Texte intégral
Ce vendredi 21 février, je débarque dans l’appart’, tenant lieu de bureau pour l’ancien Premier ministre Michel Rocard. Homme politique de premier plan, il a publié récemment : « Les Moyens d’en sortir » (Éditions du Seuil), traduction « Mes propositions contre le chômage ». Je suis encore étonné qu’il ait accepté de s’exprimer dans le journal gratuit « Média Pub », un vrai scoop ! Puisque jamais un homme politique n’avait daigné s’adresser aussi directement à l’homme de la rue comme vous et moi. Seulement, il ne suffit pas d’avoir le rencard, encore faut-il ne pas tomber dans le piège politicard. Alors, je me suis mis au boulot. Au lieu de savoir qui est responsable du chômage ? Est-ce la gauche, la droite ? J’ai évité les questions du passé et essayé au mieux de refléter les préoccupations du citoyen qui se demande si on ne va pas droit dans le mur… Ma seule inquiétude était de savoir si j’allais tenir la route, face à Rocard.
Il a la réputation de parler vite et les mauvaises langues disent parfois : on ne comprend rien à ce qu’il raconte dès qu’il s’exprime à la TV…
Dès les premières phrases de l’entretien, il parle posément. Ouf ! Je respire… Mais Rocard, c’est aussi un économiste…
Bref, c’est ma première interview dans le domaine politique, autant dire que c’est du costaud.
Média Pub : Votre livre : est-ce le moyen d’en sortir en limitant la casse sociale ?
Michel Rocard : Oui ! C’est pour limiter le chômage et tout ce qui s’y connecte, c’est-à-dire la précarité et les situations dramatiques dans lesquelles les gens sont acculés. Certains sombrent dans l’alcoolisme, la drogue. Le problème, est-ce qu’on peut éviter que le boulot disparaisse ? Je crois que oui. Le livre essaie de le décrire.
Média Pub : Selon vous le mot « crise » c’est du passé, mais le chamboulement de notre société en matière de travail est à venir. Votre constat ne risque-t-il pas de désorienter l’opinion publique ?
Michel Rocard : Non, c’est juste une affaire de mots… Le mot « crise » vient du vocabulaire médical et, dans toute maladie, ce mot décrit le moment où « le malade meurt ou guérit ». Le mot crise implique qu’on ait une idée de la guérison. C’est le fait de revenir à un état normal connu qu’on appelle la santé. Ce qui se passe dans les rapports de l’humanité actuelle de nos pays développés avec le travail est d’une toute autre nature, c’est un changement définitif. On ne trouvera plus la même chose. C’est-à-dire du boulot pour tout le monde à 40/48 h par semaine, ça c’est bel et bien fini. Ce qui désoriente les gens, c’est ce qui se passe et non la manière dont ça se passe.
Média Pub : Comment changer les mentalités quand la plupart des gens estiment que le travail est une véritable corvée alors que pour d’autres c’est une raison de vivre ?
Michel Rocard : D’abord, il y a toujours un peu des deux. Même pour ceux dont c’est la raison de vivre, c’est quand même une corvée. Les raisons de vivre, on les passe aussi bien en week-end, en balade, à faire du bateau, de l’alpinisme ou en faisant de la musique pour ceux qui aiment ça. On est tous partagés : raison de vivre et corvée. Les gens sont dans des situations très différentes selon qu’ils s’intéressent ou non à leur travail. En gros, 90 % des gens dans notre société reconnaissent dans les sondages que le travail qu’ils font ne les intéresse pas.
Média Pub : 10 % qui ne sont pas malheureux au boulot, c’est peu.
Michel Rocard : Cette proportion est petite. La solution au problème du chômage, il faut la chercher en tout cas dans les secteurs où le travail offert n’intéresse pas beaucoup ceux qui le font. Ce que je crois profondément, c’est qu’il faut une immense boite à outils, d’outils contre le chômage. Il les faut tous ! Mais le plus gros touchera la réduction du temps de travail. Simplement, il n’y a pas de recette unique, je tiens à le dire avant qu’on détaille sur le temps de travail. Nous avons encore un système d’impôts qui encourage à mécaniser et à automatiser et qui d’courage l’embauche. C’est vrai du calcul des bénéfices des sociétés. Concernant la TVA, c’est atypique. On peut déduire des frais d’achat de toutes les machines, mais on ne peut pas soustraire, par exemple, l’investissement que l’on met dans la formation de son personnel.
Média Pub : Il y a le 1 % de taxe d’apprentissage par rapport au salaire.
