avez cité le mouvement de décembre 95. N’est-il pas déjà en train de devenir un mythe ?
Michel Deschamps : Justement, il faut éviter d’empailler décembre 95, si nous voulons répondre aux nouvelles attentes. Car, ce mouvement a été une épreuve terrible : une extraordinaire mobilisation des salariés, la plus importante depuis mai 68, achevée sur le plus grand bide de négociation depuis des décennies, avec la plaisanterie du sommet social du 19 décembre. On prend ainsi le risque, si on n’analyse pas cet échec, qui a été pour moi un vrai traumatisme, de manquer le rendez-vous avec les jeunes. Notre échec ouvrirait la voie à une forme incontrôlée de radicalité : j’ai ici, quelques étages plus haut, deux jeunes grévistes de la faim, des maîtres-auxiliaires… Ils sont prêts à aller jusqu’au bout ! Le syndicalisme doit absolument, à égalité de responsabilité avec le politique et le monde associatif, apporter des réponses à ce genre d’attitude –sinon, c’est l’implosion qui menace.
Rouge - 22 février 1997
Rouge : Peut-on dire que la page de la scission de 1992 est tournée ?
Michel Deschamps : Les collègues ont fortement choisi la Fédération syndicale unitaire (FSU) dès 1993, et ce – de mon point de vue – de façon irréversible. La page de la Fédération de l’Education nationale (FEN) est tournée, mais pas celle de la scission. Parce que les dégâts sont réels. La FSU n’a pas encore retrouvé les effectifs qui étaient ceux de la FEN (à savoir de façon incontestable 350 00 adhérents, peut-être 400 000). Nous en avons 200 000 aujourd’hui. Je ne me contente pas du fait que les collègues votent massivement. Il faut qu’il y ait syndicalisation. Nous n’avons pas rattrapé la situation antérieure. Nous continuons à réfléchir sur ce qui s’est passé à la FEN. Nous sommes vaccinés contre la tentation de refaire une forteresse enseignante, comme elle l’a été, un « empire » … Nous n’en voulons pas.
Actuellement, il y a une vraie mobilisation. Les enseignants sont dans la tourmente. L’organisation qui arrive à capter cette mobilisation est « portée ». Si la FSU décrochait, elle sombrerait. Les jeunes se syndiquent à nouveau. Mais, nous n’avons pas encore des modes de fonctionnement permettant de la refléter à tous les niveaux. Les jeunes ne sont pas assez nombreux à prendre des responsabilités, à remplacer les générations qui arrivent à la cinquantaine. Il nous faut faire un gros effort de renouvellement et de féminisation. C’est deux plaies du syndicalisme français ne sont pas résolues.
Rouge : La question de l’école et de l’éducation fonde la légitimité de la FSU. Mais, comment établir un véritable échange entre syndicalisme enseignant et confédéré à ce sujet ?
Michel Deschamps : À la suite de l’explosion de la FEN, toutes les organisations se sont retrouvées d’une certaine façon sur la ligne de départ. Cela s’est joué en 1993 : les enseignants n’ont pas choisi les confédérations. Les trois syndicats enseignants confédérés (FO, SGEN et FERC-CGT), sont en recul. Le choix des enseignants s’affirme comme un choix autonome. Il y a sûrement là, la volonté de maintenir l’unité du secteur.
La FSU investit complètement un secteur professionnel. Dans l’enseignement, elle a atteint un niveau de représentativité qui lui permet d’engager à peu près n’importe quelle initiative. Elle est parvenue à un seuil que ne connaît pas le syndicalisme dans le secteur privé. Partout où le syndicalisme garde cette masse critique, il est en capacité d’agir. Mais, nous sommes conscients que nous ne pouvons pas pour autant traiter seule toute une série de questions sur l’éducation. La demande sociale est bien une demande de partage. D’où notre démarche à la fin de l’an dernier : « l’école à l’écoute ».
