Interviews de M. Alain Deleu, président de la CFTC, dans "La Croix" et "Les Échos" du 20 novembre 1996 à RTL le 21 et dans "La Vie à défendre" de novembre 1996, sur la spécificité de la CFTC dans le paysage syndical, la réduction du temps de travail et l'emploi des jeunes.

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Circonstance : 46ème congrès de la CFTC à Nantes du 20 au 23 novembre 1996

Média : Emission L'Invité de RTL - Energies News - Les Echos - La Croix - Les Echos - RTL

Texte intégral

Date : 20 novembre 1996
Source : La Croix

La Croix : Il y a un an allait commencer la (...) contre le plan Juppé. Aujourd’hui, quel bilan en tirez-vous ?

Alain Deleu : Le mouvement concernait le secteur public, mais il a été l’occasion de l’expression d’un malaise profond du monde du travail. Très dur et prolongé il a bénéficié de la compréhension de l’opinion. Certes, il est détestable d’en arriver à des grèves de trois semaines et toute l’optique de la CFTC vise à ce que la négociation et, au besoin, la médiation évite d’en arriver là. Mais il est naturel que les salariés se fassent ainsi entendre quand ils ne sont pas écoutés.

La Croix : Vous parlez de négociation. Actuellement, estimez-vous qu’un climat de dialogue existe avec le gouvernement ?

Alain Deleu : Dossier par dossier, le dialogue existe, mais on peut faire mieux. Nous souhaitons que les salariés puissent manifester leurs attentes et que les confédérations les prennent en charge. Face au discours économique dominant, une prise de conscience des enjeux humains est actuellement nécessaire. Pour autant, nous ne voulons pas remettre en cause notre dialogue avec le gouvernement, car s’il y a un déficit de négociation, c’est aussi parce que les relations entre les syndicats sont conflictuelles et celles avec le patronat difficile.

La Croix : Le chômage progresse. Faut-il envisager une autre politique ?

Alain Deleu : Nous ne nous inscrivons pas dans ce débat proprement politique et qui pose des questions de personnes. Dans notre domaine de responsabilité, nous préconisons une autre pratique qui devrait reposer davantage sur les corps intermédiaires et des partenaires plus actifs. Nous ne tranchons pas entre les simplismes sur le laxisme et la rigueur.

La Croix : Sur le temps de travail, le patronat estime que la loi Robien rend sans objet les négociations qui s’étaient engagées avec lui. Qu’en pensez-vous ?

Alain Deleu : Quand la proposition a été présentée, il était effectivement préférable d’attendre que les négociations engagées portent leurs fruits. Aujourd’hui, la loi Robien existe et elle est, pour nous, un outil utile et nous invitons nos organisations à s’en saisir.

La Croix : Votre rapport d’activité témoigne d’une désillusion dans vos relations avec les autres syndicats et notamment de l’échec de l’idée d’un « pacte participatif » entre syndicats réformistes.

Alain Deleu : La convergence des forces syndicales représente un enjeu important car la France a besoin d’une capacité d’initiative syndicale forte. Ni la CFTC ni personne ne peut assumer seule cette ambition. Nous n’avons pas atteint notre objectif, pour les raisons propres à chaque confédération, y compris la nôtre. Les divergences d’option sont telles que l’entente est possible sur un dossier particulier mais que nous ne pouvons pas créer un courant réformiste fort et permanent. Nous ne pouvons pas cependant être dépendants de l’attitude de nos partenaires et, par réalisme, nous envisageons ce que nous appelons des stratégies d’alliance aux différents niveaux : locaux, professionnels, nationaux. En France, le réformisme est malade faute de convictions fortes pour proposer des démarches de négociations précédant et évitant le conflit.

La Croix : Vous vous séparez de FO sur la sécurité sociale. Mais vous plaidez pour le paritarisme, une notion chère à cette confédération. Quels sont vos rapports avec cette confédération ?

Alain Deleu : Contrairement à FO, nous pensons que le syndicalisme doit non seulement défendre les salariés, mais prendre en compte l’intérêt général. Notre position à son égard est ouverte en examinant, dossier par dossier, comment nous pouvons progresser.

