Texte intégral
Point de presse du ministre des Affaires étrangères, M. Hervé de Charrette, avec des journalistes français (Washington, 16 décembre 1996)
Mesdames et Messieurs,
Je vous remercie d'être venus à cet échange de vues. Je voudrais d'abord vous rendre compte de la réunion de ce matin sur le Liban. C'était une réunion organisée depuis plusieurs mois, suite directe des accords passés après la crise d'avril au Liban où il avait été prévu de créer notamment un groupe de surveillance pour le Sud-Liban co-présidé par les Etats-Unis et la France, comprenant la Syrie, le Liban et Israël. Ce groupe fonctionne, comme l'a rappelé ce matin M. Warren Christopher. Il y a deux co-présidents, les Français et les Américains, et la présidence effective est assumée tantôt par la partie américaine, tantôt par la partie française. Nous sommes tombés d'accord sur une périodicité de cinq mois. Depuis le 1er décembre, c'est la France qui assure cette présidence, jusqu'au 1er mai prochain. Ce groupe fonctionne jusqu'à présent d'une façon satisfaisante même si naturellement il est tributaire d'éventuels incidents qu'il a à traiter, et plus ou moins difficiles à résoudre. Jusqu'à présent, personne n'a à se plaindre du fonctionnement de ce groupe : le travail consiste, pour les cinq partenaires autour de la table, à essayer d'abord d'empêcher que des incidents ne se produisent, et quand ils se produisent, à essayer d'en trouver les origines et faire en sorte que ces troubles ne présentent pas d'escalade. Je vous rappelle que les événements d'avril étaient survenus parce que précisément un incident en appelait un autre qui entraînait une réponse encore plus forte et qui provoquait une situation d'escalade progressive. D'un commun accord, nous avons trouvé qu'il fallait trouver désormais un arrangement plus formel.
Ce groupe de surveillance étaient une proposition française. C'est la proposition que nous avions faite sur place et elle a été finalement agréée par l'ensemble des parties et ce système, pour l'instant, fonctionne de façon satisfaisante. En même temps, dans les accords, dont il s'agit, avait été créé un groupe consultatif qui s'appelle le Groupe des Amis du Liban, destiné à aider le Liban en faisant appel à la générosité de la communauté internationale comme c'est maintenant au fond une pratique utilisée en d'autres circonstances. Cette pratique fonctionne d'ailleurs assez bien pour la Palestine et elle a été également lancée de façon assez positive pour la Bosnie-Herzégovine. C'est donc cette même procédure qui a été utilisée pour le Liban.
Nous avions nous-mêmes proposé que cette réunion se tienne à Washington sous la présidence américaine. Parce que nous pensions que c'était une bonne façon d'entraîner d'autres pays à participer activement à la reconstruction du Liban. Ce groupe comprend, je vous rappelle, non seulement l'Union européenne mais la France en tant que telle.
Cette réunion s'est tenue ce matin. Je crois qu'elle a donné de bons résultats : les contributions des pays participants, ainsi d'ailleurs que des organismes internationaux associés, me permettent de dire aujourd'hui que le Liban disposera d'une somme d'1 milliard de dollars en 1997, dont 1 milliard de francs du gouvernement français, ce qui fait 20 %. A quoi s'ajoute, il faut bien le dire, la contribution française à ce que fait l'Union européenne – et l'Union européenne représente pratiquement aussi un milliards de francs auquel nous contribuons pour 20 %. C'est une contribution française très importante et le Liban est le premier bénéficiaire des concours français. Ce milliard se répartis de la façon suivante : 250 millions de francs sous forme de bons du trésor, et 750 sous forme de prêts garantis. Tout ceci est évidemment destiné à financer des projets français. Je crois que c'était une bonne conférence. Il est prévu que la prochaine conférence se tienne peut-être à Washington ou en Europe. C'est la proposition que j'ai faite. J'avais promis aussi bien à Warren Christopher personnellement qu'à M. Hariri que je viendrai. Pour répondre à une question que vous avez peut-être à l'esprit, je suis venu parce que j'avais fait la promesse de venir. Je suis très heures d'être à Washington.
Q. : Y a-t-il eu une rencontre bilatérale entre vous et M. Christopher ?
R. : Non, nous n'avons pas eu l'occasion de passer beaucoup de temps. Warren Christopher et moi, parce que je suis arrivé hier tard et que je repars dans un petit nombre d'heures. Ce n'est pas très pratique. Cette période décembre est très bousculée mais nous avons parlé ensemble, nous nous sommes téléphonés cette semaine et nous aurons l'occasion de parler dans la semaine qui vient.
Q. : Avant d'en venir aux problèmes purement franco-américains sur le Liban, le fait qu'il y ait un engagement d'un milliard de dollars, est-ce que cela veut dire que l'objectif des Libanais, qui est d'obtenir 5 milliards de la communauté internationale, pourra être réalisé en cinq ans ?
R. : Cela en prend le chemin. Si je focalisais le résultat sur l'année 97 c'est parce qu'en réalité plusieurs pays se sont exprimés tantôt sur une période de 1996-2000, ce qui fait pratiquement cinq ans, tantôt sur l'année. Par exemple, nous avons avancé notre chiffre pour l'année 97. Mais je crois que d'ores et déjà on peut dire que cet objectif de 5 milliards de dollars sur cinq ans n'est pas hors de portée. C'est une perspective qui est désormais sérieuse.
Q. : Contribution américaine ?
R. : Je crois que les Américains ont annoncé 20 millions de dollars pour 1997.
Q. : A quoi attribuez-vous la petite montée de tension qu'on a cru déceler la semaine dernière à travers les articles de presse et les déclarations des porte-parole de part et d'autre de l'Atlantique, entre la France et les Etats-Unis.
R. : Pas de part et d'autre. Du côté français, nous n'avons tenu que des propos apaisants. D'abord, nous avons essayé de rétablir la vérité. Il ne s'était rien passé à Bruxelles qui donne prise à quoi que ce soit. Ensuite, nous n'avions nulle envie de créer une tension avec les Américains, bien au contraire. Du côté français, il y a eu, au contraire, je crois, un souci de faire en sorte que cet incident, venu de tel vent du désert, soit réduit à ce qu'il était, c'est-à-dire à un incident sans suite. J'ai observé aujourd'hui que l'atmosphère était très cordiale avec M. Christopher et que les commentaires des Américains l'étaient aussi. Je m'en réjouis.
