Texte intégral
Le Monde - 24 avril 1997
Le Monde : Qu’est-ce qui vous permet de voir dans « le nouvel élan » d’Alain Juppé une inflexion libérale ou l’annonce d’une cure d’austérité ?
Dominique Strauss-Kahn : Il est difficile d’admettre que le président de la République ait pu dissoudre l’Assemblée nationale si ce n’est pas pour mener une politique différente. La crise de la société française n’est pas à ce point patente qu’il faille, brutalement, retourner aux urnes. J’en conclus que c’est pour une autre politique qu’il en appelle au peuple.
Quelle politique ? Deux voies de « ressourcement » s’offrent à lui. La première serait de déréguler hardiment, de jeter au feu le code du travail et ses entraves, de faire reculer l’État et ses prélèvements. Bref, une voie vraiment libérale, que la droite française n’a jamais osé emprunter, malgré ses discours. Voilà une vraie raison de dissoudre : être vraiment de droite, se donner le courage de ne plus reculer devant ce que l’on dit vénérer.
L’autre voie est plus classique. Depuis vingt-trois mois, le gouvernement s’évertue à respecter de façon scolaire le fameux seuil de 3 % par la méthode purement comptable qui consiste à diminuer les dépenses et augmenter les impôts. Comme l’a montré la hausse de la TVA, qui n’a pas rapporté ce que l’on attendait parce qu’elle a étouffé l’activité, cette voie est un échec. Sauf à l’admettre, Alain Juppé persévérera : les prochaines restrictions budgétaires et levées d’impôt ne sont pas loin.
Le Monde : M. Juppé annonce la poursuite des réformes. Est-ce que vous ne craignez pas d’apparaître comme des conservateurs par rapport aux « réformateurs » de la majorité ?
Dominique Strauss-Kahn : D’abord, l’avenir de la réforme ne dépend pas des discours de tribune, mais de la capacité à la faire accepter par un corps social divisé. De ce point de vue, le premier ministre n’a pas brillé depuis deux ans.
La réforme que nous voulons est celle qui permet de concilier notre héritage social-démocrate de solidarité avec un monde qui change. Chercher l’adaptation en renonçant au passé, ce n’est pas de la réforme, mais de la liquidation. C’est, en outre, inefficace, car si nous voulons favoriser l’initiative, la création, le goût du risque et celui d’entreprendre, il ne faut pas priver nos concitoyens des éléments de sécurité qu’ils ont façonnés au cours de leur histoire. On est capable de prendre des risques lorsqu’on se sent rassuré, pas quand la peur du lendemain et l’angoisse dominent. La France avance quand la cohésion sociale est forte, pas quand elle se délite. Notre culture est celle de la République, pas celle de l’individu.
Si bien que n’est pas réformateur qui veut. Réformer, ce n’est pas revenir à un modèle individualiste et parfois sauvage, qui avait cours dans notre pays il y a plus de cent ans. Si elle prend ce virage libéral, la droite française ne sera même plus conservatrice, elle sera franchement réactionnaire.
Le Monde : Dans le projet économique du PS, est-ce que le discours de gauche ne l’a pas emporté sur le réalisme ?
Dominique Strauss-Kahn : Certes non ! Ce projet est à la fois réaliste et de gauche. Chacun s’accorde à reconnaître qu’il faut relancer la croissance. Une relance durable est possible parce que, à l’inverse de 1981, nous disposons aujourd’hui d’un énorme excédent extérieur, quand nous souffrions jadis d’un déficit. La relance monétaire nous est interdite ; la relance budgétaire est difficilement concevable ; reste la relance par le pouvoir d’achat. Dans les entreprises qui pourront la mettre en œuvre, la baisse du temps de travail à salaire constant contribuera à cette relance du pouvoir d’achat. Ailleurs, ce sont les emplois des jeunes qui soutiendront la demande. Contrairement à la caricature qui est en faite, ces différentes mesures ne s’empilent pas : bien entendu, elles devront s’étaler sur une législature.
Le Monde : Votre insistance sur les conditions que vous y mettez ne risque-t-elle pas de compromettre le passage à la monnaie unique ?
Dominique Strauss-Kahn : La monnaie unique, nous la voulons. Ce que nous voulons, c’est un instrument qui permette à la fois de contrebalancer la domination américaine et de favoriser la croissance et l’emploi. Les conditions que nous posons sont cohérentes avec ces objectifs. Pas de monnaie unique pour ne rien en faire. Quant aux critères, ni la France ni l’Allemagne, pour ne citer qu’elles, ne les respecteront tous. C’est donc une décision politique qui imposera, je l’espère, le mouvement nécessaire. S’il est évident qu’il ne faut pas laisser le déficit déraper, il est inutile de faire de ces 3 % un dogme infondé.
