Texte intégral
B. Masure : Une réaction à noter après l’intervention du président de la République, hier, celle d’Édith Cresson : « Cette communication avait un contenu tout à fait concret. » Je suis sûr, Lionel Jospin, que c’est votre point de vue ?
L. Jospin : Est-ce que vous m’autorisez à commencer d’abord par deux cris du cœur ? Dans un temps plus restreint que le Président – ce qui est bien normal –, il faut peut-être que je m’exprime par cris. Le premier est que je pense vraiment que ce type d’émission n’est plus adapté à la démocratie telle qu’elle fonctionne maintenant. Deux heures, tout préparé à l’avance avec l’Élysée, ça n’est plus possible. Je voudrais – puisqu’il y a eu des promesses hier soir – en faire une : si jamais je devais avoir la moindre responsabilité, je vous assure que je reviendrais à une conception beaucoup plus simple. Ou je suis en communication gouvernementale, et je fais un communiqué ; ou bien il y a une émission, et, à ce moment-là, je laisse le média totalement libre de la façon dont il m’interroge, et moi, je réponds.
A. Chabot : Les journalistes ont quand même fait leur métier hier soir, en demandant au président de la République de préciser ses projets, de faire et de dire du concret ?
L. Jospin : C’est pourquoi je n’ai pas parlé des journalistes. Je n’ai parlé que de la conception même de l’émission. Deux heures de cette façon, avec un monologue, relancé par des questions, je crois que ce n’est plus adapté. La deuxième chose, c’est que, moi, j’ai été vraiment assez consterné par cette intervention de Jacques Chirac. Quand j’ai vu l’accumulation des lieux communs, des poncifs, de tout ce qu’on retrouve depuis 20 ans sur un certain nombre de sujets, des approximations – notamment sur les problèmes de l’école, que je connais bien –, je me suis demandé si le président de la République était vraiment conscient du niveau auquel étaient désormais les Français, et notamment les jeunes ? du point de vue intellectuel, du point de vue de la formation, du point de vue de l’information.
B. Masure : Aucune proposition ne trouve grâce à nos yeux ?
L. Jospin : On n’a pas encore parlé de propositions. On va en parler. J’ai dit que je voulais commencer par ces deux remarques. L’une concerne la nature même de ce type d’interventions, désormais, dans la démocratie. Et l’autre concerne le niveau auquel le Président s’est situé.
A. Chabot : Quand un président de la République comme Jacques Chirac vous donne une image de proximité, parle de l’éducation qui concerne ô combien les Français, est-ce que cette image d’un Président proche des Français vous choque ?
L. Jospin : Le problème c’est que vous parlez en image ! C’est que vous dites, vous-même inconsciemment. Parce que c’était vraiment le propos du président de la République, il s’agissait de donner une image : l’image du président de la République proche des Français. Ce qui est important, c’est que le président de la République, ou tout autre responsable politique, soit effectivement proche des Français, et que surtout les propositions faites soient proches des préoccupations des Français. Si j’en viens maintenant au fond : le désaccord fondamental que j’ai avec l’approche du président de la République hier, c’est qu’il a escamoté ce qui est, à mon sens, la préoccupation essentielle des Français, et notamment des jeunes Français, à savoir l’emploi. Et il en a, d’ailleurs, opéré lui-même la démonstration. À partir du moment où il dit : les jeunes sont formidables ; et il ajoute que les enseignants sont exceptionnels…
A. Chabot : Là vous êtes d’accord avec lui ?
L. Jospin : Oui, c’est la conclusion !... Si les jeunes sont formidables et que les enseignants sont exceptionnels, comment se fait-il qu’il y ait un chômage des jeunes ? Pourquoi il y a un chômage des jeunes ? C’est parce que l’emploi manque. Et donc le cœur des interrogations des jeunes, et le cœur de ce qu’aurait dû être le propos présidentiel aurait dû être l’emploi, et non pas la formation – même si, vous le savez pour un certain nombre de raisons, je suis très attaché aux problèmes de formation. Pour ce qui nous concerne, le cœur de nos propositions économiques et pour les jeunes portent sur l’emploi.
A. Chabot : Le président de la République dit : on va venir à bout de l’illettrisme avant la fin du septennat. C’est possible, c’est intéressant, c’est ce que vous auriez aimé faire ?