Michel Rocard : C’est un peu de même nature, seulement la TVA est à 20,6 % comme taux le plus fréquent. Si on pouvait déduire seulement la moitié des investissements machine et qu’on divisait le quart des charges sociales, je peux vous dire que l’on aurait moins de chômeurs. On peut toujours faire mieux en matière de formation professionnelle et de préparation au métier que l’on va avoir à exercer. On ne peut pas demander à l’école de prévoir la vitesse à laquelle les métiers changent. C’est aux entreprises de s’en charger en partie. Mais enfin, on peut mieux faire ce que l’on fait aujourd’hui. Il y a aussi dans l’organisation même des ANPE, de l’AFPA et dans tout le marché du travail, des organismes trop nombreux et mal connectés entre eux. Tout ceci, c’est presque du détail. Ce qu’il faut, c’est réduire la durée du travail afin d’en offrir à tout le monde.
Média Pub : Votre grande idée est d’alléger les cotisations à hauteur de 32 heures par semaine et de pénaliser ceux qui feront 39 heures par semaine, afin d’inciter les entreprises à partager le travail. Est-ce une mesure qui pourrait s’enclencher rapidement dans la pratique ?
Michel Rocard : Oui ! Une fois que le système serait mis au point dans son détail, il faut faire voter une loi. Il y en a pour un trimestre. Il faut que le Gouvernement, une majorité et le Parlement soient d’accord. Je n’ai plus à mon service les bureaux d’études, les ordinateurs des administrations. J’ai travaillé avec ma petite calculette comme vous pourriez le faire vous-même. Je n’ai pas assez de moyens pour définir dans son détail un système qui aura des complexités, puisqu’il s’agit de 15 à 16 millions de salariés qui vont être concernés. L’économie française est épouvantablement diverse, tout cela est compliqué. Je fais des suggestions. Je décris la nature du système.
Je pense après avoir écrit ce livre que le seuil du changement du calcul des cotisations sociales, il vaudrait mieux le mettre à 30 heures plutôt qu’à 32 heures.
Média Pub : Et concernant la pénalisation sur les 39 heures ?
Michel Rocard : Augmenter ne veut pas dire nécessairement pénaliser. L’esprit du calcul c’est : employeurs et salariés payent des cotisations pour la maladie, l’accident du travail, les allocations familiales, la retraite et l’assurance-chômage qui sont en train d’être fiscalisées, le taux de cotisation est le même pour tout le monde.
Média Pub : Environ 54 % du salaire brut ?
Michel Rocard : Pas tout à fait… Je ne propose que les 30 premières heures par semaine d’un salarié qualifié ou non. On ne pet pas de barrière car on ne sait pas si la personne est qualifiée ou non et puis on peut évoluer dans la vie. Il ne fait donc pas modifier la vie fiscale de l’entreprise au fur et à mesure que la personne se qualifie. Ça serait de la bureaucratie ! Je suis plutôt contre. Qu’est-ce qui nous empêche de diviser le taux des cotisations par deux des 30 premières heures de travail par semaine ?... Et, au-dessus de 30 heures, de le multiplier de 2,4/2 ,5 % pour arriver au résultat que dans une entreprise où, après publication de cette nouvelle tarification, on ne changerait ni les effectifs, ni la durée du travail afin que la dette des cotisations sociales soit la même. Il ne s’agit pas d’augmenter pour pénaliser.
Média Pub : Est-ce que cela sous-entend que les entreprises décident elles-mêmes des 30 heures – 39 heures par semaine ?
Michel Rocard : Dans le système que je propose, pas nécessairement parce que la loi ne crée pas l’obligation de baisser la durée du travail. Il ne peut se faire qu’avec l’accord des salariés si, bien entendu, le salaire est conservé. L’entreprise ne peut pas mettre plus d’argent, la compétition est trop dure. On ne veut pas la surcharger. C’est bien là, le problème… L’entreprise passe donc de 38 heures et demie à 35 heures. Elle va être obligée de payer en salaire 38 heures et demie pour 35 heures de travail effectif. Mais l’employeur gagne suffisamment en ayant moins de cotisations sociales pour compenser les payes à cet étage (35 h). La masse des payes à la charge de l’entreprise a donc un peu baissé, il reste assez pour embaucher.
Média Pub : La baisse de la durée du travail risque de demander une réorganisation au sein de l’entreprise.
