Interview de M. Dominique Strauss-Kahn, membre du bureau national du PS, à France-Inter le 28 avril 1997, sur les propositions du PS pour les élections législatives, sur l'accord de désistement entre le PS et le PCF, et sur l'éventualité d'une cohabitation.

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Média : France Inter

Texte intégral

J.-L. Hees : Vous avez sûrement regardé 7 sur 7, D. Strauss-Kahn. Croyez-vous à l’idée d’un nouveau Premier ministre, d’un successeur d’A. Juppé au cas où la majorité remporterait les élections ?

D. Strauss-Kahn : Non, je crois qu’A. Juppé insiste tellement sur ce sujet que chacun comprend bien la réalité. En fait, la majorité a un chef, aujourd’hui, et cette majorité ira jusqu’au bout avec ce chef, et s’il gagne, il sera le Premier ministre. Cela s’est toujours passé comme cela sous la Ve République. D’ailleurs, je ne comprends pas pourquoi il y a cette tentation du RPR et de l’UDF de vouloir à tout prix cacher M. Juppé.

J.-L. Hees : C’est de votre faute, non ? Vous en avez fait la tête de Turc de la campagne ?

D. Strauss-Kahn : C’est peut-être de la faute des Français qui le mettent si bas dans les sondages aussi ! Il faut savoir assumer le chef que l’on s’est donné et je crois qu’il n’y a pas de honte à vouloir marcher derrière M. Juppé, même s’il est tellement impopulaire parce qu’il a fait une si mauvaise politique. Soyons clairs : si la majorité gagne, et c’est normal, M. Juppé sera le Premier ministre et nous aurons « Juppé plus » pendant cinq ans.

P. Le Marc : On a l’impression que vous le souhaitez presque !

D. Strauss-Kahn : Non, je ne souhaite pas que la majorité gagne, loin de là ! D’ailleurs, je le souhaite d’autant moins depuis hier que j’ai entendu les quelques mesures que M. Juppé propose. C’est très difficile à comprendre, enfin moi, j’ai beaucoup de mal à comprendre et je pense que les Français aussi. Pourquoi les quelques mesures qui ont été annoncées avaient besoin d’une dissolution ? Que ce soit les mesures sur l’assurance-maladie, sur l’agriculture, sur l’exclusion, qui étaient déjà en discussion, sur la création d’entreprise, tout cela, la majorité en place pouvait très bien le faire. Et ce qui vient à l’esprit immédiatement, d’autant qu’une partie de ces mesures étaient déjà inscrites à l’ordre du jour de l’Assemblée nationale, c’est qu’en réalité, la majorité n’a pas de programme. Elle n’a pas d’autre programme que de dire « on va continuer ce que l’on a déjà commencé », ce que nous a expliqué M. Juppé, hier. Ce qu’il ne nous a pas dit, par contre, c’est qu’évidemment, ces mesures ne coûtent pas rien. Voyez-vous, l’assurance-maladie universelle, le plan qu’il propose, même s’il n’a pas beaucoup détaillé mais chacun a quelques idées derrière la tête en matière agricole, ce qu’il voudrait mettre dans la loi sur l’exclusion s’il veut enfin lui donner un contenu et pas la pantalonnade que l’on a vu à l’Assemblée nationale depuis quelques semaines, tout cela coûte de l’argent. Nous allons faire un chiffrage plus précis que ce que je vais vous dire maintenant mais j’estime grosso modo à 25 milliards les dépenses qu’il a annoncées hier. Dans le même temps, il nous dit qu’il faut réduire les dépenses publiques. Alors c’est qu’il va couper ailleurs et la question à laquelle, il faudra bien quand même que la majorité réponde est : où coupe-t-elle ? Quels sont les fonctionnaires qu’elle supprime ? Où diminue-t-elle ces dépenses ? D’autant que vous l’avez vu, ce matin, dans la presse, sans doute comme moi, les chiffres attendus pour le déficit budgétaire français ne sont pas si bons ! Le FMI dit 3,3 %. Et si, donc, le Gouvernement veut absolument ramener ce déficit en dessous de 3 %, de nouvelles coupes vont être nécessaires ou de nouveaux impôts. La majorité est aujourd’hui devant la quadrature du cercle en matière de politique économique : ou bien elle dit qu’elle continue, et ce n’était pas la peine de changer, ou bien elle dit qu’elle ne continue pas, et on voit bien ce qu’elle prépare.

