Interview de Mme Catherine Trautmann, ministre de la culture et de la communication, dans "Les Echos" du 29 novembre 1999, sur le principe de l'exception culturelle, la notion de diversité culturelle, notamment dans le secteur de l'audiovisuel.

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Q - Pourquoi la France défend-elle encore aujourd'hui le principe de l'exception culturelle ?

Il existe un déséquilibre de l'offre audiovisuelle sur le marché international. Entre 1988 et 1998, le déficit des échanges entre les Etats-Unis et l'Europe  dans le secteur de l'audiovisuel et du cinéma est passé de 2 milliards à 6 milliards de dollars en notre défaveur. Les Films américains ont aujourd'hui une part de marché en Europe comprise entre 60 et 90 % selon les pays, quand notre cinéma européen représente 3 % du marché aux Etats-Unis. L'Europe n'est donc pas protectionniste : elle n'empêche pas les productions américaines de pénétrer sur son marché. Cela se saurait ! Mais elle revendique, à travers l'exception culturelle, le droit de maintenir le développement de ses productions audiovisuelles et cinématographiques, avec des mesures de soutien spécifiques, et donc le droit pour les Etats de définir librement leurs politiques culturelles. En clair, nous refusons que se constitue un monopole des images et, par là même, la standardisation, la banalisation de notre culture.

Q - La France, cependant, n'est-elle pas isolée sur cette position radicale ?

L'exception culturelle est à tort perçue comme une exception française. Parce que nous avons une politique de soutien très élaborée, notamment à travers les quotas audiovisuels, notre cinéma est leader en Europe. Cela nous donne une responsabilité particulière. Mais la France ne cherche pas à imposer un modèle. Elle défend au contraire la possibilité pour chaque Etat d'organiser sa propre politique. La Grande-Bretagne, par exemple, a doté récemment son cinéma d'un fonds de soutien, financé par la loterie nationale. La diversité culturelle s'accommode mal de la loi du plus fort. Elle exige des garanties pour préserver l'accès au plus grand nombre d'oeuvres et le libre choix de chacun.

Q - La notion de diversité culturelle, plus diffuse, se substituerait donc à celle d'exception culturelle ?

Il n'y a ni substitution, ni glissement sémantique. L'exception culturelle, c'est le moyen d'atteindre un objectif qui est la diversité culturelle. Cette dernière notion, élaborée en 1998 lors de la conférence de l'Unesco à Stockholm exprime la volonté de préserver toutes les cultures du monde, contre le risque d'uniformisation. Et pas seulement notre culture française ou européenne ! L'Inde par exemple, qui a une industrie cinématographique puissante, épouse parfaitement notre position. Les pays en voie de développement aussi veulent préserver leurs patrimoines historiques, culturels et linguistiques, et leurs capacités à les développer. Sur les 134 pays de l'OMC, 19 seulement ont proposé les secteurs de l'audiovisuel et du cinéma à la libération des échanges – et parmi eux, naturellement, les Etats-Unis !

Q - Les Quinze ont pourtant eu du mal à se mettre d'accord sur un mandat commun…

La difficulté était de convaincre l'ensemble de nos partenaires européens de doter la commission d'un mandat précis. Nous y sommes parvenus. Nous partons donc dans une position politique beaucoup plus forte que lors du cycle précédent. Nous avons obtenu un accord à l'unanimité des Etats membres qui prévoit une absence d'offre de libéralisation dans les deux secteurs de l'audiovisuel et du cinéma. Ils ne relèveront pas de la juridiction de l'OMC. La France a pris des initiatives pour que l'Unesco soit à l'avenir le forum de ces enjeux.

Q - Quel est précisément le mandat européen ?

Nous en sommes restés à la formule éprouvée de Marrakech, votée en 1994, de l'exception culturelle, et à ses deux acquis fondamentaux. Il s'agit, d'une part, du non-engagement de libéralisation et donc de la liberté des Etats de déterminer leur politique audiovisuelle, et, d'autre part, des dérogations à la clause de la nation la mieux favorisée afin de pouvoir traiter de manière préférentielle certains Etats. C'est par exemple le cas à travers nos accords de coproduction entre pays européens. Ces dérogations permettent de protéger nos acquis européens, comme la directive Télévision sans frontière ou le programme Média sans frontière ou le programme Média de soutien à l'audiovisuel.

Q - Quelle est la position des Etats-Unis ?

Les américains n'ont pas inscrit le secteur audiovisuel parmi leurs revendications prioritaires. Mais ils n'ont pas vraiment lâché prise non plus. On le voit à travers les pressions qu'ils exercent sur des pays candidats à l'OMC, comme la Croatie ou l'Albanie. En prenant des engagements de libéralisation, ces pays pourraient se retrouver avec un handicap pour rejoindre l'Union européenne, sauf à imaginer une Europe à deux vitesses. La reprise, le jour venu, des acquis communautaires par ces pays nécessiterait le paiement de lourdes compensations. Et C'est pour cela qu'il faut les soutenir face aux Américains.

Q - Les risques existent-ils que l'exception culturelle soit battue en brèche à l'occasion de Seattle ?

Seattle n'a pour objet que de déterminer le cadre de négociations qui seront dans tous les cas longues et difficiles. Les risques existent, bien sûr, d'introduire telle ou telle libéralisation sur l'audiovisuelle,  et notamment sur la question du commerce électronique. Les Etats-Unis peuvent tenter d'exclure les services offerts via Internet du régime des services, en cherchant à les assimiler à des biens immatériels, à des marchandises virtuelles. L'Europe défend au contraire le principe de neutralité technologique. Quel que soit le mode de diffusion, et donc a priori, Internet, les programmes restent des services audiovisuels. La France sera très vigilante sur cette question.

Q - Le régime des quotas audiovisuels imposées aux diffuseurs en Europe, et particulièrement sévère en France, ne doit-il pas pour autant être assoupli avec l'arrivée d'Internet ?

Les quotas ont fait leurs preuves et n'ont pas empêché les chaînes généralistes de se développer, ni les chaînes thématiques de se multiplier sur le câble et le satellite. Ils ont offert de nouveaux débouchés à nos industries audiovisuelles et cinématographiques qu'ils ont largement stimulées. Nous avons un cinéma fort, et nous avons un public qui donne une ouverture, une reconnaissance à de nombreux réalisateurs de par le monde.
Il est donc clair que le régime actuel doit perdurer. Viviane Reding, le nouveau commissaire européen à la culture, en est convaincue, même si elle pense que les quotas ne sont pas adaptés à Internet. Il est vrai que la spécificité de ce réseau nous oblige à réfléchir à des adaptations de nos modes de régulation traditionnels. En aucun cas, cela ne doit s'effectuer au détriment des programmes audiovisuels. Chaque pays doit par ailleurs adapter sa législation, comme nous le ferons prochainement en France avec la loi sur la société de l'information.