Je voudrais vous dire quelques mots des relations franco-américaines. Avant tout, l'amitié entre la France et les Etats-Unis, est une amitié qui est aussi vieille que les Etats-Unis eux-mêmes. Nous avons aidé en son temps l'Amérique à conquérir son indépendance. Nous sommes redevables aux Américains de nous avoir aidé à retrouver notre liberté. Deux fois pendant ce siècle et particulièrement au cours de la Seconde guerre mondiale. C'est donc une amitié très ancienne qui a des fondements très forts. Pour nous, cette amitié franco-américaine est évidemment un élément essentiel de la politique étrangère de la France. Et ceci vaut pour le passé, mais c'est vrai aussi pour l'avenir.
Quand je regarde ce que sont les politiques étrangères française et américaine aujourd'hui, je constate qu'elles s'appuient sur une vision partagée du monde. C'est vrai que, quand il s'agit de concevoir l'Europe de demain, l'effondrement du système soviétique, depuis la fin de la division de l'Europe entre deux blocs. L'idée que nous avons de l'avenir du continent européen est partagée entre les Américains et les Français. Il en va de même dans les relations avec la Russie. Quelle place faut-il faire à la Russie de demain ? Comment l'aider dans ses efforts, dans son parcours vers des institutions démocratiques, une économie de marché ? Je constate que la vision américaine et française est extrêmement proche, pour ne pas dire franchement la même. Au Moyen-Orient, région stratégique, je vois là aussi que les Français et les Américains ne sont pas en opposition. Ils poursuivent le même objectif pour parvenir à la paix entre Israël et ses voisins.
Nous avons pu paraître parfois en compétition. En réalité, ce n'est pas la bonne vision des choses. Nous pouvons travailler ensemble. Chacun peut apporter à l'autre. Il y a une valeur ajoutée mutuelle et nous reconnaissons l'importance de l'engagement américain, l'efficacité de la politique américaine, tout ce qui a été imputable, dans le bon sens du mot, aux gouvernements américains successifs pour faire avancer le processus de paix. Je pourrais faire la même analyse s'agissant de l'évolution de l'Asie, sur les relations avec la Chine, la Russie ; nous avons une vision commune des choses. Français et Américains partagent globalement la même vision du monde futur.
Il est vrai que sur certains sujets, nous pouvons avoir des différences d'appréciation.
Mais la troisième observation que je voudrais faire c'est que lorsque les Français et les Américains travaillent ensemble, les résultats sont toujours excellents. C'était d'ailleurs la première chose que Warren Christopher m'avait dite lorsque nous nous sommes rencontrés la première fois. C'était aux Pays-Bas pour cette première réunion du Groupe de contact sur la Yougoslavie à laquelle j'ai participé, fin mai ou début juin 1995, à un moment de très haute tension dans la région puisque il y avait des tirs contre la population de Sarajevo. La France avait pris l'initiative de cette rencontre du Groupe de contact au niveau ministériel. Nous avions eu une conversation. Warren Christopher et moi, à ce moment-là et il m'avait dit : lorsque la France et les Etats-Unis sont ensemble, vous verrez, ça marche toujours très bien. C'est un fait. Ce qui prouve que, de part et d'autre, nous avons intérêt à travailler ensemble. Je peux vous en donner des exemples. A l'OMC à Singapour, il y a quelques jours, la communauté internationale s'est entendue, la France et les Etats-Unis avaient un point de vue commun sur une bonne partie des sujets et nous avons réalisé ensemble ce que nous souhaitions. Je peux de la même façon citer comme très positif le fait que nous ayons travaillé ensemble depuis une semaine sur la question du choix d'un nouveau Secrétaire général de l'ONU.
En effet, il y a des sujets sur lesquels nous pouvons être en désaccord. C'est normal. Nous sommes de vieux amis qui ont la même vue du monde et qui se reconnaissent des intérêts à travailler ensemble. Rien n'empêche que de vieux amis puissent avoir des sujets de divergences, de différences. L'amitié ne dispense pas de certaines différences. Je crois que si nous voulons avoir une relation franco-américaine qui soit, à la fois dense et fondée sur le principe d'amitié, cela ne dispense pas de constater que sur tel ou tel point nous ayons des différences d'appréciation, des différences d'intérêts. Le tout est que nous sachions gérer ces différences de façon calme et lucide. Que nous ayons à la fois le sang froid et la détermination pour arriver à trouver des solutions appropriées aux problèmes qui se posent. C'est l'attitude de la France, c'est celle que je recommande. Si on veut faire le tour du monde et considérer que tout est conflit, ce n'est pas vrai. Aujourd'hui il y a un sujet qui est mis en exergue qui est le commandement Sud de l'Alliance atlantique dont je peux vous dire un mot pour un peu illustrer la méthode que je viens d'évoquer devant vous. En fait, quand on regarde ce qui s'est passé dans la rénovation de l'Alliance atlantique, on est plutôt frappé par les progrès accomplis que par les difficultés rencontrées.
C'est en 1994, j'espère ne pas me tromper d'année, que l'Alliance atlantique a décidé sa rénovation, constatant que la situation avait changé, que la confrontation d'hier n'était plus l'actualité. On avait deux solutions au fond : on aurait pu très bien dire que l'Alliance qui avait été conçue dans un monde passé n'avait plus de raison d'être. Ce n'est pas ce que les gens de l'Alliance ont décidé à l'époque, ils ont décidé de la maintenir, de maintenir naturellement l'article 5 qui est l'article qui assure la protection collective de chacun des Etats membres. Il a été convenu, d'une part de donner de nouvelles missions complémentaires à l'Alliance, ce sont les missions de Petersberg, en gros des missions de maintien de la paix, et d'autre part de rénover la structure interne de l'Alliance afin d'y faire apparaître, dans les meilleures conditions, l'identité européenne de défense : c'est-à-dire faire en sorte que l'Europe prenne une plus grande part de responsabilité dans les structures et le fonctionnement interne de l'organisation militaire de l'Alliance. En réalité, cela n'a pas été suivi de faits. Il ne s'est pas passé grand-chose, et en décembre 1995, je suis allée devant le Conseil de l'Alliance atlantique. A cette occasion, j'ai proposé deux choses : j'ai dit d'abord que la France allait, comme un geste de bonne volonté, entrer dans le comité militaire de l'Alliance. Deuxièmement, nous avons proposé de travailler sérieusement sur la rénovation et la restructuration militaire de l'Alliance pour que l'Europe y joue un plus grand rôle et nous avons annoncé que si on y parvenait, la France était alors prête à reprendre toute sa place dans cette Alliance-là, qui serait forcément une Alliance nouvelle. Et j'ajoute très clairement dans l'Alliance ancienne, nous n'y étions pas. Dans l'Alliance nouvelle, nous sommes prêts à prendre notre place.