La FSU a diffusé un questionnaire, avec sondage SOFRES, des heures d’enquête et d’analyse professionnelles. À nous seuls, nous ne sommes pas en mesure de définir les attentes en matière d’éducation. Nous proposons une initiative formation-emploi le 23 mars avec tous les acteurs de l’éducation (FO a refusé), la Fédération Cornec des parents d’élèves (FCPE), les organisations étudiantes et lycéennes.
Nous ne cherchons pas à occuper la place des confédérations. Mais, nous entendons exercer nos responsabilités jusqu’aux débouchés professionnels des jeunes. L’insertion dans l’emploi se fait mal. Nous avons décidé de faire des propositions. Malheureusement, la réponse des confédérations est décevante. Elles avaient un message sur l’école beaucoup plus fort, il y a deux décennies. L’apprentissage mis à part, elles n’avancent rien. C’est un vrai manque. Avec le risque que nos collègues cessent de la vivre comme un manque et s’en accommodent : tant pis pour les confédérations, si elles ne veulent rien faire…
Le récent sommet social sur les jeunes l’a vérifié. Nous n’arrivons pas à avoir un dialogue sur le fond, avec aucune confédération. Pourtant, nous sommes demandeurs. Sur les stages diplômant, qui a pesé ? Le CNPF, les organisations étudiantes et nous. Pas les confédérations. Nous rencontrons l’UGICT-CGT dans quelques jours, mais ce n’est pas la confédération. Pour l’action du 23 mars, nous lançons un appel. Tout le monde est le bienvenu. Mais, la perspective que l’on puisse réunir toute la communauté éducative et les trois confédérations est malheureusement exclue.
Rouge : Il se passe beaucoup de choses riches dans les branches, comme par exemple les 35 heures chez les traminots, mais sans initiative confédérale. Comment la FSU répond-elle à cette question ?
Michel Deschamps : Ce que vivent les organisations syndicales en permanence, ce sont les inégalités de mobilisation. Il y a une mobilisation dans le Doubs, qui rebondit en Charente-Maritime. Mais pendant ce temps, quatre-vingts départements ont d’autres formes d’actions. La généralisation est toujours difficile. Nous avons subi un échec relatif, le 1er février. En retrait avec ce qui se passe sur le terrain. C’est un problème constant : comment les secteurs dynamiques peuvent-ils entraîner les autres ? Actuellement, l’action continue avec force sur la carte scolaire et la précarité. L’initiative du 23 mars vient donc à point !
Mais, ce qui m’inquiète, c’est qu’entre secteurs en lutte, il ne se passe rien. Décembre 1995 n’était pas un chant du cygne. La mobilisation se poursuit, mais sans lien. Le vrai problème réside dans cette question de la transversalité. Nous avons des poches de luttes, sans que se dessinent des outils de rencontre et une analyse globale pertinente. C’est inquiétant. Réflexion et outils interprofessionnels n'existent pas. Y compris dans les confédérations.
Tout cela est « tout bon » pour le Gouvernement. Des luttes explosent, mais le Gouvernement peut les contourner. Aux Télécoms, il fait à peu près ce qu’il veut. Le plan Juppé sur la Sécu s’applique. À la SNCF, la grève a été mal suivie. Chaque secteur pris séparément peut être entouré, réduit et battu. Ceux qui gouvernent n’ont renoncé à rien. Les enjeux sont trop lourds et ils attendent l’occasion. La réponse sectorielle est indispensable, mais ne suffit pas. Où sont les transversalités, les outils, les capacités de rencontre ?
Rouge : Comment réagir après Vitrolles ?
Michel Deschamps : Il faut dire toutes les responsabilités et ne pas évacuer les siennes. La nôtre est engagée à un double titre : en tant que syndicat majoritaire et en tant qu’éducateurs. Nous avons un travail de fond à faire, sur les raisons concrètes du succès du FN. On ne le fera pas reculer tant que le chômage restera l’horizon des jeunes. Mais il y a autre chose. Actuellement, on prive de plus en plus les organisations collectives de tout pouvoir. Il n’y a plus de négociations. Voyez comment Perben a tranché sur les salaires. L’UNSA et la CFDT ont des années de dialogue privilégié avec le pouvoir et voilà comment il les traite ! Or, cela fait des dégâts.