Michel Rocard : Oui ! Mais on y gagne en productivité car cela permet de faire tourner les machines plus longtemps. On évite l’absentéisme et sur des postes de travail moins lourds, le salarié est moins fatigué. Le fait que l’horaire soit réduit, vous avez moins de difficultés à le distribuer sur une place horaire plus grande.
Média Pub : Avez-vous un exemple d’entreprise qui va dans votre sens ?
Michel Rocard : Oui ! La Redoute, qui était une entreprise qui cognait dur sur les relations sociales, a fait une chose assez exemplaire. L’entreprise travaillait 5 jours par semaine et n’était pas loin des 40 heures. Tout le monde est passé à 32 heures, y compris les cadres. Ils travaillent 4 jours par semaine, répartis comme ils veulent. Mais les horaires sont distribués de manière telle que La Redoute est passée de cinq jours à cinq jours et demi. Et, du coup, le délai moyen de réponse à une client n’est plus de 48 heures, mais de 24 heures. L’entreprise tourne mieux. Il y a eu de l’embauche après cette réorganisation, il n’y a plus de menace de licenciements. Les salariés sont plus rassurés. On y gagne en productivité, c’est un exemple intéressant car la Redoute n’est pas une entreprise philanthropique.
Média Pub : 30 heures par semaine, c’est cool… Mais la crainte immédiate est la baisse de salaire.
Michel Rocard : Je suis tellement convaincu que c’est cette crainte de la baisse de salaire qui rend impossible la diffusion suffisante de la réduction de la loi du travail et par conséquent encourage le chômage aujourd’hui, que j’organise un système pour l’éviter.
Média Pub : Pour s’en tirer avec 30 heures par semaine de travail au SMIC, ne faut-il pas faire de nouveaux aménagements côté logement ? Je pense en particulier à ces fameux loyers 1948 qu’on devrait amplifier et non supprimer.
Michel Rocard : Je ne dis pas non. Mais on change de conversation. Puisque mon système fait que le salaire reste inchangé, même à 30 heures, donc la situation des bas salaires n’est pas aggravée.
Média Pub : Personnellement, je connais des gens qui gagne le SMIC et sont incapables d’assumer un loyer. Le prix du loyer est trop élevé pour les bas salaires ?
Michel Rocard : Le problème du logement est terrible et je m’y suis heurté quand j’étais Premier ministre. J’ai beaucoup augmenté les dotations pour les PAP (Prêt accession à la propriété) et les PLA (Prêt locatif aidé), cela ne suffit pas. Il y a deux secteurs : l’un aidé par l’État ; l’autre est le secteur complètement privé. Le secteur social est très coûteux, les subventions de l’État pour construire sont considérables, car l’État paye la différence entre le prix bas et celui du marché immobilier qui ne fait pas de cadeau.
Média Pub : Ok. Mais, il y a de nombreux logements vides.
Michel Rocard : Si les appartements sont vides, c’est que les propriétaires ne veulent pas les louer, il faut comprendre pourquoi. Une chose qu’il faut savoir c’est que sur une longue période et jusqu’à quatre-cinq mois, les taux d’intérêt dans le monde étaient beaucoup trop élevés. Un logement en gros coûte cinq ans de salaire. Ce sont des sommes gigantesques. On ne peut construire qu’en empruntant beaucoup.
Quand le taux d’intérêt est défalqué de l’inflation, c’est-à-dire dépasse 2 %, on ne peut pratiquement pas construire. La France est loin de construire assez. On devrait réaliser 150 000 – 200 000 logements, peut-être plus par an. On ne peut pas car ils sont trop chers. Ainsi nous avons 1,5 million de logements HLM pour des personnes qui méritent d’être aidées car elles ont un pouvoir d’achat trop faible. Le plus souvent, cette aide concerne un jeune ménage entrant en HLM, du moins quand il y arrive. Et vous allez voir pourquoi ! Au départ, son revenu est faible, il mérite donc qu’on l’aide. Une fois qu’il n’a plus besoin de ce coup de pouce, il devrait aller dans un logement privé, et là, il y n’en a pas. Il va donc rester en HLM. Le drame du logement, Monsieur, et il n’y a pas beaucoup de monde pour le savoir et le dire comme ça : « une centaine de milliers de famille ne devrait pas être en HLM ». Malheureusement, la construction libre n’a pas été faite pour ces gens-là, à cause de ces fameux taux d’intérêt. Cela veut dire que plus on construit de logements sociaux, plus ils sont accaparés par des gens qui n’en ont pas besoin. Il faudrait donc faire sortir ces gens-là, c’est pratiquement impossible.