C'est ce à quoi on a travaillé pendant le premier semestre 1996 jusqu'à la réunion ministérielle de Berlin, où nous avons adopté les principes de cette rénovation de l'Alliance. C'est un document assez détaillé, mais qui est un document de principes tout à fait intéressant, et objet de discussions très importantes, très longues, parfois très serrées entre experts. A mon avis, cette réunion de Berlin a été un succès.
Ensuite, il faut passer des principes à leurs modalités, à leur application. C'est ce que nous faisons depuis Berlin. Beaucoup de points ont été réglés, je ne vais pas vous ennuyer avec les détails techniques, mais beaucoup de questions pratiques ont été réglées : les questions des forces multinationales, leur commandement, la question de la chaîne de commandement à l'intérieur de l'OTAN, les modalités pratiques de ce que nous avons appelé le système de forces détachables mais non détachées, une sorte de « poupée russe » dans laquelle la structure européenne serait à l'intérieur et serait tenue détachée, au cas où il y aurait une intervention européenne de l'OTAN sans participation américaine.
C'est un problème sur lequel les spécialistes ont travaillé, on a fait beaucoup de progrès. On n'a pas tout réglé, car on n'a pas réglé notamment cette affaire du commandement Sud.
Si je donne cette explication un peu détaillée, c'est parce que je voudrais essayer de vous inciter à considérer tout ce qui a été fait, qui est un travail remarquable, et à considérer aussi que ce n'est pas fini. En réalité cette rénovation de l'Alliance doit être conclue au sommet de l'Alliance qui a été prévu les 8 et 9 juillet prochain à Madrid et c'est à cette occasion, dans ce calendrier-là, que l'on doit parapher l'oeuvre de rénovation interne de l'Alliance.
Pour l'instant, il n'y a pas d'accord : ce n'est pas encore un désaccord, attendez de voir, laissez travailler les experts, laissez réfléchir les politiques, laissez chacun jouer son rôle. On est dans une phase de réflexion de travail, de négociations. Je le répète, nous avons déjà fait beaucoup de choses, on n'a pas tout fini, nous allons bien voir. Je ne vois pas, en tout cas, l'intérêt, qu'il y aurait à monter en épingle ce qui n'est pas un conflit et qui est encore un sujet de discussions.
Q. : Dans quelle direction s'oriente-t-on ?
R. : J'espère dans la bonne. Nous cherchons à analyser ensemble, ce que sont les relations franco-américaines. Je veux simplement dire que sur la base des quatre règles que je vous ai proposées, nous pourrions rappeler les quatre piliers de la sagesse franco-américaine. Quand il y a des problèmes, il faut les prendre avec la volonté de les résoudre plutôt qu'avec l'idée de les mettre en exergue. Est-ce qu'il y a une solution à cette question ? De quelle nature elle doit être ? Nous avons quelques mois devant nous.
Q. : Lorsque le président de la République, à la télévision nationale, semble indiquer que l'un des objectifs de la diplomation française, de la politique étrangère, est de contrer l'hégémonisme américain, est-ce qu'il n'est pas compréhensible que, vu de Washington, cela apparaisse comme une indication de défiance, de méfiance, d'irritation, et non pas une protestation d'amitié franche et sans nuage ?
R. : Nous sommes dans un monde nouveau. Qu'y a-t-il de neuf ? Il me semble qu'il y a deux choses. Et ces deux choses ne vont pas dans le même sens. D'un côté, il y a un fait majeur, naturellement, qui est la disparition de l'Union soviétique comme grande puissance, et donc, c'est une situation dans laquelle il semble n'y avoir qu'une seule puissance dominante : les Etats-Unis. C'est un fait que nous reconnaissons volontaires.
Il y a un autre mouvement auquel il faut être attentif. C'est ce vaste mouvement du monde dans lequel toute une série de pays, dont on aurait peu parlé il y a vingt ans et qui sont maintenant en train de prendre leur place autour de la table et pèsent de plus en plus lourd. On peut en citer beaucoup : la Chine vivait en retrait, enfermée dans son monde clos. Elle a clairement décidé de prendre sa place dans la communauté internationale. En Asie du Sud-Est, on peut voir dans l'Indonésie, septième pays par la population, au rythme de croissance de 10% par an, une puissance. La particularité du continent de l'Amérique latine, c'est qu'il a trouvé sa stabilité politique et qu'il commence à connaître une phase de développement. Donc, ces pays-là veulent exister, ils veulent prendre leur place à la table du monde.
Ces deux mouvements, d'un côté le rôle dominant des Etats-Unis, de l'autre émergence de nombreux pays qui ont envie de prendre leur propre place au soleil, sont des mouvements contradictoires. C'est ce qui fait que, dans le monde, il y a une aspiration à ce qu'il est convenu d'appeler un monde multipolaire. Nous ne voulons pas gérer cette évolution naturelle du monde sous la forme d'un conflit avec les Américains. Par contre, nous cherchons à rendre attentifs nos amis américains au fait que cette communauté internationale se transforme, évolue et d'une certaine façon veut vivre sa vie.
De plus en plus, nous serons les uns et les autres insérés dans des règles librement convenues entre nous. L'Union européenne est pour nous un ensemble de règles que nous acceptons, souvent par détermination, souvent par volonté. C'est souvent l'Union européenne qui exprime les points de vues vis-à-vis des Etats-Unis. Cela a été le cas pour les lois Helms-Burton et d'Amato : et ce n'est pas seulement la France d'ailleurs, c'est aussi l'Union européenne.
Q. : Vous disiez tout à l'heure qu'entre les Etats-Unis et la France, travailler ensemble ça marche bien. Est-ce que quand les Etats-Unis travaillent tout seuls, cela marche moins bien ?
