Texte intégral
Il se prépare un immense massacre. Le virus du sida contamine chaque jour 16 000 personnes dans le monde. Aujourd'hui, 30 millions de patients vivent avec le VIH. Ils seront 40 millions en l'an 2000, presque tous dans les pays démunis.
La démesure rend ces chiffres abstraits. Ils représentent pourtant, un par un, des visages et des corps, entourés de ceux, multiples, qui partagent la souffrance et les angoisses des malades qu'ils aiment.
Comptez 10 habitants dans une grande cité d'Afrique : vous croisez le chemin d'une personne séropositive. Caressez un nouveau-né au Zimbabwe : dans plus d'un cas sur deux la mère est mourante. En Zambie, le VIH augmente d'un quart le taux de mortalité des nourrissons.
De l'Asie, on ne connaît pas tous les chiffres, mais l'épidémie y prend des proportions dramatiques. En Inde, les estimations admettent 5 millions de séropositifs.
La marée épidémique submerge les pays en voie de développement alors que le reflux s'amorce en terres plus riches. Nous commençons à maîtriser le mal chez nous, les Blancs occidentaux, mais la mort va frapper plus loin, à plein continent. Que faire ? « Fermer vite la porte », entend-on dans les enceintes policées des nations confortables. Pouvons-nous dresser des herses à nos frontières ? « On ne peut faire que de l'information », affirment certains experts. Ceux-là condamnent à mort les pauvres de la planète.
Notre égoïsme est un cohérent. Faut-il que la peur nous aveugle, ou que nous ayons la conscience assoupie ? Lutter partout, contre le sida, c'est favoriser, demain, notre développement et notre prospérité. Combattre une épidémie liée à la communication, aux échanges économiques et au mouvement des hommes exige la mondialisation des fraternités.
La France propose un projet à l'Europe, celle des institutions et surtout celle des peuples. À la présidence du Comité du développement du parlement européen, nous avons fait accepter, en 1996, alors que la trithérapie commençait de transformer le diagnostic de l'infection à VIH, le principe d'une solidarité thérapeutique. Lors de la conférence internationale sur le sida qui s'est tenue à Abidjan, en décembre 1997, le Président de la République, Jacques Chirac, en a fait l'idée de la France. Au sommet de Luxembourg, Lionel Jospin, avec le président, l’a inscrit comme une décision européenne.
Je sais les doutes et les réticences. J'entends les ordinateurs des institutions internationales : ils construisent les courbes de coût-efficacité, de coût-bénéfice et autres schémas d'opportunités, ils font invariablement tomber le même jugement : hors de la prévention, point de salut économique !
A ces gardiens du temple d'une santé publique gestionnaire, nous répondons main tendue et traitement. Au nom de l'efficacité, bien sûr, mais aussi de l'éthique. Moralement, peut-on se résoudre à passer par pertes et profits les 30 millions d'humains que tue le VIH, au seul motif qu'ils sont impécunieux, peu éduqués et que notre argent serait mieux placé ailleurs ? Qui osera répondre oui et signer son texte ?
La priorité, pour maîtriser cette pandémie, reste la prévention. Nous en connaissons toute l'immense nécessité. Elle passe par l'éducation, par la mise à disposition de moyens pour se préserver de la contamination ; par la réduction des vulnérabilités socio-économiques et culturelles. Le sida, s'il est parfois cause de la pauvreté, en est aussi la conséquence. Enfin, il faut s'acharner à la recherche sur le vaccin : seul vrai futur remède.
Mais on ne peut se limiter à la prévention au nom de l'efficacité. Il est illusoire de penser qu'une politique de prévention puisse donner des résultats si elle ne s'articule pas avec une espérance de salut par le traitement.
Je sais aussi les réticences de chercheurs, de nombreux « experts » et de certaines associations qui veulent que les efforts soient maintenus aux mêmes endroits, à leur profit. Cette douteuse prudence ne me convainc pas face aux yeux des enfants squelettiques et aux douleurs des familles décimées. À quoi sert donc la politique si elle n'impose pas une morale est une stratégie de santé publique contre les conservatismes ?
Il ne s'agit nullement de rendre tous les traitements immédiatement accessibles pour l'ensemble des personnes touchées dans chaque pays en voie de développement. Nous sommes des utopistes ; qu’on ne nous prenne pas pour des idiots ! Notre intervention sera progressive. Il faut, bien sûr, tenir compte, en fonction de leur infrastructure de santé, des capacités d'absorption des pays bénéficiaires. L'objectif demeure de renforcer les systèmes de santé de ces pays. Dans un premier temps, le fonds servira à faciliter l'accès aux soins d'un nombre limité de patients, dans un nombre limité de pays. Je sais que l'eau est souillée, mais elle permettra quand même d'avaler les comprimés qui sauvent la vie. Et, en plus, on soignera les dysenteries, grâce à notre intervention. Médecins et associations de ces régions, en attente mortelle, crient vers nous.