Média Pub : Toujours à cause de ces taux d’intérêt trop élevés qui freinent la construction ?
Michel Rocard : Oui ! Et depuis 30 ans… Les taux d’intérêt ont baissé jusqu’à 3 %. Est-ce suffisant ? Historiquement, c’est du jamais vu. C’est une chance pour nous et assurément grâce à la politique du franc stable. On n’enseigne pas assez l’économie et j’admets que c’est compliqué. C’est comme une voiture, on accepte de la piloter sans savoir ce qui se passe avec le carburateur, les bougies, les soupapes, etc. On n’y connaît rien et on l’avoue ! L’économie c’est nettement plus complexe. Mais on n’accepte pas de le savoir. Tout le monde raconte n’importe quoi, c’est très ennuyeux. Maintenant, on va pouvoir observer une relance des logements privés car les taux d’intérêt sont attractifs. Si c’est vrai, on va pouvoir d’ici deux à trois ans peut-être dégager plusieurs centaines de mille de familles. Et par conséquent, cela redonnera du sens de construire des logements.
Média Pub : Vous êtes pour le partage du travail tout en étant hostile au temps partiel. Trouvez-moi l’erreur.
Michel Rocard : Le temps partiel, on ne le pense pas assez, a l’inconvénient d’être choisi, imposé aux femmes, mais pas aux hommes. Il aggrave l’inégalité entre l’homme et la femme, cela n’est pas sain. Le temps partiel est une perte de salaire.
Média Pub : Vous expliquez dans votre livre que le temps partiel favorise la précarité et entraîne la personne dans un engrenage qui ne lui permettra pas de retrouver un boulot à 39 heures par semaine.
Michel Rocard : En cas de problème familial (perte d’emploi, accident), il faudrait un dispositif instantané qui permettrait à la personne de revenir à un emploi à plein temps. C’est impossible à cause de l’organisation du travail en entreprise. Je ne suis pas contre le temps partiel, mais je ne le privilégie pas. Il y a déjà trop de femmes victimes du chômage, notamment chez les jeunes. Il faut arriver à un système du partage du travail qui permettra de préserver les petits et moyens salaires.
Média Pub : Les heures supplémentaires sont un bon outil de chantage patronal, soit c’est : vous bossez plus, sinon au placard pour la promotion ; soit, vous êtes irremplaçable et alors on vous surcharge de travail. Allez, au boulot !
Michel Rocard : Votre diagnostic est exact. Il faudrait aussi ajouter que la somme des heures supplémentaires dans l’économie française équivaut à 400 000 emplois, c’est énorme. Mais elle répond à deux besoins. L’un est fourni par l’entreprise quand une commande importante arrive. Et l’autre, pour le personnel qui accepte suite à un besoin d’argent, puisqu’il ne le fait pas pour le plaisir. On ne peut donc pas nier cette évidence. Il est donc impensable de les interdire par une loi. Mais mon système les pénalise, ainsi au-delà des 39 heures par semaine, l’entreprise paiera un peu plus cher. Les entrepreneurs verront à la longue que c’est antiéconomique. Il vaut mieux accélérer la vitesse de formation de nouvelles recrues capables de remplacer des personnes qui effectuent des heures supplémentaires dans des travaux qualifiés.
Média Pub : Il me paraît difficile de faire admettre cela aux entreprises car elles préfèrent payer des heures sup’ qu’embaucher.
Michel Rocard : Il ne faut pas philosopher, mais tarifer pour que cela bouge.
Média Pub : L’État se désengage de plus en plus et sous-traite les problèmes quotidiens du citoyen par le biais du monde associatif. Faut-il continuer cet abandon de responsabilité qui, paradoxalement, est source d’emploi ?
Michel Rocard : Dans ce que vous venez de dire, il y a dans la question un élément de jugement sur la réponse. Il vaudrait mieux séparer les deux. Ah ! Ah ! Ah ! Il y a des tâches que l’État encourage le monde associatif à faire car il ne les fait pas lui-même et qui sont subventionnées. Le plus souvent, ce n’est pas un désengagement, mais c’est le constat de missions nouvelles que l’État n’avait jamais réalisées auparavant. Cette situation n’est pas une fuite en avant puisque l’État subventionne ces opérations. Je pense que c’est une bonne évolution pour une quantité de raisons. La première raison : l’État ne peut travailler que dans des règles strictes. Il a donc du mal à s’adapter à toutes les situations qu’il rencontre. Les fonctionnaires d’État sont payés pour appliquer des règles et, éventuellement, verser des allocations dans des conditions très strictes des droits.
