Interview de M. François Dufour, porte-parole de la Confédération paysanne, dans "Le Monde" du 23 novembre 1999, sur l'agriculture dans le cadre des négociations de l'OMC, notamment l'ouverture des marchés agricoles, la sécurité alimentaire, les subventions à l'exportation et les aides à la production agricole.

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Média : Emission la politique de la France dans le monde - Le Monde

Texte intégral

Q - Pourquoi une large partie du mouvement paysan est-elle opposée à l'OMC ?

- Dans notre conception d'une agriculture paysanne, celle-ci a trois missions : produire, bien sûr, mais pas seulement ; l'agriculture doit aussi avoir un rôle sur l'emploi et ne pas mettre en péril les écosystèmes. Or la mondialisation de l'économie et la création de zones de libre-échange nous inquiètent parce qu'en ce qui concerne l'agriculture, elles privilégient la seule production à bas prix. Nous constatons déjà la dérive induite par les premiers accords de l'OMC signés à Marrakech en 1994.

Q - Quelle dérive ?

- A sa création, la Communauté européenne avait pour but la sécurité alimentaire à travers l'autosuffisance. Elle a réussi, notamment grâce au principe de la préférence communautaire. De la même façon, tout pays ou groupe de pays doit pouvoir chercher l'autosuffisance alimentaire. On doit aussi pouvoir définir des critères de production permettant de ne pas transformer l'agriculture paysanne en agriculture industrielle. Or les accords de Marrakech imposent à chaque pays d'importer 5 % de sa consommation intérieure.

Cette pression pour l'ouverture des marchés agricoles se produit alors même que, pour beaucoup de produits, une surproduction est en train de s'installer à l'échelle mondiale. Les cours s'effondrent, la restructuration bat son plein et risque de pousser à l'exode rural de plus en plus de paysans.

Q - Mais en quoi le développement des échanges de produits agricoles accroît-il cette tendance ?

- Pour le lait, les céréales ou la viande, le marché européen absorbe 92 % à 95 % de notre production. Nous ne mettons sur le marché mondial que des surplus marginaux. Il en va de même pour les Etats-Unis et les quelques grands pays producteurs. Comme il s'agit d'un marché de surplus, il ne fait aucune référence à des coûts de production ou à des normes sociales. De plus, la plupart des pays qui visent aujourd'hui le marché mondial le font avec des produits de base de plus en plus industrialisés. En Argentine, par exemple, le développement de l'agriculture y est basé complètement sur la production de soja et de maïs transgéniques. Depuis 1995, les pays du Mercosur (Brésil, Argentine, Uruguay, Paraguay) ont délaissé l'agriculture vivrière.

Résultat : dans ces quatre pays, les agricultures locales tendent à disparaître, les paysans sont menacés par des milices privées qui veulent récupérer les terres pour y semer du soja. Dans le monde, 50 % des populations travaillent encore dans le milieu rural – 65 % en Chine, 50 % au Brésil et en Argentine, 55 % ou 58 % en Inde. Si on laisse les grands pays mener une spéculation acharnée entre grandes monocultures, on détruira les agricultures locales et on enlèvera aux pays le droit de choisir leur souveraineté alimentaire.

Q - Mais certaines dispositions de l'OMC vont dans votre sens, telle la suppression des subventions à l'exportation ?

- Nous sommes d'accord sur cette question : pas de dumping. On est favorable à ce qu'il y ait un soutien à l'agriculture pour la recentrer sur ses missions, c'est-à-dire distinguer entre le soutien au marché mondial et le soutien aux politiques intérieures. Si des paysans veulent accéder au marché mondial, qu'ils le fassent, mais sans le soutien de la collectivité. Mais il faut aller plus loin. Il y a aussi un dumping écologique : c'est le cas, par exemple, quand la firme Monsanto diffuse son coton transgénique en Inde en rachetant des terres dans le Sud pour y développer la monoculture. Il y a de même un dumping social quand on fait partir les paysans de leurs terres pour y implanter une production industrielle. Lorsque les petits et moyens paysans auront disparu, les firmes s'approprieront les sols et l'alimentation. Donc, il faut aller plus loin que la suppression des subventions à l'exportation, et parler des modes de production.

Q - L'OMC prévoit le maintien des aides à l'agriculture quand elles visent la protection de l'environnement : n'est-ce pas souhaitable ?

- Sur ce point, nous sommes d'accord. Mais il faut raisonner au-delà, et s'interroger sur la situation des pays du Sud. Il y a un grave danger qu'en interdisant toute barrière à l'importation on facilite trop l'approvisionnement à bas prix sur le marché mondial au détriment de l'agriculture locale. Ces pays doivent conserver le droit de donner des aides à la production.

Q - Comment appréciez-vous la position européenne ?

- Il est rassurant que la notion de multifonctionnalité de l'agriculture soit devenue son cheval de bataille. Ce concept doit s'adapter à tous les pays pour définir la souveraineté alimentaire, ce qui changerait les règles du jeu. Mais l'Europe n'est pas cohérente : d'un côté on affiche la multifonctionnalité, de l'autre on développe un modèle dual où le productivisme domine encore, avec la concentration de gros volumes de production dans quelques régions, et ailleurs des niches de qualité pour les consommateurs plus riches. Parler de multifonctionnalité, c'est bien, mais cela ne doit pas se faire dans le cadre d'une agriculture duale pour une société duale. En pratique, l'Europe s'adapte en permanence aux accords de Marrakech et aux futurs accords de Seattle. Par exemple, elle a renforcé une prime au maïs ensilage de 2 000 à 2 450 francs à l'hectare alors que la prime à l'herbe est restée à 300 francs. L'Europe soutient le productivisme plutôt que l'environnement, pour préparer en fait certaines productions au marché mondial. »