R. : Quand la France et les Etats-Unis ne travaillent pas ensemble, cela marche moins bien en effet. Pour les problèmes que nous avons en commun en tout cas, il est bon que nous travaillons ensemble. Je vais prendre un exemple. Un dossier sur lequel nous sommes très bien ensemble, c'est la Bosnie-Herzégovine. Nous travaillons bien, non seulement d'ailleurs avec les Américains mais aussi avec les Britanniques, maintenant avec les Allemands. C'est vrai que cela marche bien.
Q. : Les Etats-Unis tous seuls, cela ne vous fait pas un peu peur de les voir gérer les affaires du monde ?
R. : De toute façon, gérer les affaires du monde, cela concerne le monde entier.
Q. : On comprend bien la raison de la France pour désamorcer la crise, et néanmoins on aimerait bien comprendre l'attitude des Américains qui n'ont pas hésité à utiliser « le mensonge » ou « la fabrication d'éléments » qui n'ont pas existé pour arriver à leur fin. Quel est l'objectif des Américains, qu'est-ce qui s'est passé ?
R. : Si votre recherche donne des résultats, venez me voir. Je suis comme vous. Je me pose les mêmes question que vous. Je n'ai pas de réponde. Tout ce que je constate c'est que je suis venu à Washington aujourd'hui et que ma conversation avec Warren Christopher a été chaleureuse, que les déclarations faites par le porte-parole américain l'ont été également, les miennes aussi d'ailleurs. Bref, comme le porte-parole du Quai d'Orsay l'a dit, il y a déjà trois jours, l'incident est clos.
Q. : Quelle a été l'objectif des Américains dans le coup de torchon entre Paris et Washington ?
R. : Si jamais vous aviez l'information, venez me voir. Si j'en savais plus, je le dirais. Je n'en sais pas plus. Mon désir le plus profond n'est pas simplement la recherche de la vérité, c'est aussi l'efficacité.
Q. : On n'a pas très bien compris comment les Etats-Unis et la France ont travaillé ensemble sur la question du Secrétaire général des Nations unies. Cela nous a échappé.
R. : Revenons sur l'affaire du Secrétaire général de l'ONU. Parce que j'ai l'impression qu'il est bon que je m'explique un peu mieux. C'est un fait, nous avons eu un désaccord clair et net sur la personne de M. Boutros-Ghali. Nous étions favorables au renouvellement de son mandat. Nous apprécions, et nous continuons d'apprécier d'ailleurs, à la fois la stature personnelles de Boutros Boutros-Ghali, et je dirais la proximité personnelle de M. Boutros-Ghali avec la langue et la culture françaises. Enfin, nous avons apprécié la façon dont il a assumé ses responsabilités de Secrétaire général de l'ONU, et en particulier les réformes qu'il a commencé de mettre en oeuvre et dont l'organisation internationale a besoin.
Sur ce point, il y avait un désaccord entre nous. Les Américains disposent d'un droit de veto. C'est un fait. Nous aussi d'ailleurs. Chaque membre permanent de l'ONU dispose d'un droit de veto. Nous y sommes, comme les Américains, attachés. C'est un droit essentiel. Les Américains en ont fait usage. Nous avons essayé jusqu'au bout de les en dissuader. Nous n'avons pas réussi. Nous en avons pris acte. Et j'ai appelé Mme Albright lundi pour lui dire que, maintenant, nous nous efforcions de travailler ensemble dans le respect de nos intérêts respectifs, pour faire en sorte de trouver dans la semaine un Secrétaire général. Il y avait plusieurs candidats africains. Il aurait pu n'y avoir qu'un seul. La chose aurait été plus simple. Il y en avait quatre et il y en avait quelques-uns qui se profilaient à l'horizon. Nous avons, dans tous les votes informels, défendu, par préférence, des candidats issus de pays avec lesquels nous avons des liens particuliers. Il s'est avéré au fil des votes que M. Kofi Annan recueillait sensiblement plus de voix que les autres candidats, lesquels se sont retirés.
M. Boutros Boutros-Ghali avait suspendu sa candidature, les autres candidats se sont retirés et il restait M. Kofi Annan. Nous aurions pu exercer notre droit de veto. Nous ne l'avons pas fait et nous avons, après en avoir parlé avec le gouvernement américain, et après nous être entretenus avec M. Kofi Annan, décidé d'apporter notre soutien à M. Kofi Annan dont nous avons fait notre candidat. C'est ainsi que M. Kofi Annan a été élu Secrétaire général de l'ONU.
Q. : En novembre, les Etats-Unis étaient isolés par 14 voix contre 1. En décembre, la France était totalement isolée par 14 contre 1.
R. : Ce sont vos propres calculs. Les votes non officiels qui ont eu lieu dans cet exercice préparatoire sont non officiels. Il n'est pas nécessaire de commenter cela. Nous avons, au cours de cette semaine, travaillé à faire en sorte que puisse se dégager un consensus au Conseil de sécurité autour d'un candidat africain. Nous avions des objectifs simples. Tout le monde les connaissait. Nous voulions un candidat africain. Nous ne voulions pas qu'un veto américain sur la personne de M. Boutros Boutros-Ghali puisse se retourner contre le continent africain. Nous voulions que ce soit un candidat qui puisse appliquer pleinement la résolution n°2 du Conseil de sécurité, qui déclare comme langue de travail de l'ONU, le français et l'anglais. Nous cherchions quelqu'un qui ait une pratique du français et qui prenne des engagements de l'appliquer dans le fonctionnement des méthodes de travail. Et troisièmement, nous cherchions quelqu'un capable d'assurer les fonctions et en particulier de poursuivre l'oeuvre de réforme entreprise par M. Boutros Boutros-Ghali. Je vous rappelle que c'est un sujet important pour l'avenir de l'ONU. Voilà, aux termes de cette semaine de discussions, internes au Conseil de sécurité, nous sommes convenus que la candidature de M. Kofi Annan était une candidature que nous pouvions soutenir.
Q. : La France semble avoir émis des doutes sur la capacité de M. Annan à pouvoir effectuer cette réforme profonde tant souhaitée par les Etats-Unis, étant donné que c'est un homme du système ?
R. : Et par nous ! Je répète que nous attachons beaucoup d'importance à la réforme de l'ONU, car nous croyons que c'est un fait très nécessaire pour améliorer l'efficacité de l'organisation internationale.
