Interview de M. Michel Rocard, sénateur et membre du bureau national du PS, à France 2 le 6 février 1998, sur la réduction du temps de travail, l'accord intervenu entre la commission de contrôle de l'ONU et l'Irak, et la limitation des armes chimiques en Irak.

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Média : Emission Les Quatre Vérités - France 2 - Télévision

Texte intégral

Q. On va démarrer tout de suite avec les 35 heures. Alors on ne va pas revenir sur les incidents de séance, mais est-ce que cela vous étonne que ce projet de loi suscite un affrontement aussi vif ?

R. « Cela ne m'étonne pas du tout hélas mais je le regrette. Je suis député européen comme vous le savez et non plus député à l'Assemblée nationale donc je n'ai pas suivi le débat de séance et je ne veux pas porter de jugement dessus. C'est un sujet très compliqué et c'est un sujet sur lequel malheureusement on a laissé, de part et d'autre, monter des références à des tabous qui n'ont pas toujours beaucoup de signification et du coup, on ne s'occupe pas assez des mécanismes précis qui aideront les entreprises à négocier directement et librement, chacune chez elle, une baisse de la durée du travail suffisante pour créer des emplois. Il faut que cela se fasse entreprise par entreprise sur une incitation suffisante ; et la loi, qui abaissera un jour de manière obligatoire le seuil au-delà duquel on calcule les heures supplémentaires passant de 39 heures à 35 heures, doit venir après comme une voiture-balai du Tour de France pour ramasser les handicapés. Pour le moment, on est sur les incitations et c'est compliqué. »

Q. Vous dites au fond que l'article un qui met un seuil obligatoire en 2000 pour faire passer aux 35 heures n'est pas forcément une bonne idée ?

R. « Je ne dis pas tout à fait cela. Je dis que c'est une idée qui doit venir la dernière, deux à trois ans après et que tout dépend des conditions dans lesquelles on rend le poids de cette obligation faible, tout le monde ayant spontanément profité des incitations, c'est-à-dire du reste de la loi pour mettre la chose en place avant. On le sait bien, depuis le début du siècle, on travaille à moins de mi-temps et les salaires ont été multipliés par huit. Donc, il y a un petit secret que l'humanité avait pratiqué et qu'elle a perdu. Il faut donc le retrouver mais cela se fait progressivement et entreprise par entreprise bien entendu. La contrainte n’y avait servi à rien. C'est un dispositif de sécurité, l'obligation ; l'essentiel, ce sont les incitations. Alors le débat est très long parce qu'il est compliqué, j'espère que le président de séance, les présidents de groupe, Madame le ministre sauront y garder de la cohérence. Mais cela, je ne peux pas en juger ce matin. »

Q. Il n'y a pas une petite ambiguïté sur le discours où tantôt on dit aux patrons : c'est pour faire de la flexibilité ; et après on dit aux salariés : c'est une avancée sociale ? Au fond, n'y a-t-il pas un double discours ?
      
R. « C'est les deux à la fois, on ne peut pas baisser la durée du travail sans avoir une gestion des entreprises beaucoup plus adaptable dans le temps. Toutes les activités sont saisonnières sauf peut-être celle de la télévision, en dehors de cela, presque tout est saisonnier dans la vie et il faut, en effet, s’y adapter. Mais s’y adapter rendra possible une immense avancée sociale. C'est un discours très construit dont les parties s'adressent à des sensibilités différentes, mais c'est le même discours. »

Q. Revenons sur un autre thème sur lequel vous vous êtes exprimé récemment, c'est l'Irak. On a cru comprendre que vous étiez en faveur d'une intervention armée. Je rappelle qu'à l'occasion de la première guerre du Golfe, vous étiez Premier ministre et que ces déclarations ont un peu ému Jean-Pierre Chevènement et Hubert Védrine.