A. Ardisson : La majorité a A. Juppé, vous avez R. Hue. Apparemment, le ménage est également difficile à assumer.

D. Strauss-Kahn : R. Hue n’est pas le chef de l’opposition, M.  Juppé est le chef de la majorité. Qu’il y ait dans chacun des deux camps qui s’opposent, la gauche et la droite, parlons clair, des divergences internes, cela a toujours   Le Parti communiste et le Parti socialiste, ce n’est pas la même chose sinon, il n’y aurait pas deux partis, il n’y en aurait qu’un seul. En revanche, ce que je constate du côté de la majorité, ce sont des dissonances au sein même d’un parti, en tout cas le RPR.

A. Ardisson : Là, c’est une alliance dont vous semblez avoir un peu honte !

D. Strauss-Kahn : Pas du tout ! On a toujours été alliés avec le Parti communiste. Il y aura un désistement entre ces deux partis aux élections. Nous avons beaucoup de points sur lesquels nous sommes d’accord et notamment quand nous voyons ensemble, dans les banlieues, les gens souffrir et la nécessité qu’il y a à leur apporter une autre politique. Nous avons une divergence, c’est vrai. Elle est sur le rythme et la manière de construire l’Europe. Mais cette divergence me semble moins grave que celle que je constate au sein même de la majorité, au sein même du RPR entre M. Juppé et M. Séguin ou M. Juppé et M. Pasqua. Car, c’est au sein du même parti qu’hier ou avant hier, je ne sais plus, C. Pasqua disait tout le contraire de ce que dit A. Juppé.

J.-L. Hees : Pourriez-vous être d’accord avec ce que disait C. Pasqua, à savoir que ce n’est pas une fin en soi, l’euro et que la stabilité monétaire, ce n’est pas très enthousiasmant sur le plan politique ?

D. Strauss-Kahn : Je suis rarement d’accord avec C. Pasqua, qui s’est fait une spécialité des lois sur l’immigration et sur la répression. Il se trouve que sur ce sujet-là il a raison : en effet, l’euro doit servir à quelque chose et c’est tout le sens de ce que nous, socialistes, disons depuis, un an. Nous voulons l’euro, nous le voulons à la date prévue, nous voulons construire l’Europe et la monnaie unique mais nous voulons qu’elle serve à quelque chose. Faire la monnaie unique pour rien, c’est inutile. Et dans ce sens, il faut, en effet, un euro qui permette de relancer la croissance, qui permette d’équilibrer le pouvoir des États-Unis. Et donc, il ne s’agit pas d’aller vers la construction européenne en passant sous la table, il s’agit de profiter de ces élections pour que les Français donnent un mandat au gouvernement qui sera en place : allons-nous vers l’euro comme les Allemands le veulent, comme les instituts financiers le veulent aujourd’hui, c’est-à-dire, en ne disant rien ? Ou bien allons-vous vers l’euro en demandant que cet euro soit conformé de telle manière qu’il serve les populations européennes ? C’est cela le mandat. Nous, socialistes, nous voulons ce second mandat. La majorité, aujourd’hui, est sur une thématique où, finalement, elle accepte tout ce qu’on lui propose et – l’expression est un peu familière mais c’est ce que je ressens – j’ai l’impression qu’elle passe sous la table.

P. Le Marc : Alors le Parti communiste propose l’augmentation du Smic – 1 000 francs – en juillet, l’abrogation du plan Juppé sur la protection sociale, la multiplication de l’impôt sur les grandes fortunes par quatre. Est-ce que vous êtes d’accord avec ces propositions et qu’en pensez-vous ?