L. Jospin : Je rappelle que cet engagement a été, sous une autre forme un peu moins ambitieuse, pris il y a déjà quatre ans par M. Bayrou, ministre de l’Éducation. Il a dit : dans quatre ans, le nombre des jeunes qui ne maîtrisent pas la lecture à l’entrée en sixième aura diminué de 50 %. Je constate que, quatre ans après, aujourd’hui, c’est le même diagnostic qui est porté. La deuxième chose que je voudrais dire, c’est que là aussi, le président de la République a une analyse qui date de 20 ans, en ce qui concerne les problèmes de l’éducation. Il a mis en cause la méthode globale de lecture. Mais est-ce que vous savez que la méthode globale de lecture – en faveur de laquelle je ne suis nullement, et que j’ai personnellement contribué plutôt à réduire – est présente actuellement dans 2 % des classes ? 98 % des méthodes d’enseignement de lecture ne reposent pas sur la méthode globale. Ce n’est donc pas le problème essentiel. Le problème essentiel c’est l’école, la continuité des apprentissages. Le problème essentiel ce n’est pas la méthode globale de lecture, c’est la souffrance globale d’un certain nombre de jeunes et de leur famille qui sont mis dans des conditions sociales et culturelles telles que profiter, pour eux, de l’école est plus difficile.
A. Chabot : Autre objectif annoncé par le président de la République : que les jeunes avant l’entrée en sixième sachent lire et écrire, compter, et même qu’ils soient inscrits sur des listes électorales. Ça, c’est de l’intégration, là vous êtes d’accord ?
L. Jospin : Ce sont deux choses différentes. Inscription sur les listes électorales. Je suis ravi de voir que le président de la République lit nos propositions, puisque que c’est une proposition que nous avons fait il y a huit jours dans le cadre de nos propositions sur le problème de l’intégration. Je suis favorable à cette mesure qui est une mesure positive. Il faut donner la carte électorale et, ensuite, il faut naturellement donner aux jeunes des raisons de voter. Cela ne se résume pas à une carte. Le problème de la lecture : les premières mesures que j’ai prises quand je suis arrivé au ministère de l’Éducation nationale en 88 ont été concentrées sur un plan lecture. Et beaucoup des éléments que j’ai mis en œuvre n’ont pas été remis en cause depuis. J’ai entendu le président de la République parler de zones d’éducation prioritaires, c’est Savary ! parler du Conseil national des programmes, c’est Jospin ! parler de l’UIFM, c’est Jospin ! Donc, je pense que la politique éducative que nous avons conduite est une politique positive.
A. Chabot : Vos propositions sur l’emploi des jeunes. Elles ont été présentées il y a quelques semaines : 700 000 possibilités d’emplois pour les jeunes, 350 000 dans le public, 350 000 dans le privé. À l’époque on a dit : c’est irréalisable. Il y a même eu des critiques à gauche. Est-ce que vous maintenez ces propositions, ou vous les amendez et vous dites qu’elles sont réalistes ?
L. Jospin : De deux choses l’une, ou l’on se résigne au chômage, tel qu’il est actuellement – largement plus de 3 millions de chômeurs, plus de 600 000 sur les jeunes – ou on dit : c’est le problème essentiel aujourd’hui. Le problème ce n’est plus les prix, ce n’est plus le commerce extérieur, ce n’est plus les taux d’intérêt. Tout ça est réglé par l’action qui a été menée au cours des 20 dernières années ! Le problème essentiel c’est le chômage. À ce moment-là, on cherche, et on fait des propositions dans ce domaine. Elles peuvent être discutées, débattues, critiquées. Mais est-ce que c’est la cible essentielle ? Et je constate que, pour le gouvernement, et pour le Président, ce n’est pas la cible essentielle. Pour nous, oui ! et notamment la lutte contre le chômage des jeunes. C’est pourquoi nous préconisons un grand programme de créations d’emplois : 350 000 dans le secteur public, ou du service public en général, 350 000 dans le secteur privé, dans le secteur des entreprises.
A. Chabot : On dit que le public s’alourdit : on a déjà beaucoup de fonctionnaires. Et comment on oblige le privé à embaucher ?