Est-il acceptable de ne proposer ces traitements qu'à une fraction de ceux qui en ont besoin ? Ce souci d'égalité pousserait à ne soigner aucun malade sous prétexte qu'on ne peut les traiter tous. A ces critiques abstraites et paralysantes, opposons la stratégie de la brèche, celle qui, peu à peu, permet, parfois au prix d'une apparence d'injustice initiale, que se fassent les évolutions et s'opèrent les prises de conscience, que changent les habitudes, et que les certitudes meurtrières s’effondrent.
Souvenons-nous des débuts de Médecins sans frontières et de Médecins du monde. De beaux esprits nous critiquaient sous prétexte qu'il ne serait jamais possible de prendre en charge des nécessiteux que dissimulaient les souverainetés d’État. Déjà nous répondions : « Et si ce malheureux était ton père ? » cela s'est appelé ingérence. Pas l'ingérence d'une armée, ni le retour du colonialisme, mais celle des techniques salvatrices, au nom du refus de la fatalité et de l’impuissance imposée en dessous d'un certain niveau de PNB. L'ingérence du cœur et des consciences. Il ne s'agit pas d'autre chose dans la création du Fonds de solidarité thérapeutique international.
S'appuyant d'abord sur les associations de malades et les médecins du tiers-monde, il convient que la demande de traitement s'impose partout, de plus en plus forte, de plus en plus impérieuse. Que l'on évolue de l'invraisemblable au possible, du possible au faisable, puis à l'accessible. Que l'on passe de l'interdit à l’évident.
Quel mécanisme inventer ? Quels fonds créer ? Nous avons commencé d’y travailler, avec l'Élysée et Matignon, avec Pierre Moscovici, ministre des affaires européennes, et Charles Josselin, ministre de la coopération, avec les industriels, les banquiers, les associations, les médecins. Un groupe d'action est en place. Nous avons déterminé cinq axes qui seront méthodiquement et résolument explorés.
Le premier souhaite inscrire l'accès aux traitements au rang des priorités de l'Union européenne, des grandes institutions (Banque mondiale, FMI, etc.) et des fondations internationales. Le second entend créer les conditions d'une véritable solidarité entre les peuples d'Europe au travers de leurs systèmes de soins et de prise en charge. Pour chaque traitement administré dans les pays riches, une petite fraction sera versée au fonds pour une prise en charge ailleurs. Les responsables de la CNAM, chez nous, en ont accepté le principe. Le troisième s'attache à mobiliser les laboratoires pharmaceutiques. Les plus grands y ont répondu positivement. Le quatrième veut tout faire pour convaincre les grands titulaires de fonds de pension, les organisateurs des mouvements financiers, les banquiers et les donneurs d'ordres, d'accepter un versement, à titre volontaire, sur chaque transaction bénéficiaire. Le dernier axe s’appuie sur des mécanismes de conversion ou d'annulation de la dette.
Cette idée de la France, demain de l'Europe, est déjà inscrite au menu du G8. Elle s'inscrit dans une dynamique commune, qu'à mes yeux les Nations unies sont seules à pouvoir assurer à travers leur programme de coordination ONU-sida que dirige Peter Piot. Il va de soi qu'un indispensable comité de sages veillera sur l'éthique et sur la bonne allocution des fonds. Seuls des projets validés et suivis recevront de l’argent.
Des obstacles considérables se dressent devant nous. Le plus terrible d’entre eux se nomme scepticisme. Une mobilisation politique et militante sera seule en mesure de lever ce doute mortifère.
Faisons de la France l'avocat résolue de cette utopie, de cet idéal : ne pas laisser mourir les plus pauvres. Alors, cette mondialisation tant redoutée, tant décriée, deviendra solidarité. Les victimes réclament un droit d'ingérence thérapeutique. Les innombrables partisans des démarches humanitaires et les combattants du racisme exigent ce sursaut nécessaire. D'innombrables volontaires souhaitent déjà nous rejoindre. Encourageons-les.
Ce combat devrait donner du souffle à l'Europe. Je n'en connais pas l'issue. Il serait intolérable de ne pas l’entreprendre.