D. Strauss-Kahn : Si j’étais d’accord avec ces propositions, je serais membre du Parti communiste et cela ne vous a pas échappé que ce n’est pas le   Et donc, je pense que le sens dans lequel le Parti communiste réfléchit est un sens qui est fondé : en effet, nous avons besoin de plus de pouvoir d’achat – c’est la signification sans doute de la proposition sur le Smic –, nous avons besoin d’une maîtrise différente des dépenses de santé que celle que le Gouvernement essaye de mettre en œuvre et dont vous savez qu’elle devait aboutir à l’équilibre de la Sécurité sociale 1997 et pour laquelle on annonce aujourd’hui 50 milliards de déficit. Bref, nous avons besoin de choses différentes. Les mesures que propose le PC sont les siennes, nous avons d’ailleurs une rencontre avec le Parti communiste dans la journée de demain, et à l’occasion de cette rencontre, ces points d’accord et de désaccord seront évoqués.

P. Le Marc : Est-ce que le programme du gouvernement socialiste sera celui adopté par le Parti socialiste ou sera un programme négocié avec le Parti communiste après les élections ?

J.-L. Hees : R. Hue, lui, veut une gauche bien à gauche. C’est ce qu’il a dit.

D. Strauss-Kahn : Mais, moi, je veux une gauche bien à gauche aussi, mais contrairement à ce que vous avez l’air de croire, je pense qu’il est possible que le Parti socialiste gagne les élections tout seul.

J.-L. Hees : Silence...

D. Strauss-Kahn : Je me permets de rappeler que c’est déjà arrivé.

A. Ardisson : Dans d’autres circonstances.

P. Le Marc : Les circonstances ne sont pas tout à fait les mêmes ! Les sondages sont un peu moins glorieux !

D. Strauss-Kahn : Eh bien, nous verrons. Eh bien, nous verrons. Nous avons un mois de campagne. Comme l’a dit L. Jospin, il va se passer quelque chose pendant cette campagne. Chacun de nous est sur les marchés, dans les écoles, dans les rues. Quand nous rencontrons des Françaises et des Français, nous le ressentons : il va se passer quelque chose. La France ne veut pas rester avec A. Juppé et cette majorité pendant cinq ans. Il va se passer quelque chose.

J.-L. Hees : En regardant les sondages attentivement, on remarque qu’il y a plus d’un tiers d’indécis dans les électeurs qui sont sondés. Comment expliquez-vous cela ? Cela veut dire qu’il n’y a pas vraiment une adhésion vers les idées du PS, pas plus que de la majorité. Comment expliquez-vous cela ?

D. Strauss-Kahn : Qu’il y ait des indécis est un des éléments qui me conduit à la conclusion que j’énonçais tout à l’heure. Si tout le monde était déjà complètement sûr de son vote, il serait très difficile de faire bouger les choses. C’est justement parce que, comme vous le remarquez, il y a beaucoup d’indécis que les choses peuvent encore bouger et je pense qu’elles bougeront. Pourquoi est-ce qu’il y a autant d’indécis ? Vous savez, il n’y en a guère plus que d’habitude. À un mois des élections, il y a encore beaucoup de Françaises et de Français qui s’interrogent, sinon les campagnes électorales ne serviraient à rien si tout le monde avait son idée derrière la tête dès le départ ! Fort heureusement, ce n’est pas le cas. Il y a un tiers, 40 % de Françaises et de Français, qui disent qu’ils veulent encore réfléchir à leur vote et c’est à ceux-là notamment qu’il va falloir que nous nous adressions.

A. Ardisson : Je voudrais en revenir à l’Europe et à l’euro. Vous mettez vos électeurs socialistes quand même dans une drôle de situation parce que, paradoxalement, c’est maintenant la majorité qui semble être la meilleure garante du passage de la France au système monétaire européen alors que le Parti socialiste, qui s’en était fait le chantre, freine des quatre fers ?

D. Strauss-Kahn : Absolument pas, c’est une interprétation, pardonnez-moi, tout à fait erronée de la situation. Je le répète, je l’avais dit tout à l’heure, nous voulons la monnaie unique, nous la voulons à la date prévue. Je ne peux pas le dire avec plus de force. Donc, je ne sais si nous étions le meilleur chantre de la construction européenne, sans doute avez-vous raison, nous le restons.

