Article de M. Michel Rocard, député européen PS et membre du bureau national du PS, dans "Le Monde" du 16 janvier 1997, sur la montée du chômage et de la précarité et les corrections nécessaires à apporter en termes de "régulations publiques", intitulé "L'aventure de cette fin de siècle".

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  • Michel Rocard - Député européen PS et membre du bureau national du PS

Média : Emission la politique de la France dans le monde - Le Monde

Texte intégral

Il est incontestable qu’un salaire vaut mieux que pas de salaire et qu’un emploi, au-delà de la rémunération qu’il justifie, a chance de représenter le maintien en exercice d’une qualification et une insertion sociale relative. Mais je nie que ces deux facteurs soient préservés lorsque le salaire en question devient substantiellement inférieur à la moitié du salaire moyen national et voue son titulaire à la marginalité.

La Grande-Bretagne étant un peu à mi-chemin, les États membres continentaux de l’Union européenne ont, grosso modo, tous fait un choix de société significativement différent. Pour des raisons tenant à la force du mouvement syndical et de la gauche politique, notamment social­-démocrate, à une grande tradition contractuelle et, parfois, au corpus législatif et réglementaire, ils ont tous refusé la baisse des salaires réels et tous préservé un niveau honorable de protection sociale. Les critères d’accès au marché du travail se sont ainsi trouvés plus sélectifs, et l’Europe a enregistré de ce fait, une croissance plus rapide du chômage, par ailleurs mieux indemnisé qu’aux États-Unis.

Les différences de taux de chômage entre pays d’Europe sont dans leur quasi-totalité explicables par des évolutions démographiques divergentes. Bien que ne renouvelant plus, elle non plus, ses générations, la France bat le record d’Europe du taux de natalité depuis trente ans ; elle a plus de chômage que les autres, à peu près dans la proportion de son surcroît de population jeune. Il faut seulement ajouter à cela le retard relatif de développement de certains pays d’Europe du Sud.

Le cas du Japon n’éclaire pas le débat de manière convaincante. Il affiche un taux de chômage de 3 %, mais le Bureau international du travail laisse savoir que, si l’on appliquait là-bas ses normes et ses méthodes de mesure, le chômage [Illisible] 7 % de la population active. En effet, les femmes sont pratiquement absentes du marché du travail. Il subsiste près de 10 % de la main-d’œuvre qui est soumise au régime de l’embauche quotidienne à la paie des travailleurs permanents des grandes entreprises comporte une part variable liée aux résultats financiers de leur employeur pour près de 30 % du total, et, de ce fait, la régulation se fait par la baisse des salaires bien avant de devoir se faire par le licenciement ; les petits travaux rémunérés à un niveau de grande pauvreté sont légion, à l’instar des États-Unis ; enfin, et surtout, ce pays à la très faible protection sociale laisse ses personnes âgées sombrer massivement dans la solitude et la misère.

Bref, le diagnostic est au fond simple. Partout, en pays développés, la rapidité du progrès technologique et de l’automatisation chasse du processus de production des foules immenses. Il n’y a pas de raison convaincante de préférer la précarité au chômage, pas plus que l’inverse. États-Unis et Japon produisent quatre précaires pour un chômeur, l’Europe un pour un. Cela est le produit de traditions culturelles très enracinées, que l’on ne saurait prétendre bousculer sans risquer de graves violences sociales.

C’est à combattre aussi bien la précarité que le chômage que les politiques économiques doivent s’appliquer. Le fait que la durée du travail ait cessé de baisser depuis une quinzaine d’années a considérablement aggravé le problème. Si le Japon travaille quelque 1 900 heures par an, Europe et États-Unis sont stabilisés au voisinage de 1 600. On travaillait 3 000 heures par an au tournant du siècle, et les revenus ont été multipliés par sept pendant la période. C’est affaire d’allocation prioritaire des gains de de productivité. Il est urgent de retrouver le secret de cette évolution qui n’a jamais rien eu de malthusien, bien au contraire. Et, de toute façon, plus la croissance sera rapide et moins ce sera difficile.

L’évolution qui se fait jour en pays développés, caractérisée par une aggravation variable mais partout très sensible des inégalités en même temps que par une forte augmentation du chômage et de la précarité, a des incidences multiples et tout à fait considérables.

Cette évolution, et les tensions qu’elle recèle, devient petit à petit l’objet dominant du débat politique dans nos pays. Elle en marque en effet tous les aspects.

L’exemple le plus flagrant en est la mise en place de la monnaie unique en Europe. Bien loin de porter principalement sur l’intérêt géostratégique du projet ou sur ses difficultés proprement financières, le débat porte en fait sur l’acceptation, à travers l’euro, d’une extension de la précarité à la mode américaine, sous le nom de rigueur monétaire et de flexibilité. Si le débat n’est pas clairement découplé grâce à des politiques efficaces de réduction du chômage et de baisse de la durée du travail, les difficultés politiques de mise en place de l’euro seront majeures, bien que les pays concernés fassent des efforts remarquables pour mettre leurs finances en ordre et respecter par là des critères qui ne sont après tout que de bonne gestion.

À la vérité, c’est le même débat qui marque la vie politique des pays de l’Europe centrale et orientale. Leur retour à une croissance harmonieuse a beaucoup plus besoin d’ordre juridique, de règles et d’une restauration de l’État que de toute autre chose. Et la raison principale en est moins une aspiration inattendue au civisme que les règles du jeu inquiétantes d’un libéralisme échevelé qui s’est abattu sur ces pays en y détruisant très vite et sans précaution la seule réussite de l’univers communiste, à savoir la protection sociale. Le résultat en fut un gigantesque chaos non encore stabilisé.

Enfin, les pays émergents eux-mêmes ont matière à s’inquiéter de l’évolution que produit la conjonction entre un progrès technique extrêmement rapide à base d’automatisation et une absence générale de règles et d’encadrement social. Ce n’est pas l’éthique politique, ni l’équité qui m’occupent ici, encore qu’elles aient vocation à devenir les enjeux majeurs de leurs conflits internes, mais bien la macroéconomie.

Même en pays émergent, les salaires ont vocation à augmenter avec le développement, et d’autant plus vite que ce dernier est rapide. Même en pays émergent, la main-d’œuvre, au-delà d’un coût, est un souci.

Pourquoi embaucher quand on peut automatiser ? Cette tendance joue dès les débuts du décollage, et le spectacle est aveuglant de ces isolats industriels hypermodernes, sans contact avec leur environnement, qui assurent des revenus considérables à une partie minime de la population en aggravant tous les jours le fossé social qui caractérise les sociétés duales.

Il est, dans de telles conditions, relativement peu probable que ce modèle de développement contribue à créer rapidement les immenses marchés de consommation solvable dont rêvent tous les industriels des pays développés.

L’année 1996 aura donc vu la confirmation sourde mais progressive et indiscutable d’évolutions qui peuvent devenir très dangereuses. Elles appellent des corrections en termes de régulations publiques. Le seul projet politique qui vaille est de les définir et de les mettre au point. C’est l’aventure de cette fin de siècle.