Déclaration de M. Philippe Douste-Blazy, ministre de la culture, sur l'historiographie de la Shoah et sur les crimes contre l'humanité commis par les nazis durant la deuxième guerre mondiale, Paris le 24 novembre 1996.

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Circonstance : Clôture du colloque "Mémoire de la Shoah" à Paris le 24 novembre 1996

Texte intégral

Mesdames et Messieurs les Ambassadeurs,
Monsieur le Président,
Mesdames et Messieurs,

Je suis particulièrement sensible à l’honneur qui m’est fait de conclure vos travaux. Sensible, et ému aussi. Le sujet dont vous avez débattu est, en effet, de ceux qui ne peuvent laisser indifférent un homme de ma génération.

Une génération qui, si elle n’a pas connu la seconde guerre mondiale et son cortège de souffrances, en a été marquée, par l’éducation qu’elle a reçue d’hommes et de femmes, eux, directement impliqués.

Est-il besoin de dire que les enfants et les adolescents que nous avons été restent profondément concernés par le thème qui vous réunit, à l’initiative du Centre de documentation juive contemporaine ?

Vous vous êtes réunis pour faire le point sur les travaux relatifs, dans chacun des pays ici représentés, à l’historiographie de la Shoah. Que toute l’Europe, ou presque, soit concernée souligne évidemment l’ampleur du plan de mort systématique voulu, mis en place, exécuté par le pouvoir nazi et ses collaborateurs.

Cette atteinte essentielle à l’être du peuple juif, que le troisième Reich voulait anéantir dans la nuit et le brouillard est donc, aussi, une blessure sur la face de notre continent. Blessure avec laquelle l’Europe doit vivre. Mais que, pour rien au monde, elle ne peut oublier.

Vous êtes ici réunis, sous les auspices de tous les pays concernés – au premier rang desquels l’Allemagne, notre voisine et amie, pays démocratique qui a su, avec courage, retravailler cette page douloureuse de son histoire. Ont aussi parrainé votre rencontre les ambassadeurs de Grande-Bretagne et des États-Unis, pays où existent des importantes écoles historiographiques qui travaillent sur le génocide qui a atteint le peuple juif.

Vous avez débattu, avec ce mélange de sérénité scientifique et d’émotion poignante qui parfois submerge, au détour d’une phrase, d’une photo, d’un souvenir, celui qui lit vos travaux, de questions qui restent des sujets de recherche.

Il peut sembler étonnant que l’on ne sache pas tout sur une page singulière, par sa violence et par sa barbarie, de l’histoire de notre siècle et de l’histoire de l’humanité.

Pourtant, les historiens débattent encore de la date, des modalités, de l’auteur même de la décision qui allait prendre le terme, terrible dans sa neutralité quasi routinière, de solution finale. Car autant Hitler ne faisait pas mystère, quand il sentit la guerre perdue, que sa défaite se paierait de l’anéantissement du peuple juif, autant le système nazi chercha à effacer les traces de sa folie meurtrière.

Nous disposons des images bouleversantes, que filmèrent les libérateurs alliés, dans les camps dont ils parvinrent à extraire quelques survivants. Les témoignages des victimes, les aveux des coupables, ont été soigneusement collationnés dès les procès de l’après-guerre, et l’ouverture d’archives encore à découvrir nous en dit, tous les jours, un peu plus sur des questions dont il est sain qu’elles restent des enjeux historiographiques.

Des enjeux historiographiques, mais pas des thèmes susceptibles de remise en cause. Il est peu de choses aussi abjectes, dans nos sociétés en dérive, que ce ton docte de donneur de leçons que prennent les pseudo-historiens révisionnistes, et les responsables politiques qui partagent leur fanatisme haineux, pour dénoncer – je cite : « les vérités révélées » et les « dogmes » qui, selon eux, gouverneraient l’écriture de l’extermination du peuple juif.

Ce serait effectivement la victoire ultime des bourreaux – qui voulurent effectivement que leur meurtre collectif reste caché – que de voir triompher ceux que, dans le beau livre qu’il a consacré à ces « assassins de la mémoire », Pierre Vidal-Naquet a justement qualifiés d’Eichmann de papier. Faut-il rappeler qu’il n’y a pas de vérités révélées ? Qu’il n’y a pas de dogmes ? Il y a la vérité historique, qui ne discute pas plus que l’on ne discute les faits scientifiquement à jour.

Il y a cette vérité, qui n’est pas toujours belle à voir, de la mise en œuvre d’un plan de mort par un régime fanatique, gouvernant un des pays les plus civilisés du vieux continent. Cette vérité, vous avez choisi, patiemment, courageusement, douloureusement aussi, pour ceux d’entre vous qui en furent les victimes, de la mettre à jour.

Reprenant le remarquable travail des pionniers de la mémoire – comment ne pas citer les noms de Raul Hilberg, les interrogations d’Hannah Arendt ou, pour la France, les investigations conduites par Serge Klarsfeld et les travaux d’une école historique de réputation internationale – vous avez choisi, par votre présence à ce colloque, de compléter les recherches que vous menez dans vos pays par l’approche comparative qui permettra l’exposé et la discussion de l’état d’avancement de vos travaux.