J.-L. Hees : C. Pasqua propose un référendum sur la question par exemple ?

D. Strauss-Kahn : Justement, c’est une manière de détourner le sujet. Nous ne voulons pas d’un référendum. C. Pasqua, d’autres, proposent un référendum pour essayer de revenir en arrière. Nous n’en voulons pas, nous ne voulons pas revenir en arrière. Nous voulons aller de l’avant. Mais, il faut que cette monnaie unique serve à quelque chose. Jamais les socialistes n’ont eu comme ça une sorte de sacro-sainte appréciation des circuits financiers pour dire : il faut une monnaie unique en soi, simplement parce que le seul fait qu’elle existe serait heureux. Ce qui est heureux, c’est qu’elle existe parce qu’elle doit nous servir à aller de l’avant et elle doit notamment nous servir à lutter contre le chômage. Et voyez-vous, aujourd’hui, la majorité n’est pas un rempart contre une monnaie unique qui serait surévaluée, la majorité n’est pas un rempart contre une monnaie unique qui ne serait pas suffisamment équilibrée entre la France et l’Allemagne. La majorité n’est pas un rempart puisque la majorité dit, je prends la monnaie unique telle qu’on me la donne et je ne demande rien, je n’essaie pas, pendant l’année qui reste, avant que nous n’y arrivions, d’avancer, de faire avancer les idées, elle dit « je prends tout ». Et on l’a encore vu à ce malheureux sommet de Dublin où le ministre des finances français a cru bon, finalement, d’accepter mot pour mot ce que les Allemands lui proposaient. Je crois que nous avons un débat compliqué avec nos amis Allemands et chacun doit avancer en une sorte de compromis pour que tous les deux puissent progresser, mais il ne faut pas systématiquement que nous acceptions ce qu’on nous propose. Nous, ce que nous voulons, je le répète encore une fois, c’est la monnaie unique, mais qu’elle serve les gens, les femmes et les hommes d’Europe et qu’elle les serve notamment en matière d’emploi.

P. Le Marc : La cohabitation est un système possible, envisageable, tolérable pendant deux ans. Mais, est-ce que c’est un bon système pendant cinq ans pour les intérêts du pays et est-ce que ça ne conduit pas inévitablement à une cohabitation conflictuelle très vite ?

D. Strauss-Kahn : Je ne sais pas. Avant que la première cohabitation, celle de 1986, existe, beaucoup disaient : la cohabitation n’est pas possible, tout court. Et puis, on s’est aperçu qu’elle était possible. Par deux fois, elle a fonctionné et ni M. Chirac en 1986, ni même M. Balladur en 1993 n’ont prétendu qu’ils n’avaient pas pu gouverner...

P. Le Marc : Le problème, c’est la longue durée.

D. Strauss-Kahn : M. Balladur a même dit le contraire, il a dit : j’ai pu gouverner, comme je l’entendais. Donc, pour ma part, je ne crains pas la cohabitation, visiblement M. Chirac ne la craint pas non plus, sinon il n’aurait pas dissout, et puisque ni les socialistes, ni M. Chirac ne craignent la cohabitation, il n’y a pas de difficulté à l’envisager.

P. Le Marc : Un mot sur le débat à quatre ou à deux : L. Jospin a-t-il avancé sur le sujet ?

D. Strauss-Kahn : L. Jospin, j’espère, a avancé puisque finalement, il semble qu’il ait convaincu M. Juppé d’accepter un débat à deux. Le débat à quatre était quelque chose qui n’est pas bien raisonnable, n’est-ce pas, puisque l’on voit bien que le RPR et l’UDF ne présentent partout qu’un seul candidat, donc qu’une seule formation. Donc, il est normal qu’il soit représenté par une seule personne. Le Parti communiste et le Parti socialiste sont deux formations distinctes qui présentent des candidats partout. On ne pouvait pas envisager qu’il y ait deux représentants pour la majorité et un seul pour chacun des autres partis. Le débat à deux, en revanche, le chef de la majorité et L. Jospin, est un débat que dès le premier jour, L. Jospin a réclamé. J’espère qu’il aura lieu.