Q. : Et vous pensez qu'Annan est l'homme de la situation ?
R. : Je pense que, parmi les candidats disponibles, il était celui qui était susceptible de remplir ces qualités et M. Kofi Annan désormais peut compter sur le soutien de la France pour mener à bien les lourdes responsabilités qui sont désormais les siennes.
Q. : Son français vous paraît acceptable ?
R. : Oui. C'est un homme qui parle français et qui a une proximité avec la culture française qui n'est pas contestable. C'est fort sympathique.
Q. : Sur l'OSCE ?
R. : Quel est le problème de l'OSCE ? Comment cela se pose ? Nous pensons que dans l'architecture européenne de sécurité, il y a d'un côté la rénovation de l'Alliance, de l'autre l'élargissement de l'Alliance et enfin, le rôle propre que peut jouer l'OSCE comme lieu de rencontre, le lieu de règlement d'un certain nombre de tensions, de conflits comme la seule instance où se trouve la totalité des pays européens présents autour de la table. Nous pensons, en effet, qu'il est très important que l'OSCE puisse se renforcer et développer son rôle.
C'est ce qui a été prévu à Lisbonne, puisque deux décisions importantes ont été prises au Sommet de l'OSCE : d'abord, l'ouverture des négociations, – le mandat donné pour renégocier le Traité sur les forces conventionnelles en Europe pour tenir compte du fait que le Traité avait été négocié de bloc à bloc et que désormais il fallait l'adapter à une situation, pays par pays. – et deuxièmement, la décision prise sur le projet d'une Charte européenne s'inspirant de l'idée d'un modèle européen de sécurité qui doit permettre dans les mois à venir, je l'espère, d'aboutir, en tout cas d'engager, entre les pays membres de l'OSCE, cette organisation générale de la sécurité en Europe. ?
Il y aura néanmoins des pays qui ne sont ni la Russie ni membres de l'Alliance et qui ont besoin de réponses à leurs questions de sécurité. Et nous n'aurons résolu la question de sécurité en Europe, c'est-à-dire créer une situation stable pour la génération qui vient, qu'à partir du moment où nous aurons apporté des réponses satisfaisantes à chacun des pays du continent européen sans exception. D'où la nécessité d'avoir un lieu, un cadre général où tout le monde se retrouve. Nous pourrons pourra aborder l'ensemble de ces questions. Voilà l'enjeu. Nous ne sommes pas limité à 54 pays membres. Il y eu donc des négociations là aussi, complexes, techniques, serrées. Nous avons adopté une déclaration qui, je crois, satisfait tout le monde. En tout cas, elle fait la synthèse des préoccupations des uns et des autres, qui avancent sur les deux points centraux que j'ai évoqués. Il n'y a pas eu à l'OSCE de confrontation franco-américaine. De grâce, ne nous voyez pas confrontation partout. Il n'y a pas de fantôme.
Q. : Est-ce qu'il vous semble que le tandem Albright-Cohen peut être l'occasion de relations différentes entre la France et les Etats-Unis ?
R. : C'est un grand sujet que vous évoquez là. Celui de savoir si dans les relations internationales, c'est le poids des faits ou le poids des hommes, qui pèse le plus, les réalités qui s'imposent, la continuité qui tient à la géographie, l'histoire ou bien les hommes et les femmes qui sont là, qui peuvent infléchir le cours des événements…
Quand je suis arrivée au quai d'Orsay, je n'avais pas de réponse à cette question, naturellement. Plus je vais et plus je m'aperçois qu'en réalité, c'est impossible de répondre à cette question parce que les deux sont profondément vrais.
C'est vrai qu'il y a une logique de la géographie et de l'histoire et vous n'y pouvez rien. C'est d'ailleurs probablement ce qui explique que, par exemple, quand les gouvernements changent et que les majorités changent, en France comme ailleurs, la politique étrangère garde une certaine constance. En même temps, vous ne pouvez pas empêcher que la façon de faire, le style, les préoccupations, les tempéraments aient une influence non négligeable.
J'observe, par exemple, entre le président Clinton et le président Chirac une vraie chaleur humaine, une proximité de tempérament et de caractère qui font qu'ils s'appellent facilement au téléphone, se comprennent. Je crois que ce sont des hommes qui sont, par-delà l'Océan atlantique et par-delà les différences qu'il peut y avoir, naturellement proches. Cela ne suffit pas à effacer les différences.
Tout cela pour en venir à Mme Albright et à M ; Cohen. Je connais Mme Albright, je connais M. Cohen. Naturellement, je verrai partir M. Christopher avec mélancolie, mais je me prépare à travailler avec Mme Albright avec enthousiasme. En vous inspirant de ces quatre piliers de la sagesse franco-américaine, j'espère que ces nuages apparus, on ne sait d'où, disparaîtront comme les orages, très vite, et laisseront place au beau fixe.
Q. : Quand on est dans un tel climat, quand on est dans une telle atmosphère, est-ce qu'il y a des recettes pour arriver à mieux se faire comprendre ?
R. : D'abord, je pense que la première chose et qu'il faut se parler. Il ne faut pas laisser les mauvaises pensées s'installer. Ensuite, tous ceux qui sont ici m'excuseront mais il faut se méfier de ses collaborateurs, et donc il faut s'occuper soi-même de rétablir le contact. Je pense que la franchise entre les hommes est très utile et si on a l'impression que quelque chose s'est passé et qu'on n'a pas vu, il faut vite le corriger.
Q. : Je ne vais pas vous forcer à dire des choses désagréables sur les Américains. Pouvez-vous m'expliquer pourquoi les relations franco-américaines, dérapent si vite en quelque sorte ?
R. : La France existe. Elle a toujours marqué cette détermination à exister. C'est toujours un sujet d'observation intéressant. Nous sommes une nation parmi les plus importantes du monde. Nous somme la 4ème puissance exportatrice. Nous sommes la 4ème puissance économique.
Il me semble que parfois les Français sous-estiment leur poids dans le monde. Je vois maintenant la France plus souvent du dehors que du dedans. En tout cas, aussi souvent de dehors que du dedans. Quand je suis à l'intérieur, je vois une France inquiète devant les changements du monde. Quand je suis à l'extérieur, je vois des partenaires en face de moi qui ont une considération pour notre pays et le regard que le monde porte sur nous me frappe. Ce n'est pas un regard banal. Ils ne nous voient pas comme un pays de 58 millions d'habitants parmi d'autres. Le monde jette sur la France un regard original. Cela vient de notre histoire. Cela vient des idéaux dont nous avons été porteurs. Cela vient sans doute de la Révolution française. Il y a toute une série de choses qui font que nous sommes un peuple qui porte des valeurs et une culture unanimement respectées.