R. « On ne se déclare pas en faveur du fait que des gens tirent sur d'autres comme cela. Le problème est très grave. Il est fait de quoi le problème ? Premier élément, on constate que l'embargo affame des femmes et des enfants tout en laissant en place le système de S. Hussein, son pouvoir et sa pleine autorité sur son peuple. Seulement cela ne marche pas mais cela devient scandaleux sinon criminel et de plus en plus de gens sont d'accord là-dessus. Deuxième élément, S. Hussein est dangereux. Je tiens à le dire fermement parce que d'autres gens prétendent le contraire. On ne fait pas impunément chez soi des armes de destruction chimique, bactériologique et en plus une tentative pour reprendre la construction d'armes nucléaires. C'est cela qui se passe en Irak. C'est dangereux pour toute la région, non seulement pour Israël mais pour tous les voisins. À cela, il faut naturellement mettre fin. Nous avons maintenant une puissance publique américaine qui se dit : je vais aller cogner toute seule, ce qui me paraît extrêmement dangereux et ne permet pas que l'on résume ma position à : vous êtes favorable à ce que l'on tire. Pourquoi ? Parce que si une seule puissance tire, cela passera dans la rubrique vengeance, punition, politique américaine, les riches contre les pauvres et les intérêts pétroliers des consommateurs contre les intérêts pétroliers des pauvres producteurs. Épouvantable ! La légitimité qu'il y a à tirer ne peut être donnée que par les Nations unies, il n'y a pas de choix. C’est donc cela qu'il faut rechercher mais il y a pas mal de conditions. La première est de savoir sur quoi on tire ! On ne tire pas pour faire une punition, personne ne serait d'accord, on ne doit tirer que si on sait où tirer pour détruire… »

Q. Pour détruire qui ? S. Hussein ? Les armes ?

R. « Les établissements de production d'armes nucléaires, bactériologiques et d'armes chimiques. »

Q. Est-ce qu'il ne fallait pas se débarrasser de S. Hussein lors de la guerre du Golfe en 1991 en allant jusqu'au bout ?

R. « Je ne pense pas, pour cette bonne raison que le mandat de l’ONU n'était pas celui-là. Il faut qu'on sache vivre tout cela avec l'idée de faire monter en puissance une loi internationale respectée. Et puis, il y a encore autre chose : on n’est pas loin d'Israël et de la Palestine ; un autre accord international était en cours dans cette zone, c'est l'accord d’Oslo. Il fait partie des règles du droit international et personne ne pourrait comprendre et surtout pas le monde arabe et musulman que l'on mette une énorme fermeté à faire appliquer les lois internationales par l’Irak qui les viole et que l'on ne s'occupe pas du fait qu'un autre pays, Israël en ce moment, a un gouvernement qui, lui, ne fait rien pour respecter d'autres engagements internationaux. »

Q. On ne va pas tirer sur Israël quand même !

R. « Pas tirer sur Israël, mais augmenter la pression diplomatique. Sur Israël, il n'est pas question d'armes chimiques ou bactériologiques, bien entendu. Il n'est même pas question de menaces de type militaire directes mais il est question d'une politique qui pousse à l'hostilité et au conflit et contre laquelle il faut que la pression diplomatique de la communauté internationale soit beaucoup plus forte, sinon on est devant l’affaire : deux poids, deux mesures. »

Q. Si les Américains tirent, il faut les accompagner de toute façon ?

R. « Si les Américains décident de tirer tout seuls, ce sera une irresponsabilité et on verra comment chacun commentera de son côté. Mais cela m'étonnerait tout de même qu'ils aillent à cette décision, elle est très grave. Il y a un milliard de musulmans dans le monde et pas loin de 450 millions d'arabes. Transformer un peuple arabe en victime à cause d'une politique mal calculée sans légitimité, c'est se créer de curieuses relations internationales dans l’avenir. »

Q. Sur un tout autre thème, vous avez dit que vous ne vouliez plus parler des régionales en Île-de-France. Pourquoi ? Les grandes douleurs sont muettes ? Vous êtes contre ?

R. « Je ne suis pas contre ! Le dispositif se met en place, tous les partis sont en train de choisir leurs candidats. On verra bien après. »