Articles de M. Marc Blondel, secrétaire général de FO, dans "Les Echos" du 6 février 1997 et "La Tribune" du 25, sur la lutte contre le libéralisme et sur la politique économique "schizophrène" et "restrictive", intitulés "Renoncer au déterminisme économique" et "Lettre ouverte aux apprentis sorciers du libéralisme".

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Média : Energies News - Les Echos - La Tribune - Les Echos

Texte intégral

Les Échos - 6 février 1997

Évoquer la notion de « modèle social » est par définition réducteur. Ce qui importe, en fait, c'est de s'assurer que l'évolution des sociétés conduisent au progrès social et économique. Or force est de constater que, depuis une quinzaine d'années, le poids croissant du libéralisme économique soumet les conditions sociales au pouvoir des forces du marché. Cela se traduit par un renforcement de la sphère privée par rapport à la sphère publique, une dilution de la notion d'intérêt général, un renvoi à l'individu de tout ce qui relevait de la solidarité. Dès lors, il importe de retrouver une réelle complémentarité entre le collectif et l'individuel. Cela passe obligatoirement par l'existence et le respect de règles tant législatives que contractuelles aux niveaux national, régional (Europe) et international.

C'est l'esprit de la revendication de clause sociale que nous avons initiée depuis plusieurs années avec la CISL, et sur laquelle nous avons obtenu un premier engagement lors de la réunion de l'OMC à Singapour en décembre 1996. Assurer le respect de la liberté d'association et de négociation, de l'interdiction du travail forcé et du travail des enfants, de la non-discrimination, tel est son objectif. Cela fait partie des conditions indispensables pour assurer une cohésion sociale réductrice des inégalités et facteur de développement.

Aucune société ne peut durablement subsister en laissant de côté une partie croissante de sa population.

Par définition, toutes les structures de solidarité nécessitent d'être organisées et supposent la reconnaissance effective des valeurs collectives. Cela entre en contradiction avec un libéralisme économique qui combat par principe le collectif comme une rigidité, en fait un frein a un appétit suicidaire. Les mouvements sociaux qui ont eu lieu en France, en Allemagne, en Belgique, en Espagne, en Israël, en Corée du Sud s’inscrivent dans le rejet du libéralisme économique.

L'internationalisation syndicale se renforce aussi par la résistance, facteur de progrès car porteuse de liberté, de démocratie et d'émancipation. C'est le message qu'en tant que responsable syndical j'ai porté à Davos. Nous traversons une crise au sens philosophique de mutation. La résolution passe par un renoncement au déterminisme économique et par l'existence de contrepoids en matière sociale qui soient réducteurs de fractures et expression de la démocratie.

 

La Tribune - 25 février 1997

Lettre ouverte aux apprentis sorciers du libéralisme

À force de considérer comme inéluctable la pratique d'une politique économique restrictive, les « économiquement soumis » en sont réduits à chercher des effets d'annonce pour tenter de réduire le chômage.

Un jour on nous parle d'insertion, un autre d'efforts particuliers pour les jeunes, un autre encore d'action ciblée pour les chômeurs de longue durée, le tout à budget quasi constant en raison des contraintes des critères européens de convergence économique. Nombreux sont d'ailleurs ceux qui, régulièrement, expliquent que les actions dites ciblées sur une catégorie particulière conduisent toujours à déshabiller Paul pour habiller Pierre. C'est notamment le cas quand l'accent est porté sur les jeunes au détriment des plus âgés, et réciproquement. C'est aussi le cas quand on tente de mettre en place des quotas du type : quand une entreprise embauche, 50 % des recrutés doivent être des jeunes. De tels raisonnements sont dangereux à trois titres.

Transfert schizophrène. En premier lieu, ils ne s'attaquent pas aux causes du chômage, à savoir notamment la politique économique et budgétaire, le rôle de l'État, la déréglementation. À partir de là, on assiste à ce que l'on pourrait appeler un transfert schizophrène. Les pouvoirs publics se dégagent de plus en plus de leurs responsabilités en matière économique, industrielle et de service public au nom du libéralisme et du « dépenser moins ». Dans le même temps, ils dépensent de plus en plus pour « aider » l'emploi, en allégeant le coût du travail, en finançant directement les entreprises.