Média Pub : En clair, l’appareil de l’État n’est pas qualifié pour apporter des réponses précises.
Michel Rocard : On passe d’une aide sociale, au fond, descendante, il y a des pauvres, on leur donne des allocations, mais à eux de faire la preuve de leur pauvreté en venant au guichet, à une aide ascendante : vous êtes dans la merde, je vous connais, j’habite dans le même quartier que vous et je m’occupe d’association, on va voir ce que l’on peut faire. Ma conviction c’est que l’État ne saurait pas faire. Vous savez que c’est moi qui ai inventé la loi sur le RMI. Il est mis dans la loi que l’aide à l’insertion ne sera pas faite par l’État lui-même. Elle sera certes subventionnée et des associations s’en occuperont. L’individu qui vit dans ses cartons et qui a tout perdu, il faut commencer par lui faire rencontrer des personnes et qu’il s’efforce d’avoir des horaires fixes. La première fois qu’une personne qui vit dans la marginalité se présente devant un président de club de sports en vue d’une réinsertion, on lui dit : « vous feriez un bon animateur sportif pour surveiller les marches ». Le marginal dans sa jeunesse avait fait du sport. Il faut peut-être lui prêter un rasoir avant d’aller à l’entretien. Vous n’allez pas écrire dans un décret que le rôle d’un fonctionnaire c’est de prêter un rasoir.
Média Pub : Le monde associatif est donc plus humain, plus proche du terrain ?
Michel Rocard : Oui ! Pour des raisons de proximité. L’association qui reçoit une somme d’argent dont elle maîtrise l’usage pourra payer un rasoir, une bouffe, un stage de formation… Et puis l’association rendra des comptes. Mais si vous faites travailler un million de fonctionnaires d’État en leur donnant toute latitude de l’usage de l’argent, vous comptez tout de suite en milliards et vous ne savez plus où ça va. Le monde associatif c’est plutôt bon car c’est créateur d’emploi.
Média Pub : À votre avis, combien de personnes ne peuvent-elles pas consommer ?
Michel Rocard : Le rythme de l’expansion dépend du fait que les gens achètent. Les entreprises produisent si elles sont sûres qu’elles vont vendre honorablement. Elles ne prennent pas le pari d’avoir des stocks énormes. Les grands rythmes d’échange sont mondiaux. Ceci dépend des taux d’intérêt, de l’équilibre budgétaire des grands pays comme les États-Unis, l’Allemagne, le Japon, etc. Nous sommes au quatrième rang. On ne peut pas en décider tout seul, chez nous, même si on peut prendre une petite part. Le plus grave c’est que nous avons trois millions de chômeurs qui sont indemnisés, mais insuffisamment. Ils vivent très mal. Les fins de mois sont courtes, ce n’est pas une demande active pour changer un frigo ou une voiture. La consommation est au ralenti parmi cette population. Il faut ajouter : 1,1 million de Rmistes, 900 000 contrats-emplois-solidarités (CES), 1,5 million d’emplois à durée déterminée (CDD), et pas loin d’un million de temps partiel non choisis et à mauvais salaire. Ainsi, vous avez 4 millions supplémentaires de personnes qui ne s’en sortent pas. Ainsi, sur une population de 24 millions de salariés, vous en avez déjà 7 millions, soit 30 % qui n’ont pas une demande de consommation active. La pauvreté c’est en dessous de 3 000 francs. Un Smicard a un salaire fixe, mais il est en situation de survie. Quand on a une telle population dans la gêne, la difficulté… c’est pour ça que je me bats pour que la réduction du travail se fasse au moins à salaire préservé.
Média Pub : Le fait d’avoir des périodes ralenties (ponts, vacances) sur l’année, est-ce une méthode pour apprendre aux gens à gérer le temps libre ?
Michel Rocard : Tout à fait ! Cela fait partie de l’apprentissage culturel d’une vie où la part du travail rémunéré sera moindre. Mais comme la richesse continue à croître grâce aux machines automatiques, je pense que l’on peut mieux faire partager cette richesse.
Média Pub : Vous avez lancé le RMI en France. C’était une bonne idée de départ. Seulement en 1997, il y a 1,1 million de personnes qui se retrouvent au septième sous-sol d’un parking. Si l’insertion c’est juste d’avoir un compte bancaire avec 2 000 francs par mois, on devient assisté. Comment remédier à cette situation banalisée ?
Michel Rocard : En améliorant l’insertion, c’est tout un apprentissage.