La Croix : Vis-à-vis de la CFDT, les différences étaient évidentes autrefois. Celle-ci a beaucoup changé. Cela ne vous nuit-il pas ?

Alain Deleu : La CFDT suit un cap précis, ce qui n’a pas été le cas de la CFDT qui, par exemple, s’était rapproché de la CGT, ce qui été une des raisons de la rupture de 1964. Aujourd’hui la CFDT s’est rangée nettement du côté de la négociation. C’est la CFDT qui vient sur nos positions et je m’en félicite.
La Croix : Oui, mais qui président le Cnam et l’Unedic ? N’êtes-vous pas condamnés à jouer les supplétifs de la CFDT ?

Alain Deleu : Non, car les racines de notre action sont différentes. D’ailleurs, naguère, FO cumulait ces présidences et nous ne faisions pas de suivisme. D’accord ou non avec la CFDT, nous jouons notre rôle et avons sur de nombreux sujets des approches différentes.

La Croix : Sur la sécurité sociale, la méthode Juppé ne vous a-t-elle pas justement privé de la possibilité de faire entendre votre différence ?

Alain Deleu : Il a fallu effectivement du côté du plan ou du statu quo, sans choix intermédiaire. Le gouvernement ne nous a pas laissé les moyens de faire une réforme réellement portée par les partenaires sociaux. Il n’y a pas eu la concertation préalable qui aurait permis de donner le crédit nécessaire à une réforme difficile et de longue haleine.

La Croix : Vous aspirez à être syndicat de la famille. Cependant, vous vous en tenez, dans vos propositions, à la défense des prestations sans jamais envisager l’ensemble des questions sociologiques, juridiques ou éthiques qui concernent la famille. Pourquoi ?

Alain Deleu : L’actualité nous a conduit à mettre l’accent sur les prestations, mais nos préoccupations sont plus larges. Cela étant, nous sommes des syndicalistes et nous n’avons pas à remplacer les partis et les associations. Notre travail est de faire en sorte que la famille soit bien prise en compte dans les entreprises et le système de protection sociale.

La Croix : Vous évoquiez vos racines. Sont-elles spécifiques car les valeurs dont vous vous réclamez sont partagées par beaucoup d’autres ? Que représente votre identité chrétienne alors même que vos programmes à la [illisible] sociale chrétienne ?

Alain Deleu : J’espère que nos valeurs sont largement partagées, mais le problème n’est pas là. Notre métier n’est pas d’enseigner une doctrine, de former des gens à une philosophie mais de mener une action syndicale. Pour la formation, nous avons choisi de nous placer dans le domaine des responsabilités syndicales concrètes des militants. La référence chrétienne est un éclairage qui implique de chercher sur chaque dossier particulier les bases de réflexion de l’enseignement social-chrétien.

 

Date : 20 novembre 1996
Source : Les Échos

La Croix : Certaines voix critiques à l’interne vous reprochent d’être une « succursale » de la CFDT. Qu’est-ce qui fait votre spécificité aujourd’hui ?

Alain Deleu : Nous ne sommes la succursale de personne, vous le savez. Notre spécificité, c’est d’agir en fonction des valeurs sociales chrétiennes. Nous traitons l’ensemble des dossiers sociaux à la lumière de quelques principes : la dignité de l’homme, le rôle des communautés naturelles, la famille, les corps intermédiaires, la négociation…

La Croix : Ces préoccupations débordent le cadre de l’entreprise. N’est-ce pas gênant pour une organisation syndicale ?

Alain Deleu : Nos positions sur la famille sont davantage remarquées parce que nous sommes la seule confédération qui lui accorde une réelle importance. Notre ambition, c’est d’agir en fonction de l’ensemble des intérêts des travailleurs et de leurs familles.

La Croix : Le thème central de votre congrès – « remettre le travail à sa place » – relève-t-il d’autre chose que de bonnes intentions ?

