Article de M. Michel Barnier, ministre délégué aux affaires européennes, dans "Le Monde" le 14 février 1997, sur l'identité politique et diplomatique de l'union européenne sur la scène internationale, intitulé "Pour un concept commun européen de la politique étrangère et de sécurité".

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Média : Emission la politique de la France dans le monde - Le Monde

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Certains se sont étonnés ou inquiétés de la décision de la France et de l’Allemagne de développer un « concept commun » en matière de sécurité et de défense. Comme si la constatation par la France et l’Allemagne de l’identité de leur environnement stratégique était une surprise ! En vérité, la vraie question n’est pas de savoir si nos deux pays doivent approfondir cet exercice (qui peut vraiment souhaiter le contraire ?), mais de trouver le moyen d’élargir cette réflexion stratégique commune à toute l’Union européenne.

Il est clair que le traité de Maastricht n’a pas apporté de solution à la faiblesse de la politique étrangère européenne, qui se traduit par une certaine absence de l’Union européenne sur la scène internationale. Qu’est donc devenu l’objectif proclamé par le traité de l’Union « d’affirmer son identité sur la scène internationale, notamment par la mise en œuvre d’une politique étrangère et de sécurité commune » ? Pourtant, c’est au même moment que la guerre en ex-Yougoslavie faisait prendre conscience aux citoyens européens du décalage entre les efforts financiers et même militaires consentis par l’Europe dans le monde, et sa relative inexistence politique. Le plan de paix en ex-Yougoslavie n’a-t-il pas été orchestré par les Américains, alors que les idées contenues dans ce plan ainsi que les principaux efforts consentis ont été européens ? Alain Juppé peut en témoigner. L’Europe semble prendre goût à jouer les seconds rôles dans le leadership, tout en apportant des contributions de plus en plus importantes, en particulier sous forme d’aides financières. Cette situation ne peut plus durer, non seulement parce qu’elle est un scandale pour les citoyens, mais aussi parce que la paix et la stabilité dans le monde ne peuvent se passer d’une Europe politique plus présente.

Que faut-il donc à l’Europe pour atteindre l’objectif fixé à Maastricht « d’affirmer son identité sur la scène internationale » ? D’abord, il manque aux Quinze ce que nous sommes en train de bâtir avec les Allemands : une vision commune de nos intérêts stratégiques. La politique étrangère et de sécurité commune ne peut en effet pas se développer sans une analyse commune de nos intérêts essentiels. Or ceux-ci ne sont pas si difficiles à définir. Pour donner quelques exemples, nous voulons tous une Russie stabilisée, démocratique, pacifique. Une Turquie fidèle aux valeurs européennes, jouant pleinement son rôle sur un continent avec lequel elle a un destin lié. Une Méditerranée jouant enfin de ses formidables atouts pour dépasser des conflits séculaires, au profit d’une coopération économique, culturelle et politique.

Tout cela, tous les Européens le veulent ou en rêvent. Encore faudrait-il qu’ils soient organisés pour en parler. Qu’ils disposent de la même information diplomatique. Qu’ils adoptent un programme de travail commun sur chacun de ces grands sujets, et que ce programme de travail s’impose à tous : aux États de l’Union, ainsi qu’aux institutions européennes, y compris la Commission de Bruxelles. Et que le bon déroulement de ce programme de travail soit coordonné par une autorité respectée et légitime.

Je comprends le reproche d’utopie, tant nous avons pris l’habitude de voir les Européens se perdre dans les détails de la construction européenne, en évitant de parler des questions essentielles. Pourtant, l’Europe vit en ce moment des heures décisives : avec la monnaie unique, une puissance économique et monétaire mondiale est en train de se construire. Si l’Europe est prête, enfin, à s’occuper des vraies questions, elle ne peut plus se dérober à l’étude de ses intérêts stratégiques communs. La Conférence intergouvernementale (CIG) chargée de réviser le traité de l’Union européenne est, entre autres défis, saisie de cette question.