L. Jospin : Pas les fonctionnaires ! En ce qui concerne le secteur public, il ne s’agira pas d’emplois de fonctionnaires, il s’agira d’emplois de contractuels de la fonction publique ou du service public. Deuxièmement, le coût de ce programme en ce qui concerne les 350 000 jeunes publics. Public, cela peut être des fonctions qui dépendent de l’État, mais aussi des collectivités locales, aussi dans les associations, dans l’hôpital public. Cela représente 35 milliards de coût. Donc c’est absolument compatible avec ce qui doit être fait. En ce qui concerne le privé, c’est différent, ce n’est pas l’action directe, mais c’est l’incitation en direction des entreprises. À partir du moment où les pouvoirs publics, l’État, auront montré une vraie détermination à lutter pour l’emploi des jeunes, auront pris eux-mêmes des engagements dans le cadre d’un budget – qui doit être, par ailleurs, contrôlé –, ça veut dire que c’est un élan formidable pour que les entreprises privées, les patrons, mais aussi que leurs partenaires, sociaux, syndicaux, se disent : nous aussi nous devons apporter notre écho, notre action à cette lutte, à cet engagement commun qui est central pour l’avenir des jeunes.
B. Masure : Renault : tout le monde, à droite comme à gauche, condamne la méthode, la forme. Mais sur le fond, est-ce que tout le monde n’est pas d’accord sur la nécessité de restructuration industrielle dans le secteur automobile ?
L. Jospin : Je ne suis pas d’accord avec les mesures qui ont été annoncées. Je pense qu’une partie des difficultés de l’industrie automobile française est liée à l’insuffisance de la croissance. À partir du moment où on se fixe des objectifs de croissance plus importants, on se fixe aussi des possibilités de marché pour le secteur automobile qui est un des vecteurs de cette croissance. C’est un premier élément. Deuxième élément d’action : il y a une compétition internationale qui n’est pas actuellement honnête dans son développement. Et je pense que, après l’accord avec les Japonais, c’est le problème de la concurrence, excessive dans ses formes, de l’industrie sud-coréenne, qui est porté. Enfin, les objectifs de l’Europe doivent être naturellement d’équilibrer ce qui va au développement économique, à la restructuration industrielle, et ce qui va au développement social. Et c’est pour le concrétiser, le marquer symboliquement, que je serai dimanche prochain à Bruxelles, manifestant avec les syndicalistes, les travailleurs de Vilvorde, avec l’ensemble des responsables européens qui se retrouvent dans cette conception plus sociale et plus dynamique de l’Europe.
A. Chabot : M. Schweitzer a commis des fautes ? Oui, non ?
L. Jospin : Il est évident que tout le monde s’accorde pour penser que la façon dont, en plus, les choses ont été annoncées, ne convenait pas. Mais il ne faut pas s’en tenir, comme l’a fait encore hier le président de la République, à un simple effet d’annonce. Il faut aussi regarder le fond du dossier. Sur le fond, je suis en désaccord… Non, attendez, excusez-moi ! J’ai peu de temps ! Il y a quand même une question dont vous m’aviez dit que nous parlerions : la parité.
B. Masure : On a déjà un petit peu débordé…
L. Jospin : Oui, je comprends bien, mais enfin, écoutez, honnêtement, j’ai…
A. Chabot : On va poser la question simplement : est-ce que vous êtes d’accord pour que des élus socialistes votent une modification de la Constitution qui permettraient d’assurer une représentation des femmes dans les élections à scrutin de listes ?
L. Jospin : Je suis pour une réforme, nous sommes favorables à une réforme de la Constitution, mais il faut que la réforme de la Constitution serve naturellement à des objectifs réels. Or j’ai là une dépêche quand même, qui est de M. Juppé, qui dit la chose suivante : « Il nous faudra une décennie pour avancer. Convaincus qu’ayant fait à ces niveaux – municipal, régional et européen – l’apprentissage de la vie politique, les femmes disposeraient de tous les atouts pour ensuite partir à l’assaut, avec succès, des scrutins uninominaux, et notamment législatifs. » Alors pourquoi modifier la Constitution si, dans le même temps, on nous dit que c’est seulement dans dix ans, c’est-à-dire en 2007, que la majorité actuelle, la droite, envisage de faire un effort pour les femmes aux élections législatives ? Notre attitude est totalement différente : nous, nous n’attendons pas 2007, c’est dès 1998 que 30 % de nos candidats seront en réalité des candidates. Et donc, là aussi, je trouve qu’il y a dans l’expression de M. Juppé aujourd’hui sur une question symbolique, comme la question de la parité hommes-femmes, comme dans le discours de Jacques Chirac hier, l’expression d’un formidable décalage avec la sensibilité, avec la modernité et avec les attentes de la société française.