La Tribune - 2 mai 1997
La Tribune : Dans quelle logique s’inscrit le programme économique du Parti socialiste présenté aujourd’hui ?
Dominique Strauss-Kahn : Les deux programmes, celui de la majorité RPR-UDF et le nôtre, correspondent à deux logiques différentes. Celui de la majorité est une continuité du programme de 1993. Il repose sur l’idée que notre principal problème vient de la structuration de l’offre, et notamment de son absence de flexibilité. Notre programme repose sur l’idée qu’il ne sert à rien de travailler sur l’offre si, dans le même temps, on ne se soucie pas de la demande. Il faut travailler autant sur les deux et aujourd’hui sans doute davantage sur la demande. On nous a beaucoup dit que l’investissement traînait à cause des taux d’intérêt trop élevés. Aujourd’hui, les taux d’intérêt sont plus bas qu’il y a quelques années et l’investissement ne repart pas car les entreprises n’investissent pas sans commandes. Les conditions permissives du côté de l’offre doivent être réunies, par exemple, des taux d’intérêt faibles, mais elles n’ont d’effet que si, par ailleurs, la demande est là pour soutenir l’activité. Ce déficit de la demande est le reflet du partage entre les salaires et les profits. Du début des années 70 jusqu’en 1993, la situation s’est beaucoup dégradée au détriment des entreprises. Avec la désindexation salariale de 1983, que les socialistes ont assumée, la part des profits dans le partage salaires-profits est nettement remontée. C’était normal et souhaitable. L’équilibre a été atteint vers les années 1992-1994. Il aurait alors fallu stabiliser et cela n’a pas été fait. Il aurait fallu en rester là et cela n’a pas été le cas. Aujourd’hui, la proximité de la monnaie unique rend impossible la mise en œuvre d’une politique monétaire version américaine de 1992, qui est à l’origine de la relance américaine. L’instrument budgétaire est pratiquement inutilisable parce qu’il n’est pas souhaitable d’accroître le déficit. Il reste le troisième instrument de la relance de la demande : la politique salariale pour relancer la production et l’accumulation.
La Tribune : Comment la conférence salariale annoncée par Lionel Jospin, qui réunira le gouvernement et les partenaires sociaux au lendemain des élections, permettra-t-elle la relance des salaires dans le secteur privé ? Le gouvernement compte-t-il agir sur les deux leviers directs dont il dispose pour infléchir la politique salariale : le Smic et les salaires des fonctionnaires ?
Dominique Strauss-Kahn : Non. Cela va bien au-delà de ce que peuvent faire des instruments de ce type. Par cette conférence, il est important que l’État organise un cadre dans lequel se discute, entre le gouvernement, le patronat et les syndicats, le partage de la valeur ajoutée auquel on voudrait parvenir. Ce n’est pas une mesure mais un cadrage macroéconomique avec les partenaires sociaux.
La Tribune : N’est-il pas un peu utopique de penser qu’un accord pourrait être trouvé sur ce thème entre, par exemple, Jean Gandois, le président du CNPF, et des leaders syndicaux comme Marc Blondel ou Louis Viannet ?...
Dominique Strauss-Kahn : Je suis convaincu qu’aujourd’hui beaucoup de chefs d’entreprise ont conscience que la demande est trop faible et qu’ils seront prêts à aborder la question. Mais, la conférence salariale n’est pas uniquement une discussion sur les salaires. Elle porte à la fois sur les salaires, la réduction du temps de travail et l’emploi des jeunes. Chacun de ses éléments prend sa part du redressement du partage de la valeur ajoutée.
La Tribune : Revenons sur la réduction de la durée du travail. Le PS a donc l’intention d’instaurer, par la voie légale, les 35 heures, sans perte de salaire ?
Dominique Strauss-Kahn : Nous proposons une première loi qui concernera tous les instruments de réduction du temps de travail – heures supplémentaires, temps partiel, retraite progressive – et définira le cadre dans lequel les partenaires sociaux devront négocier pour instaurer progressivement les 35 heures de façon décentralisée par branche et par entreprise. Au bout de cette période de trois ans, une seconde loi fixera à 35 heures l’horaire légal de travail. Mais, comme aujourd’hui, il y aura des entreprises qui dépasseront l’horaire légal, d’autres qui seront en dessous.
La Tribune : Vous persistez dans le projet d’abroger la loi Robien ?