Média Pub : Il n’y a pas d’insertion. Je vais vous expliquer pourquoi.
Michel Rocard : Si, il y a tout de même 20 % d’insertion.
Média Pub : En 1988, j’étais inscrit au RMI. Six mois plus tard, je recevais une convocation qui me demandait de trouver un stage pour me réinsérer. Maintenant, en 1997, je peux vous garantir qu’il n’y a plus de relance auprès des Rmiste. Il y en a même qui n’ont pas reçu un courrier depuis trois, quatre ans. Certes, paraît-il, il faut se déplacer. Mon opinion, c’est que l’État se contente de virer 2 000 francs sur un compte bancaire, et s’en satisfait car la masse de Rmistes est devenue gigantesque.
Michel Rocard : Au départ, j’ai conçu le RMI comme un dispositifs temporaire destiné aux gens qui étaient au chômage. Le RMI marche à condition que le chômage baisse un peu. Seulement, comme le chômage a augmenté, le RMI, est foutu parce qu’il est encombré. Point, terminé ! Je me bats surtout sur le chômage lui-même, c’est-à-dire l’offre d’emploi. Selon moi, la baisse de la durée du travail est la condition majeure pour dégager le RMI, qui reprendrait tout son sens.
Média Pub : Je reconnais tout de même que le RMI dépanne les plus démunis et reste noble dans sa démarche.
Michel Rocard : Le RMI a été une invention totalement nouvelle. L’État pour la première fois donnait à des fonctionnaires en charge, de l’argent pour aider des personnes en difficulté prises individuellement. Seulement, on n’a pas assez de personnes pour s’occuper de la réinsertion par le biais des associations. Voilà la vérité ! On en manque. Le métier d’accompagnateur à l’insertion via l’association doit être formé pour avoir la compétence. C’est-à-dire avoir l’habitude de vivre dans des milieux populaires, connaître le droit en question et non pas le droit administratif, qu’il sache le pouvoir relatif de la loi et du décret par rapport aux tribunaux, qu’il soit capable de construire des budgets. Ce sont des talents très variés, dont très différents.
Média Pub : Les banques n’ont jamais été entreprenantes pour prendre des risques face aux clients déshérités qui souhaitent monter une boîte. Quelque part, elles bloquent l’économie aux hommes qui veulent bouger, s’en sortir. Ne faudrait-il pas créer des « coopératives » qui étudieraient des facilités de prêts sur présentation de dossier ?
Michel Rocard : C’est une bonne idée ! Cela s’appelle les banques de proximité. C’est très difficile à mettre en place car il faudrait remplacer la garantie bancaire sur les biens et mettre à la place la garantie bancaire sur la confiance. C’est assez nouveau ! Figurez-vous que cela existe un peu dans les pays du tiers-monde. Au Bangladesh, il y a le Gramène-Bank (la banque des graines) qui est une aide de proximité à ceux qui n’ont pas d’argent. Ça marche à la confiance en solidarité mutuelle locale. C’est-à-dire quand on veut créer une activité, l’aide est concertée par des villageois autour de l’entrepreneur. Ils font gaffe. Mais c’est un système qui fonctionne.
Média Pub : Depuis la publication de votre ouvrage (novembre 1996), planche-t-on au Parlement européen ?
Michel Rocard : Oui ! Incontestablement, cela a permis d’avancer. Il se trouve que les lois à modifier sont de compétence française et non européenne. Au niveau européen, j’ai demandé que l’on fasse l’étude macro-économique plus complète avec des ordinateurs et des simulations. En France, on en parle beaucoup. Il y a loi Robien qui va dans ce sens et crée déjà des milliers d’emplois. Seulement, elle est moins ample, moins audacieuse par rapport à ce que je propose. Il y a une grosse discussion, à savoir que la loi Robien coûte trop cher. Le débat a changé de nature, il est pris maintenant au sérieux.
Média Pub : Le Parti socialiste tient-il compte de vos suggestions ? Vous donnez l’impression que vous êtes en retrait de votre parti.
Michel Rocard : Non ! Je suis plutôt en avance qu’en retrait. Le Parti socialiste a adopté le principe de pousser vers une baisse du travail assez massive à salaire préservé, du moins pour les petits revenus. On n’a pas inclus dans le programme électoral ce système qui est tout de même compliqué. Mais, au Parti socialiste, tout le monde a l’idée en tête que quand il faudra passer à l’acte, c’est comme ça que l’on fera. Il n’y a pas d’autres moyens pour vaincre le chômage.