Nous avons au cours des vingt dernières années réussi, plus ou moins, à imposer aussi l'idée que nous étions aussi un pays moderne et puissant avec une technologie avancée. Le monde nous regarde avec envie et, au fond, avec pas mal d'admiration.
C'est cette contradiction entre une France inquiète d'elle-même et un monde qui la prend en considération : voilà ce que je remarque le plus aujourd'hui.
Alors cela nous ramène aux relations franco-américaines. Cette volonté française d'exister, qui ne s'arrêtera pas naturellement provoque, c'est possible de temps en temps des irritations. A chacun d'y mettre du sien. J'ai reçu tout à l'heure des journalistes américains et je leur ai dit : « vous avez des intérêts et vous les défendez. Nous avons des intérêts et nous les défendons. C'est respectable. Simplement, cherchons à gérer cela de façon moins passionnelle. Aimons nous. C'est important ». Et si nous nous regardons les yeux dans les yeux, on s'apercevra en réalité que la quasi-totalité des problèmes est susceptible d'avoir une solution. Quand on est en compétition, et bien on est en compétition. Après tout, nous avons des Airbus et ils vendent des Boeings. Ils font tout ce qu'ils peuvent pour vendre des Boeings, et non sans succès. Nous faisons tout ce que nous pouvons pour vendre nos Airbus. C'est la vie et il ne faut pas en faire un drame. Il faut que cela soit stimulant. Les Américains ont ce goût de la compétition. A nous, Français, la compétition fait le plus grand bien.
Q. : Que vous inspire la fusion Boeing/McDonnel Douglas ?
R. : Ce dont je me réjouis avant tout, c'est de constater qu'en 1996, Airbus a connu de très grands succès. Merci beaucoup
Entretien du ministre des Affaires étrangères, M. Hervé de Charrette, avec « France 2 » (Washington, 16 décembre 1996)
Q. : Monsieur le Ministre, comment vont les relations entre la France et les Etats-Unis ?
R. : Je crois qu'elles vont bien, qu'elles vont même très bien et que les mauvaises impressions qui se sont répandues ces derniers jours à la suite de diverses déclarations ont été dissipées et appartiennent au passé. Nous avons, M. Christopher et moi, travaillé aujourd'hui ensemble la main dans la main pour venir en aide à la reconstruction du Liban, et tout cela a été très chaleureux, très sympathique.
Q. : D'où viennent ces différences de vues ?
R. : Je crois qu'il ne faut pas chercher à comprendre les incidents malheureux d'ailleurs pour lesquels la France n'avait apporté aucune contribution, loin de là. Il faut regarder l'avenir. L'avenir est positif. La France et les Etats-Unis ont beaucoup d'intérêts communs, ont une vision du monde pour l'avenir qui est la même, une très vieille amitié qui repose sur deux siècles de proximité. Bref, il faut regarder devant soi. Il y a de temps en temps des sujets sur lesquels nous n'avons pas la même analyse, le même point de vue. Il faut en parler franchement, comme peuvent en parler deux amis. Après tout, on peut être très bons amis, de vieux amis et de temps en temps ne pas être du même avis, il n'y a rien à cela de choquant, il y a les intérêts de la France. Il y a les intérêts des Etats-Unis. Et bien, il faut s'expliquer, il faut qu'on se parle. C'est ce que nous avons fait jusqu'à présent et ce que nous continuerons à faire avec l'idée maîtresse que nos deux pays ont beaucoup à faire pour participer ensemble à ce vaste changement du monde.
Q. : Warren Christopher vous a tendu la main aujourd'hui ?
R. : Mais bien sûr. Nous avons eu un apparté, une conversation très amicale.
Q. : Vous avez fait part de cette incompréhension ?
R. : Je ne lui en ai pas parlé mais je lui ai mis un petit mot pendant la conférence pour lui dire que je tenais à le remercier et nous sommes tombés d'accord là-dessus.
Q. : Il s'agissait d'une mauvaise interprétation ?
R. : Sans doute, oui. Sans doute. Parce que franchement, du côté français, nous n'avons aucune part de responsabilité dans tout ça.
Entretien du ministre des Affaires étrangères, M. Hervé de Charrette, avec les radios françaises (Washington, 16 décembre 1996)
Q. : Ce matin, Monsieur le Ministre, vous étiez à la réunion du Groupe des amis du Liban aux côtés du Premier ministre du Liban et de M. Warren Christopher. Qu'est-ce qui s'est passé ?
R. : Il s'est passé ce qui se passe dans ce genre d'événement, d'une façon naturelle. Nous nous sommes serrés la main, chaleureusement. Je ne vois pas de quoi en faire un événement. C'est naturel. M. Christopher et moi nous travaillons ensemble depuis 18 mois. Je crois que nous nous entendons bien et j'ai bien l'intention de continuer.
Q. : On nous a dit qu'il avait serré la main au Premier ministre du Liban et à vous seulement.
R. : Oui, il n'a pas fait le tour de la table. C'est vrai. Cela prouve que nous avons de bons rapports et c'est donc une bonne nouvelle.
Q. : Les incidents sont clos. Le mauvais climat est dissipé.
R. : Tout ça a été je crois inutilement grossi. Je rappelle que la France et les Etats-Unis sont deux vieilles nations qui ont des liens très profonds. Nous étions les premiers à soutenir l'indépendance des Etats-Unis. Les Américains sont venus nous aider à reconquérir notre liberté deux fois pendant ce siècle. Nous avons ensemble beaucoup d'affinités, de proximité et ce qui est vrai pour hier, est vrai pour demain. Nous avons sur beaucoup de sujets la même vision du monde demain économique. C'est la vie. Tout cela ne doit pas empêcher de faire ne sorte que l'amitié franco-américaine et nos relations soient fortes et étroites.
Q. : Comment expliquez-vous la récente agressivité américaines à travers la presse, à travers les déclarations même de certains porte-parole ici à Washington ?