Dominique Strauss-Kahn : Le mécanisme que nous mettons en œuvre est beaucoup plus ambitieux que les tentatives de la droite qui se retrouve coincée entre ceux qui défendent la loi et ceux qui martèlent qu’il faut travailler plus. Chacun le sait, cette loi est coûteuse et peu efficace. Mais nous envisageons de mettre en place des aides spécifiques pour les entreprises qui iraient plus loin dans la voie de la réduction du temps de travail, en atteignant, par exemple, les 32 heures. Personnellement, je serais favorable en ce cas à une baisse des cotisations chômage pour les entreprises concernées.
La Tribune : Vous préconisez la création de 700 000 emplois pour les jeunes. Comment les financer ?
Dominique Strauss-Kahn : Le plan jeunes sera étalé sur deux ans. Son objectif est de mettre au travail les 700 000 jeunes qui sont aujourd’hui au chômage, de les aider à trouver leur premier emploi, en favorisant une première insertion pour moitié dans le secteur public, pour moitié dans les entreprises. Dans le public, nous n’avons jamais eu l’intention d’augmenter le nombre de fonctionnaires, comme on tente de le faire croire. Notre idée est que les collectivités territoriales et l’État pourraient offrir des contrats de travail de cinq ans à 350 000 jeunes, contrats à plein temps rémunérés – au moins sur la base du Smic. Ces emplois seraient financés intégralement par l’État quand il est employeur, à 80 % dans les autres cas. Ce plan coûte environ 35 milliards de francs, dont 8 de charges sociales et 4 ou 5 pris en charge par les collectivités territoriales. Le reste sera financé par la suppression d’un certain nombre d’aides à l’emploi dont chacun s’accorde à reconnaître qu’elles ne servent pas à grand-chose. Le CIE en est un bon exemple. Il s’agit donc de redéploiement. La dépense publique n’augmentera pas.
La Tribune : Et les 350 000 emplois du secteur privé ?
Dominique Strauss-Kahn : Nous envisageons de mettre en place dans le secteur privé un nouveau contrat jeunes, assorti d’une allocation, qui suppose une refonte complète de tous les dispositifs existants pour les jeunes (contrats de qualification, d’orientation, etc.). Il s’agirait d’une allocation de plusieurs dizaines de milliers de francs par an – entre 40 000 et 50 000 francs – dont chaque jeune pourra disposer et qui viendra compenser pour l’entreprise une partie des frais d’encadrement engagés par cette embauche. Cette allocation sera versée pendant cinq ans. Le coût total serait de l’ordre de 15 milliards de francs. Pour les entreprises, la charge n’est pas considérable. Ces jeunes représentent près de 2 % de l’effectif salarié. Comme leur niveau de salaire n’est pas le niveau moyen, c’est 1,3 % de la masse salariale. Avec l’allocation, on tombe à 0,7 % de la masse salariale environ. Il faut savoir si la collectivité est prête à consacrer 0,7 % de la masse salariale pour insérer 350 000 jeunes dans l’emploi. Quand Jacques Delors, en 1971, a décidé de prélever le 1 % pour la formation professionnelle, les entreprises n’ont pas crié à la révolution... Ce plan permettra à ces 700 000 jeunes de se présenter ensuite sur le marché du travail avec une première expérience.
La Tribune : Que deviennent, dans votre programme, les allégements de charges sur les bas salaires ?
Dominique Strauss-Kahn : Le problème du coût du travail non qualifié reste important. Certaines mesures de baisse de charges ne sont pas efficaces, d’autres le sont. Celles-là devront être maintenues.
La Tribune : Sur le débat européen, quelles sont les données de la négociation entre la France et les Quinze sur l’euro ? Les socialistes s’apprêtent-ils à proposer un accord où la France négocierait des progrès vers l’union politique pour obtenir des progrès sur l’union économique ?
Dominique Strauss-Kahn : Nous voulons continuer de construire l’Europe et nous voulons pour cela que la monnaie unique se mettre en place à la date prévue. Mais cette monnaie unique doit servir à quelque chose. Rien ne serait pire que de franchir ce pas sans que les Européens sentent la moindre amélioration de leur situation. Dans ce cas, l’idée européenne serait fortement décrédibilisée et l’avenir de l’Europe compromis. Pour que l’euro serve à quelque chose, il faut à la fois qu’il ne soit pas surévalué face au dollar et qu’il contribue à la relance de la croissance et de l’emploi. C’est le sens des quatre conditions que nous avons posées. Ici encore, il y a deux conceptions qui s’opposent. Nous sommes fidèles à la finalité de la construction européenne, qui doit rester « l’amélioration constante des conditions de vie et d’emploi des peuples », selon les termes du préambule du traité de Rome, et hostile à une monnaie unique fondée uniquement sur une vision monétariste.