Dans cette négociation, les propositions institutionnelles de Jacques Chirac à nos partenaires de la CIG, établies en concertation avec l’Allemagne, s’appuient d’abord sur la nécessité reconnue d’une analyse commune entre les Quinze : la mise en place d’une cellule d’analyse devrait faciliter la convergence sur les sujets d’intérêt commun. Cette cellule devrait regrouper des agents des États membres, mais aussi de la Commission et de l’UEO, l’organisation européenne de défense. Cette première proposition bénéficie désormais d’un large soutien au sein de la Conférence intergouvernementale.

Mais cette analyse commune devrait se concentrer sur les sujets présentant un intérêt stratégique majeur pour les États membres. J’ai déjà cité quelques exemples : Russie, Balkans, Turquie, Méditerranée… On ne détaillera certes pas les domaines prioritaires dans le traité, mais il faut dès maintenant savoir quel organe sera compétent pour décider des choix et des sujets de l’action européenne. Nous savons que ces domaines prioritaires nécessiteront des décisions de nature très diverse : économique, humanitaire, culturelle, politique, voire militaire, et cela implique une décision au plus haut niveau des États. Un lieu existe déjà : c’est le conseil européen, regroupant les chefs d’État ou de gouvernement et les ministres des affaires étrangères, ainsi que le président de la Commission. C’est là, et là seulement, que se trouve la vraie légitimité politique de l’Union en matière d’action extérieure et de sécurité.

L’implication du conseil européen dans le choix des actions stratégiques de l’Union européenne devrait assurer un engagement crédible des gouvernements des Quinze sur la ligne décidée ensemble. « Une obligation pour les États membres d’agir en commun », écrivaient, le 9 décembre 1996, Helmut Kohl et Jacques Chirac. Une telle obligation existera naturellement aussi pour la commission, qui aura été associée à la décision.

Encore faudra-t-il suivre la mise en œuvre de ces actions prioritaires, dans des domaines aussi complexes que sensibles, comme les relations avec la Russie, s’assurer de la cohérence entre les efforts des États et ceux de l’Union, et enfin améliorer la continuité, la visibilité de l’action européenne. La France et l’Allemagne proposent de confier cette tâche essentielle de coordination et de représentation à une personnalité d’envergure politique, désignée par les gouvernements des États membres. Ce « secrétaire général » ou ce « haut représentant » sera responsable devant le conseil des ministres des affaires étrangères, encadré par des mandats précis, et pourra être entendu par le conseil européen.

Enfin, la dimension « sécurité et défense » devrait bénéficier d’une attention particulière. La compétence du conseil européen en matière de défense doit être affirmée dans le traité réformé, et le rapprochement entre l’Union européenne et l’UEO concrétisé par étapes. L’évolution des discussions sur la nécessaire réforme de l’OTAN jouera naturellement un rôle sur les débats de la CIG dans cette matière, mais dans tous les cas, l’Union européenne ne peut être absente de la redéfinition en cours de la défense commune fait partie des objectifs de l’Union. Le moment est venu de passer à l’acte s’il est bien question entre nous que « l’Europe soit européenne » …

Ainsi existe-t-il, rapidement décrits, des moyens pour les Européens de doter d’un « concept commun » en matière de politique étrangère et de sécurité, et de le mettre en œuvre. Ces moyens sont actuellement discutés au sein de la Conférence intergouvernementale. La complexité et la difficulté de cette négociation ne doivent pas égarer l’observateur. Ce qui est en jeu, c’est bien la capacité des Européens de prendre en main leur destin. Nous en avons d’évidence les capacités intellectuelles et économiques. Nous en aurons demain les moyens militaires, y compris en ce qui concerne l’industrie d’armement. En aurons-nous la volonté politique ? Une fois encore, il faut espérer que la coopération franco-allemande, sans arrogance, ni exclusive, serve d’avant-garde pour le reste de l’Europe.