R. : Je n'ai pas d'explication. Pour moi le plus important, c'est de regarder vers l'avenir et de voir que tout ça appartient au passé.
Q. : Comment voyez-vous vos relations avec Mme Albright ? Seront-elles plus chaleureuses qu'avec Warren Christopher ?
R. : Avec M. Warren Christopher, elles ont été chaleureuses et j'espère bien qu'elles le seront avec Mme Albright.
Q. : Comment définissez-vous vos relations avec M. Christopher ?
R. : Je verrai partir M. Christopher avec nostalgie et je verrait arriver Mme Albright avec enthousiasme.
Q. : Vous avez dit, M. le ministre, qu'il faut se méfier parfois de ses collaborateurs. Est-ce que c'est de ce côté-là qu'il faut chercher l'explication de certains incidents de la semaine dernière ?
R. : Cherchez où vous voulez. Moi je travaille à faire en sorte qu'entre Américains et Français nous soyons la main dans la main et nous regardions l'avenir. C'est ce que j'ai fait durant cette journée.
Q. : Simplement, est-ce que nous sommes un peu plus la main dans la main sur la question du Proche-Orient ? Puisque c'était le sujet du jour et que l'Europe et la France voudraient bien avoir la valeur ajoutée comme vous dites au processus de paix.
R. : Vous savez cette région est une région stratégique pour les Etats-Unis. Bien entendu, c'est une région stratégique pour nous, les Européens. Et de ce point de vue, ce que je vous dis là, tous les pays européens le partagent et par exemple nos amis italiens et espagnols le pensent profondément. Donc, nous sommes tous intéressés à travailler ensemble à retrouver la voie de la paix entre Israël et ses voisins. C'est vous dire qu'Américains et Français en particulier doivent travailler la main dans la main. Aujourd'hui même, M. Christopher a rappelé que pour le Sud Liban nous avions réglé le problème en créant ensemble un groupe de surveillance qui est co-présidé par les Etats-Unis et par la France. C'est l'image même du travail que nous pouvons faire ensemble et de ce que nous avons fait au Liban. J'espère que nous pourrons le faire de façon encore plus approfondie dans les mois qui viennent.
Q. : L'Afrique et les divergences…
R. : Non, il n'y a pas de compétition franco-américaine en Afrique. Le problème de l'Afrique c'est le développement et comme vous le savez nous travaillons à faire en sorte que le plus grand nombre de pays possible apporte leur aide à ces pays qui ont besoin du concours des pays riches pour leur développement.
Q. : Les Français prêtent 200 millions de dollars au Liban ?
R. : 1 milliard de francs
Entretien du ministre des Affaires étrangères, M. Hervé de Charrette, avec « RTL » (Paris, 18 décembre 1996)
Q. : Que pensez-vous de la situation au Pérou, 200 otages dont un diplomate français ?
R. : En effet, notre ambassadeur était à cette manifestation qui était organisée dans l'ambassade du Japon pour la Fête nationale japonaise. Il a réussi à partir pratiquement au début de cet incident. Nous avons un diplomate qui se trouve parmi les prisonniers, c'est vous dire que nous suivons cette affaire de très près et que nous considérons naturellement les autorités du pays responsables de la sécurité de citoyens.
Q. : Nous allons évoquer, avec vous, le récent psychodrame franco-américain. Vous arrivez de Washington, vous avez tenté d'aplanir le différend, la mauvaise humeur, la colère même du Département d'Etat
R. : Je ne suis pas allé à Washington pour cela.
Q. : Officiellement, c'était les « Amis du Liban » ?
R. : Ce n'est pas officiellement, c'est très concrètement. Il y avait une réunion, qui est d'ailleurs la suite de la crise d'avril dernier. Nous avons, à l'époque, créé un Groupe des amis du Liban pour aider à la reconstruction. J'avais promis d'y aller, d'ailleurs, à la demande personnelle de M. Christopher et du Premier ministre libanais. Je m'y suis rendu, comme vous le savez et j'ai annoncé une importante contribution française, près d'un milliard de francs pour soutenir la reconstruction du Liban, à condition bien entendu que cet argent serve aux entreprises françaises.
Q. : Alors, la poignée de main avec Warren Christopher, l'homme qui ne riait pas beaucoup, il ne rit jamais ?
R. : Si, quand même de temps en temps, mais la question n'est pas là. On s'est serré la main. Vous n'imaginez quand même pas que deux ministre des Affaires étrangères pourraient se faire la tête. Ce n'est pas en tout cas dans mes habitudes. Je suis d'un tempérament plutôt aimable et gentil.
Q. : Pourquoi si vous êtes aimable et gentil, n'étiez-vous pas à l'hommage rendu par le Secrétaire général de l'OTAN et qui a provoqué la semaine dernière, mardi après-midi la colère puisque Warren Christopher, on va le rappeler a quitté ses fonctions ?
R. : Oui, tout cela est totalement faux de A à Z. Pas un mot de vrai, c'est dont une fabrication totale, un événement constitué à partir de rien, et sans doute destiné à créer un problème entre nos deux pays. Il doit y avoir, aux Etats-Unis comme ailleurs, des forces du conservatisme qui ne voient pas d'un bon oeil la rénovation de l'Alliance atlantique et qui ne voient pas non plus d'un bon oeil un rôle accru de notre pays dans cette Alliance comme nous l'avons suggéré.
Q. : Mardi dernier, quand M. Solona a rendu hommage à Warren Christopher, étiez-vous ou non présent dans la salle ?
R. : Je dis que tout cela était faux car j'ai lu dans la presse américaine, habituellement informée et solide, qu'il y avait eu un déjeuner au cours duquel il y avait eu un toast officiel porté par le Secrétaire général de l'Alliance, M. Solana, et que je m'étais levé, ostentatoirement pour m'en aller, cédant la place à l'ambassadeur de France. C'est faux, il n'y a rien eu du tout d'ailleurs, pas d'hommage, pas de toast et je suis resté durant tout le déjeuner qui d'ailleurs fut fort sympathique. Ensuite, il y a eu un dîner, je n'y étais pas. J'étais à Paris. Il n'y a pas eu de toast au dîner. On a dit que cela s'était passé dans le hall, il y a un hall en effet, je peux confirmer au moins cette information qui est vrai. Il y a un hall mais il n'y a pas eu de toast dans le hall, pas de manifestation organisée, rien de tout cela.
