Texte intégral
Le Figaro Madame - 15 mars 1997
Valery Bailly : Le rapport Gisserot qui résume les conséquences de la famille reconnaît le travail féminin comme « la caractéristique familiale majeure ». Qu’est-ce que cela signifie pour vous ?
Jacques Barrot : Aujourd’hui, 8 femmes sur 10 travaillent – contre 4 sur 10 en 1960. La France a ainsi atteint un des plus forts taux d’activité féminine d’Europe. Mais, si nous sommes en avance sur la participation des femmes à la vie active, nous sommes en retard sur l’organisation du temps de travail. Il nous faut maintenant développer les horaires aménagés et le recours au temps partiel choisi. Et, c’est de la femme, obligée de concilier à part entière sa vie de mère et sa vie professionnelle, que viendra l’innovation. Vous savez, par culture, je crois au rôle créatif de la femme.
Valery Bailly : Quelles conséquences attendez-vous de la deuxième conférence de la famille, qui se tient lundi 17 mars, concernant le travail des femmes ?
Jacques Barrot : Notamment, une conciliation plus imaginative de la vie professionnelle, de la vie parentale et je pense, là encore, à l’aménagement du temps de travail.
Valery Bailly : Parlons des crèches. Il y a aujourd’hui environ 192 000 places en crèche et 60 100 en halte-garderie pour 2,3 millions d’enfants de moins de trois ans. Qu’est-ce qui est prévu par la suite ?
Jacques Barrot : Nous préparons un décret et élargissant les horaires d’ouverture des crèches. Je souhaite également, pour une meilleure socialisation des petits, que les mères de famille qui font garder leurs enfants par une assistante maternelle agréée puissent, dans certains cas, les faire confier par celle-ci à la crèche ou à la halte-garderie de temps à autre.
Valery Bailly : N’y a-t-il pas un travail de fond à faire sur les mentalités ? Notamment celles des comportements d’embauche et la discrimination vis-à-vis des femmes en âge d’avoir des enfants ?
Jacques Barrot : Il y a là un véritable retard des mentalités. Les employeurs ne doivent plus « avoir peur de la maternité », mais concevoir des formules innovantes. Par exemple, nous allons bientôt proposer d’établir une épargne « temps-formation » et cela ne me choquerait pas qu’il existe également une épargne « temps parental ». Je m’explique : en contrepartie d’un emploi à horaires aménagés, une femme pourrait dégager du temps libre payé. Mais, je suis peut-être un peu avant-gardiste…
Valery Bailly : Le temps partiel concerne une majorité de femmes. Envisagez-vous un moyen de revaloriser ces emplois ?
Jacques Barrot : Il n’y a pas de raison que le travail à temps partiel ait mauvaise presse alors qu’il est une des clefs de l’avenir. Je veux sortir – et c’est ma grande ambition – le temps partiel français de cette image un peu dévalorisante alors que dans les sociétés les plus évoluées comme les sociétés nordiques, sont développement est parfaitement en phase avec le désir des jeunes générations. Un texte à venir, qui transcrira une directive européenne sur le temps de travail, nous permettra de préciser certaines règles pour qu’il ne soit plus qualifié d’emploi précaire ou d’emploi au rabais. À savoir, entre autres, que celui ou celle qui travaille à temps partiel est un travailleur à part entière et qu’il ne doit pas être pénalisé en cas de restructuration ou de réorganisation de l’entreprise.
Valery Bailly : Quel est l’avenir du travail à domicile ? Quelle place tiendra-t-il dans dix ans ?
Jacques Barrot : Le télétravail représente déjà 15 % des emplois aux États-Unis. En France, en 1993, il ne concernait que 16 000 personnes, mais à moyen terme, les activités de service en seront bouleversées. Je fonde de sérieux espoirs sur le travail à domicile qui permet de concilier qualité de vie et travail moderne par une relation plus souple avec l’entreprise. Chez moi, en Haute-Loire, avec les tisseurs à domicile, c’est une tradition ancienne qui peut devenir vivace.
Valery Bailly : Votre femme, Florence, dirige une usine de conditionnement de plastique à Yssingeaux, en Haute-Loire. Vous a-t-elle fait part de problèmes particuliers concernant le travail féminin ?
Jacques Barrot : Le dynamisme de cette entreprise est dû en grande partie à la qualité du travail féminin. Ma femme me fait surtout la guerre contre la complexité administrative et je lui ai promis une fiche de paye mensuelle simplifiée avant la fin de l’année. Mais, simplifier est une chose difficile.
Valery Bailly : Les perspectives de retraite s’étiolent. Celles des femmes seront particulièrement déficientes. Que proposez-vous ?
Jacques Barrot : C’est un problème. Il devrait s’atténuer dès lors que la société finira par refuser toute discrimination de la femme face à l’emploi, au salaire et donc à la retraite. Mais, on pourrait encore améliorer le système de valorisation des points de retraite pour les périodes de maternité et de congé parental.
Valery Bailly : Le taux de chômage des moins de 25 ans est d’environ 21 % pour les hommes et de 30 % pour les femmes. Vous avez trois enfants, dont deux filles, Hélène, treize ans, et Marie, huit ans. Comment leur expliquez-vous que les jeunes filles aient plus de mal à trouver un premier emploi que les hommes ?