D'intervenant stratégique ayant une vision de développement à moyen terme, ils deviennent sous-traitants ou « facilitateurs ». De leur côté, les entreprises ne parlent que de compétitivité-prix et de marché, réclament réglementation et flexibilité et ne savent plus gérer leur personnel sans l'aide financière de l’État.

C'est d'ailleurs pourquoi libéralisme économique et dirigisme social vont de pair en France comme en Espagne, en Allemagne, au Royaume-Uni ou en Corée.

En second lieu, ses raisonnements finissent par opposer les gens entre eux : les vieux contre les jeunes, les chômeurs contre les salariés, le public contre le privé. De telles tentatives d'oppositions sont récurrentes. Elles conduisent systématiquement à vouloir dissocier ce qu'en d'autres temps on appelait une classe. Plus grave, certains en viennent à fustiger les « bénéficiaires » de RMI ou de minima sociaux, qui n'ont pas l'obligation de fournir une activité en contrepartie des sommes perçues. Là encore, on oublie que le RMI est né du chômage et de l'exclusion, eux-mêmes issus d'une mutation que les responsables politiques ne parviennent pas à régler.

Hooligans. En d'autres temps, des régimes autoritaires, pour ne pas dire plus, fustigeaient l'oisiveté au nom de la valeur du travail, et les chômeurs étaient déclarés hooligans. Ce faisant, en tentant de jouer sur de telles oppositions, ces raisonnements permettent de laisser de côté les privilèges issus des rentes de situations liées au mode actuel de répartition des richesses.

Enfin, la mécanique même des quotas conduit à saucissonner les salariés selon leur âge, leur ancienneté au chômage, leur qualification. L’être rare est l’être invisible : jeune, diplômé, ayant une expérience professionnelle et un « bon comportement ». La réalité est tout autre car on ne peut pas être avant d'avoir été. Et, trop souvent, ce saucissonnage camoufle l'incapacité à créer des emplois, de nouvelles activités, à mieux répondre aux principes républicains par une vraie modernisation des services publics. Entrouvrir ainsi la porte à de tels saucissonnages c'est aussi prendre le risque de l'ouvrir pour d'autres quotas, tels le sexe ou la race. Avec une telle logique, comment s'étonner que demain certains évoquent un quota de Français dans les recrutements à faire ou un objectif tendant à favoriser la nationalité ?

À force de poursuivre une logique restrictive, c'est la démocratie qui se trouve affaiblie ainsi que les valeurs républicaines. C'est l'élu politique qui s'efface devant les forces du marché. La chose n'est malheureusement pas nouvelle, et si l'histoire ne se répète pas à l'identique, il n'en reste pas moins que les mêmes causes finissent souvent par produire les mêmes effets.

Fascisme. Il y a cinquante ans, le 6 novembre 1947, Robert Bothereau, qui devint en 1948 le premier secrétaire général de la CGT-FO, écrivait : « La crise économique est le bouillon de culture du fascisme. »

Qui donc oserait soutenir qu'il n'a pas perçu dans la masse du peuple les signes évidents d'un désaxement ? Dans cette masse malheureuse, fatiguée de batailler sans cesse pour toujours vivre mal, dans cette masse récriminante et désabusée déjà s’atrophiaient les principes dont la pratique constante constitue la base solide de la démocratie. Or, plus encore que du fait de gens sachant trop ce qu'ils veulent, une démocratie risque de mourir des écarts et du découragement de tous ceux qui ne savent plus trop que vouloir et dont le seul espoir est dans un changement, n'importe lequel.

Aucun responsable fondamentalement attaché aux valeurs républicaines et démocratiques ne peut méconnaître de tels risques. C’est aussi pourquoi à différentes reprises, la Confédération générale du travail-Force ouvrière monte le ton, agit, fait référence aux principes et valeurs républicaines. Les bien-pensants nous considèrent alors comme des activistes ou des archaïques. La République, une valeur dépassée ! Les œillères du libéralisme économique deviennent vite un bandeau pour la République. C’est pourquoi la GCT-FO continuera à se réclamer de la nécessité de résister, première marche du progrès.