Alain Deleu : Cette question est le problème central de la société française. Elle recouvre deux aspects. D’un côté, on a les salariés qui travaillent beaucoup trop. Ils sont sous la pression permanente, on exige d’eux un résultat toujours en hausse. Les heures de travail effectif dépassent de plus en plus l’horaire officiel et ceci, souvent sans rémunération. Les cadres ne sont pas les seuls, loin de là, à être concernés. Le travail au noir non rémunéré dans l’entreprise est devenu une chose banale. De l’autre côté, on a la masse des personnes qui ne travaillent pas. En plus des trois millions de chômeurs, il faut ajouter les licenciés économiques en convention de conversion, les préretraités, les stagiaires. Que signifie une société où la croissance économique et où les richesses produites n’empêchent pas une production du chômage ? Dans notre vision de la société, c’est le travail qui donne à l’homme sa dignité.

La Croix : Au-delà du constat, que préconisez-vous concrètement ?

Alain Deleu : D’abord de résorber les excès de travail. Il faut décourager les entreprises – comme les salariés –, de pratiquer les heures supplémentaires, en instituant par exemple une contribution qui serait versée à l’Unedic. Ensuite, il faut lutter contre la précarité de l’emploi, facteur de marginalisation. On ne fait pas une société pour les seuls gagnants. Car qui dit gagnants dit perdants.

Nous proposons que le droit du travail institue, pour toutes les nouvelles fermes de travail, un contrat social durable entre les employeurs et les salariés. Prenons l’exemple de la formation professionnelle : nous sommes dans un système où se sont les employeurs et les administrations qui prédéterminent les choix de formation. Les salariés et les jeunes n’en sont pas assez les maîtres.

La Croix : La CFTC, qui a toujours voulu être en pointe sur l’emploi des jeunes, semble aujourd’hui un peu à court de propositions.

Alain Deleu : La réalité, c’est que personne ne veut remettre en question les recettes traditionnelles pour les jeunes. Or ce qu’il faudrait dans l’alternance, c’est les payer pour le travail qu’ils effectuent. Comment voulez-vous que les jeunes entrent dans l’entreprise dans de bonnes conditions s’ils ne sont pas rémunérés pour leur travail ?

La Croix : L’apprentissage est rémunéré. S’il faut les payer d’avantage, les entreprises ne prendront plus de jeunes au motif que cela leur coûte cher.

Alain Deleu : Il ne s’agit pas rémunérer le temps de formation, mais les heures de travail effectif. Il faut développer la formation en alternance, mais faire en sorte qu’elle ne permette pas à des entreprises d’exploiter les jeunes sans les former.

Un deuxième objectif doit être poursuivi en amont : il faut que tout élève en collège ou en second cycle puisse aller à la rencontre des entreprises. Il faut mettre en place de véritables programmes de découverte du monde de l’entreprise dans les écoles. C’est un fait nouveau de notre société : les jeunes ne peuvent pas voir ce que font les adultes.

Enfin, il faut absolument développer dans les entreprises la fonction du tutorat. Former les jeunes doit devenir un métier à part entière. Plutôt que de développer les préretraites, rémunérons les salariés les plus âgés pour qu’ils forment des jeunes.

La Croix : Quelle vision avez-vous du paysage syndical actuel ?

Alain Deleu : Le pluralisme syndical est une richesse. Nous en sommes les témoins. Mais la division syndicale est très mal perçue par les salariés.

La Croix : Comment vous, petite organisation syndicale, pouvez-vous lutter contre cette division ?

Alain Deleu : Notre audience est plus importante que vous ne semblez le croire. Nous œuvrons pour l’unité car il faut permettre aux salariés et aux chômeurs de manifester leurs attentes. L’unité à cinq permet de dépasser l’audience propre des cinq confédérations et permet aux salariés d’exprimer ces attentes. Reste à définir quelle forme doit prendre l’action. Nous ne pensons pas que des grèves et des manifestations avec banderoles et harangues contre le patronat et le gouvernement soient la forme la plus appropriée. Notre thème de congrès, « Travail reprends ta place ! », peut très bien être le thème fédérateur pour une manifestation silencieuse.