Les citoyens ont le sentiment d’une impuissance généralisée. Les députés ne décident rien, les syndicats non plus. C’est une manière de casser les moyens d’expression des citoyens. Cela n’excuse rien, mais cela explique un peu. Il faut mettre en échec cette machine à dessaisir les représentants collectifs. Il faut une reconquête de la démocratie.
Rouge : Où en est la proposition FSU d’un « lieu permanent » de rencontre intersyndicale ?
Michel Deschamps : Nous avons reçu des réponses. Mais nous avons considéré, dans un premier temps, que ces réponses ne couvrant pas la totalité du spectre syndical, il fallait attendre. Puis, nous avons remis le projet sur l’établi. Parce que le temps joue contre le mouvement syndical, contre l’unité. Nicole Notat théorise son isolement. Viannet, Blondel, peinent à limiter le rapprochement entre Notat et le Gouvernement. Des minorités veulent partir. Le groupe des dix et l’UNSA se présentent aux prud’homales. Le résultat est une dynamique de balkanisation.
On ressort de décembre 1995 avec un paysage syndical plus éclaté. Donc, le temps joue contre l’unité. C’est pourquoi nous remettons notre proposition sur le tapis. Et nous le ferons avec ceux qui l’accepteront. Ce n’est évidemment dirigé contre personne. C’est un lieu où les syndicats qui le voudront viendront débattre, échanger, et engager des actions communes s’il y a convergence. Je ne vois pas qui pourrait nous reprocher cela.
Donc, nous allons le faire. Mais il n’y a pas de vocation structurelle. Ceux qui participeront ne le feront pas sur une base de structuration, mais sur une base de travail. Ce qui devrait permettre à des syndicats non confédérés de venir facilement, ainsi qu’à des syndicats confédérés. Si les confédérations elles-mêmes veulent venir, pourquoi pas ? Avec des sujets précis, pour ne pas se disperser : l’emploi, les services publics, l’Europe. Chacun a des apports et des pratiques de lutte. Mettons tout cela en tas.
Nous allons proposer un lieu national, mais aussi, dans des formes à décider, décentralisées. Le mandat de notre conseil fédéral, c’est « à tous les niveaux ». Cela donnera peut-être envie de prendre des initiatives plus pertinentes. Mais il n’y en a pas actuellement.
Rouge : La CGT réaffirme périodiquement que sa démarche unitaire est consistante. Le Groupe des Dix annonce un projet de nouvelle union interprofessionnelle. Comment se situe la FSU ?
Michel Deschamps : Nous ne pensons pas privilégier la démarche de type « structures ». L’approche du Groupe des Dix, de Sud en particulier, vise à arracher à d’autres des gens déjà syndiqués. On se dispute le même public, les deux millions de syndiqués. Ce n’est pas ce qu’il faut viser. Il faut viser les dix-huit millions qui ne le sont pas. Cela peut passer par une démarche de structures, je n’écarte rien. Mais, dans l’immédiat, si on part d’un projet de recomposition, on affaiblit le débat. On ne le prend pas par le bon bout.
La loi Perben sur la représentativité a évidemment à voir avec toutes ces questions. Mais elle témoigne surtout de la panique à bord dans le syndicalisme constitué : comment avoir le monopole et éviter que d’autres viennent s’y mettre ? De mon point de vue, c’est suicidaire. Quand on en arrive à avoir peur du jugement des salariés, on a déjà perdu. La crainte, ou le prétexte, du FN, cela n’a pas de sens. Le code de travail permet de lutter contre les syndicats qui ne sont que des branches d’un parti politique.