Le centre de documentation juive contemporaine n’est-il pas le lieu idéal où pouvait se tenir un tel colloque ? Il est né, sous l’Occupation, de la préoccupation de recueillir – déjà – les races de la persécution sans précédent qui frappait les Juifs présents en France.

Il symbolise aujourd’hui, à côté, mais différent, des groupements communautaires comme de ces lieux de la mémoire savante que sont l’Université et le CNRS, un lieu original, où chacun peut et pourra avoir accès aux documents qui permettent de retracer cette page essentielle de l’histoire du peuple juif.

De l’histoire du peuple juif, mais aussi de l’histoire du peuple français. Comme le disait, dès juillet 1995, le président de la République française, les entreprises de l’occupant nazi bénéficièrent de la complicité de ce qui était, alors, l’État français. Vichy, nous disent certains, n’était pas la France.

Ce n’était pas la France que nous aimons, la France des Droits de l’Homme, de l’État de droit, du respect de la personne humaine. Cette France-là, le général de Gaulle la portait avec lui. Elle guidait l’action de ceux qui l’accompagnèrent comme de ceux qui, dans la France occupée et dans la France muselée, refusèrent de laisser s’éteindre l’espoir, et qui le payèrent, souvent, de leur vie. Alors, non ! Vichy n’était pas toute la France.

Pourtant, guidée par un gouvernement dévoyé, par des chefs aveuglés, par de élites coupables, des fonctionnaires et des agents du gouvernement français définirent et appliquèrent une politique d’exclusion et de ségrégation. Cette politique correspondait, certes, aux vœux de l’occupant allemand. Elle n’en était pas moins la politique du gouvernement.

Par un hasard de l’histoire, mon département ministériel occupe l’immeuble qui fut le siège, entre le printemps 1941 et la Libération, de l’antenne parisienne du Commissariat général aux questions juives, de sinistre mémoire.

Prenant le relais d’une demande du CRIF qu’avait appuyée mon prédécesseur, Jacques Toubon, j’ai souhaité qu’une plaque vînt rappeler cette page, l’une des moins glorieuses de l’histoire publique de notre pays. C’était là, à mes yeux – non seulement en tant que ministre de la culture, et responsable à ce titre des Archives de la culture, et responsable à ce titre des Archives de France, mais aussi en tant que citoyen français – un devoir de mémoire.

Ce devoir de mémoire, qui se double du devoir d’absolue vigilance à l’égard des tentatives révisionnistes, qui sont une des hontes de notre époque, il est deux catégories de personnes auxquelles nous le devons plus particulièrement.

A toutes les victimes, d’abord. Victimes de la barbarie, dont les souffrances inimaginables ne se peuvent racheter que de notre inébranlable volonté, par-delà tous les clivages politiques ou sociaux, de ne pas laisser s’éteindre le souvenir.

A l’heure où la France rend hommage à André Malraux, pensons à cette « … dernière femme morte à Ravensbrück qu’il évoquait, dans l’inoubliable discours par lequel il salua l’entrée au Panthéon des cendres de ce préfet de la république, Jean Moulin, devenu ce « … pauvre roi supplicié des ombres », parce qu’il avait choisi de ne pas se soumettre à une idéologie qui niait les droits de la personne humaine.

Nous le devons, aussi, à la jeunesse d’aujourd’hui. Plus insidieusement que le révisionnisme, certains vont aujourd’hui lui disant que l’on parle trop de cette époque et, qu’après tout, il eut dans l’histoire d’autres massacres…

De quoi parle-t-on trop ? De ces vieillards battus à mort, de ces nourrissons arrachés à leur mère pour être aussitôt gazés, de ces villages entiers dont les habitants devaient creuser leur propre fosse avant d’être exécutés à la mitrailleuse ? La voit-on trop, l’image de cet enfant – quel âge avait-il, six ans, sept ans ? – levant les bras devant les fusils et dont les yeux effrayés semblent lire l’horreur du sort qui l’attend ?

Cette image, Mesdames et Messieurs, me taraude. Comme me taraudent – sans doute parce que je suis investi de responsabilités publiques – les propos que purent alors tenir un chef de gouvernement déclarant – je le cite : « …ne pas s’intéresser au sort des enfants juifs », les actes d’un haut fonctionnaire faisant exécuter par la police française, dans la zone dite « libre », les rafles demandées par l’appareil nazi.

Ces images, ces propos, ces actes, comment ne pas en vivre encore aujourd’hui – à moins d’avoir la conscience pervertie par la haine antisémite et raciste – les terribles résonances ? Les circonstances ont certes changé, mais sommes toujours aussi certains que notre civilisation a tiré de ces pages tragiques toutes les leçons qu’elle ne peut oublier ?

De vos travaux, Mesdames et Messieurs, doit naître une coopération renforcée entre chercheurs de toutes nationalités, unis par une quête commune de vérité. Ce devoir de vérité auquel vous vous êtes attelés, vous l’accomplissez non seulement par fidélité à la mémoire de tous ceux qui ne manquerons à jamais, mais aussi pour que, demain, plus personne, dans nos pays, dans notre Europe unie, ne puisse dire qu’il ne savait pas.

Permettez-moi, au nom du gouvernement français, de vous en remercier.