La Croix : Vous associerez-vous à une journée CFDT-CGT sur l’emploi ?

Alain Deleu : C’est très dommageable de partir en ordre dispersé. Il faut encore travailler pour convaincre. Mais nous n’attendrons pas pendant des années d’être à cinq pour faire quelque chose.

 

Date : jeudi 21 novembre
Source : RTL – Édition du soir

RTL : Le 46e congrès de la CFTC se tient à Nantes avec slogan : remettre le travail à sa place. Est-ce que pour remettre le travail à sa place, il faut une monnaie moins forte ?

A. Deleu : Je pense que la question n’est pas totalement saugrenue. En fait, quand on parle d’une monnaie, il faut voir sur quelles bases on discute. Si on prend des bases purement économiques, peut-être que le Gouvernement a raison. Ce que je dirais, c’est que la question c’est qu’on ne raisonne que sur des bases purement économiques. Si on évaluait dans la valeur d’un pays et de sa monnaie, la part du degré de contentement des gens et du chômage, peut-être que ce serait différent. Et moi, je crois qu’il faut y réfléchir et notamment sur l’euro car nous allons à la monnaie unique et on aura le même problème pour l’euro de son niveau par rapport au dollar et au yen.

RTL : Réduire la durée du temps de travail est un de vos objectifs aujourd’hui ?

A. Deleu : Oui, ce que je dirais c’est qu’o voit une divergence se faire encore l’activité économique et l’emploi, au détriment de l’emploi. Nous produisons des richesses et du chômage. Donc, une des grandes manières de corriger cette trajectoire dangereuse, c’est de faire en sorte que les salariés retrouvent la part de la richesse qui est la leur et ça permettra de faire une baisse dans le travail et des créations d’emploi à proportion.

RTL : Le débat à l’Assemblée sur la création de fonds de pension, vous êtes pour ?

A. Deleu : Nous nous sommes prononcés sur le principe pour qu’il existe des fonds de pension complémentaires. Mais, dans ce que j’ai vu du projet, ce qui me frappe c’est que le Gouvernement d’abord en fait une de ses toutes premières priorités alors que pour nous c’est l’emploi et notamment celui des jeunes. On a un peu l’impression que la priorité, c’est pour donner des marges financières aux entreprises, immédiates, des fonds propres disponibles alors qu’elles sont déjà à un niveau élevé. Et puis, c’est quand même destiné à ceux qui le souhaitent mais en fait à ceux qui le peuvent. Il y a un aspect qui me paraît injuste. Par ailleurs, les déductions sociales qu’on promet aux employeurs vont encore gréver d’autant les recettes des régimes sociaux. Donc, sur le principe, il faut débattre mais sur la forme actuelle, pas d’accord.

RTL : Les 13 milliards de l’UNEDIC, il faut moins pour les salariés ou plus pour les chômeurs ?

A. Deleu : On sait très bien que s’il y a un excédent de gestion, c’est parce que le système qu’on a mis en place a rencontré une évolution de l’emploi qui a fait qu’on a moins indemnisé, d’abord on a moins indemnisé par les mesures prises et ensuite parce que l’emploi est plus précaire et ensuite parce qu’on a moins de base d’indemnisation. Alors il est clair que la majorité de ces sommes doit aller à l’indemnisation et à l’action pour l’emploi, si symboliquement on signale que les cotisations sociales ne sont pas des systèmes à cliquets qui s’ajoutent toujours les uns aux autres, c’est possible, mais à mon avis c’est au moins partagé entre les employeurs et les salariés.

RTL : La place de la CFDT dans le mouvement syndical actuel ?

A. Deleu : Moi, ce que j’observe c’est que tout le monde est en querelles internes et en recherche de nouveaux positionnements. La CFDT va bien, elle se porte bien et elle essaye d’être au service de ce qui est constructif. C’est facile d’être constructif quand tout va bien ; quand tout va mal c’est plus difficile, mais c’est plus important.