Donc, je répète, tout est faux. D'ailleurs, le plus extraordinaire, c'est que le porte-parole américain, rendant compte des travaux de la journée s'est félicité du – je cite – : « nice statement of M. de Charrette ». Cela veut dire : des phrases aimables prononcées par M. de Charrette à l'égard de M. Christopher. Ensuite, cela a disparu, on ne va pas faire toute une histoire de cette affaire, on tourne la page, il y a eu une vilaine affaire, un coup pour tout dire.
Q. : Un coup qui traduit quand même un malaise des relations encore Paris et Washington.
R. : Mettons un peu d'ordre dans les choses. Tout cela est effacé. On n'en parle plus. J'ai vu M. Christopher, on s'est serré la main aimablement, comme cela va de soi d'ailleurs. Je vais vous dire, j'ai beaucoup de considération pour M. Christopher qui a été un très bon Secrétaire d'Etat, à mon avis, pour les Etats-Unis, qui a très bien défendu les intérêts de son pays, qui avait une grande énergie personnelle. Je ne pense que du bien de M. Christopher.
Q. : D'ailleurs, vous lui avez offert des livres ! Les cinq prix littéraires lorsqu'il est venu à Paris ? Certains disent que c'étaient des livres de poche.
R. : Ce n'était pas les livres de poche. C'était les prix littéraires donnés le jour même, le Goncourt qui avait été donné l'après-midi, et quand j'ai reçu M. Christopher à dîner, j'ai dit, cela va vous faire plaisir sans doute, c'est le prix Goncourt de l'année. Cela m'aurait très plaisir si on me l'avait offert, même en anglais.
Q. : Oui, parce que sur le fond, il ne parle pas encore très bien le français.
R. : On a toujours des amis à qui cela fait plaisir.
Q. : Sur le fond, il y a quand même un différend franco-américain. Le Secrétaire général de l'ONU, Boutros Boutros-Ghali, dont la France souhaitait voir poursuivre le mandat, les Etats-Unis ne voulaient pas en entendre parler. La France souhaitait voir le commandement Sud revenir à un Européen. Il y avait également des rivalités sur l'Afrique.
R. : On efface en effet ce qui n'était qu'une vilaine affaire et on parle des choses sérieuses et je voudrais vous dire à ce sujet trois choses. Nous sommes d'abord les plus anciens amis des Etats-Unis. Nous sommes alliés des Américains depuis que les Etats-Unis existent. Nous avons aidé les Américains à conquérir leur indépendance… Ils sont nos mais les plus chers car ils nous ont aidé à retrouver notre liberté deux fois durant ce siècle et notamment au cours de la Deuxième guerre mondiale, on était bien content de les voir débarquer en France. Et au péril et au sacrifice de beaucoup de soldats américains qui sont morts pour nous. Nous n'oublions pas cette amitié profonde.
Deuxième chose : nous avons ensemble une vision commune du monde d'aujourd'hui : Ce n'est pas seulement le passé, l'amitié, c'est le futur si je regarde la vision que les Américains ont du monde nouveau qui est devant nous en Europe, en Asie.
Q. : En Afrique, on a vraiment la même vision ? En Europe aussi ?
R. : Oui, bien entendu, dans l'ensemble oui. On a des différends mais dans l'ensemble, on a d'abord pour l'essentiel une vision commune du monde. On a des différences car les Etats-Unis sont un grand pays, le plus grand pays du monde, et nous ne sommes pas le plus grand. Nous ne nous prenons pas pour ce que nous ne sommes pas, mais nous avons nos idées sur les choses et nous défendons nos intérêts. J'ai rencontré les Américains et je leur ai dit : « business is business ». Vous avez vos intérêts, nous avons les nôtres. Ils comprennent bien cela.
Nous avons des différences sur des sujets qui sont importants et nous voulons pouvoir en parler, pouvoir discuter, être écoutés.
Q. : Quand vous dites « différend », vous reconnaissez que, sur le poste de Secrétaire général de l'ONU, il y avait un différend.
R. : Oui.
Q. : Que sur le flanc sud de l'OTAN la nomination du commandant…
R. : C'est autre chose. Sur l'affaire du Secrétaire général de l'ONU, c'est vrai que nous n'avons pas compris la position américaine hostile de façon très brutale à l'égard de M. Boutros Boutros-Ghali. Ils avaient un droit de veto. C'est un fait. Nous aussi, nous avons un droit de veto. On en a pris acte et quand, ayant fait tous les efforts possibles pour convaincre les Américains que ce n'était pas une bonne idée, nous n'y sommes pas parvenus, nous avons cherché une solution en commun. Nous y sommes arrivés. Ce que nous voulions et qui était essentiel, c'est que ce soit un Africain. M. Annan est un Africain et il parle le français. Tout est terminé. Je maintiens la considération de la France pour M. Boutros, Boutros-Ghali et nous avons trouvé une solution à ce problème.
Pour l'Alliance atlantique c'est un peu différent. Nous travaillons sur la rénovation de l'Alliance, pour que, au sein de l'Alliance, il y ait un nouveau partage des responsabilités entre Européens et Américains. C'est le sujet, et de ce point de vue, ce n'est pas la France qui discute avec les Etats-Unis. Ce sont les 16 pays membres de l'Alliance et je dois vous dire que le point de vue que nous défendons est partagé par les Britanniques, les Allemands, les Italiens, par les Espagnols et par d'autres.
C'est un débat général, qui n'est pas une confrontation franco-américaine mais un, débat entre Européens et Américains pour trouver ce que sera la bonne organisation de l'Alliance pour demain.
Q. : D'un mot, avec Mme Albright, cela va-t-il être aussi sévère.
R. : Mme Albright, d'abord, est la première femme qui exerce des fonctions aussi importantes dans un gouvernement dans le monde, ministre des Affaires étrangères du premier pays du monde, je dirai que c'est un succès pour les femmes. En plus, Mme Albright a une forte personnalité. Elle a du caractère et je suis sûr qu'elle défendra avec beaucoup d'ardeur et de volonté les intérêts américains. Elle peut compter sur moi pour être un partenaire à la fois amical et exigeant puisque je suis chargé, auprès du président de la République et du Premier ministre des intérêts de la France. Mme Albright par le français, remarquablement, et après tout, ce n'est pas antipathique