Jacques Barrot : Tout d’abord, ces pourcentages ne sont pas exacts. Entre 16 et 25 ans, un jeune sur deux est à l’école ou à l’université. Ce pourcentage ne concerne donc que la moitié de la classe d’âge. En ce qui concerne mes filles, je ne crois pas que la question se posera pour elles dans les mêmes termes que pour leurs aînées. Je suis peut-être trop idéaliste mais je ne vais pas commencer à les mettre en garde ou à créer chez elles je ne sais quel complexe vis-à-vis de leur frère. Le mouvement est en marche. D’ailleurs actuellement, mon professeur en informatique, c’est Hélène.
Valery Bailly : Trouverez-vous normal qu’après avoir fait les mêmes études que les garçons de leur âge, elles soient payées en moyenne 12 % de moins que leurs collègues masculins, pour effectuer le même travail ? Et qu’envisagez-vous pour faire respecter la loi ?
Jacques Barrot : C’est scandaleux et aberrant. Qui peut aujourd’hui justifier une inégalité de salaire à qualification égale entre homme et femme ? J’espère que ces archaïsmes n’auront plus droit de cité dans la société de demain. D’autant plus que les chefs d’entreprise soulignent la constance et la disponibilité des femmes qu’ils emploient. Il y a quand même un observatoire de la parité dont Anne-Marie Couderc s’efforce de promouvoir l’action. D’autre part, il est indispensable que dans les entreprises le dialogue social conduise à cette dimension élémentaire de l’égalité. Franchement, si l’on n’y parvient pas, c’est à désespérer du dialogue social…
Valery Bailly : Votre mère était pharmacienne. Avez-vous souffert de ne pas la voir toujours à la maison quand vous étiez petit ?
Jacques Barrot : C’était la profession idéale ! L’officine était dans la maison et on faisait les versions latines dans l’arrière-boutique car, elle était très forte en latin ! De temps en temps, elle me donnait un coup de main. J’avais beaucoup de chance.
RMC - Lundi 17 mars 1997
P. Lapousterle : Hier, à Bruxelles, une manifestation internationale de salariés a réuni des dizaines de milliers de personnes, c’est une première en Europe. Est-ce qu’à votre avis, c’est un tournant ?
Jacques Barrot : C’est en tout cas l’expression d’une solidarité qui doit, en effet aujourd’hui, être à la dimension européenne. Nous avons fait voter, j’avais fait voter à la fin de l’année 1996, un dispositif qui prévoit désormais des comités de groupe européens à l’intérieur desquels il y aura une concertation au préalable, dans l’avenir, pour ce genre de restructuration. C’est en effet, je crois, une Europe sociale qui est en train de naître douloureusement mais, je crois qu’elle est en marche et de ce côté-là, je ne peux que m’en réjouir.
P. Lapousterle : Un mot sur le statut du PDG de Renault, dont les représentants les plus éminents et gradés du RPR ont demandé la démission : est-ce qu’il est assez fort pour mener un plan ?
Jacques Barrot : Je crois qu’il ne faut pas confondre les rôles. Ce n’est pas aux politiques de se substituer aux chefs d’entreprise. Par contre, ce que l’on est en droit d’attendre de Renault maintenant, c’est vraiment de tout mettre en œuvre pour apporter les compensations et faciliter la reconversion du secteur de Vilvorde.
P. Lapousterle : Un mot pour finir sur ce sujet, je m’adresse là à l’homme politique que vous êtes : lorsque vous voyez que le titre Renault gagne 15 % le jour où l’on annonce la fermeture d’une usine en Belgique, est-ce qu’il n’y a pas là quelque chose qui peut apparaître aux yeux de l’opinion, de nous tous, de vous peut-être aussi, comme une provocation et est-ce que l’on peut accepter cela ?
Jacques Barrot : C’est peut-être une provocation, c’est en tout cas une erreur. Car, la stratégie industrielle veut que l’on se donne les moyens d’un nouveau dynamisme et c’est au moment où, en quelque sorte, les entreprises reprennent leur élan, annoncent une stratégie industrielle que la bourse devrait remonter. C’est là qu’il y a quelque chose qui ne va pas dans l’appréciation des marchés. C’est la raison pour laquelle il faut éviter cette espèce de domination d’une vision purement monétariste. Et, c’est pour cela que je suis un franc partisan d’une Europe qui ait sa vraie dimension industrielle et économique.
P. Lapousterle : On en vient au deuxième volet de vos activités. Les internes ont obtenu en quelques jours ce qu’ils demandaient, c’est-à-dire, être exonérés pendant les sept années qui suivent leur installation, des éventuelles pénalités en cas de dépassement des budgets prévus par la Sécurité sociale. Est-ce que vous avez éteint le feu, au risque d’un coup de canif à la réforme de la Sécurité sociale ?
Jacques Barrot : La réforme n’est pas pour autant mise en cause. Ce que nous avons voulu prendre en considération, c’est l’installation de cette jeune génération qui est dans une période charnière : elle vient de finir sa formation, elle va commencer dans quelques années à exercer sa médecine, il faut lui laisser le temps de s’installer, de faire sa clientèle. Entre cinq ans – initialement acceptés par les internes, d’ailleurs – et sept ans, il n’y a pas de grosse différence.
P. Lapousterle : Mais pour ceux qui continuent le mouvement ?
Jacques Barrot : Je les mets en garde. Je crois qu’ils sont en train, d’une certaine manière, de travailler contre leur véritable intérêt, d’écouter un peu trop les sirènes de ce que nous appelons le statu quo, c’est-à-dire, l’immobilisme qui, tôt ou tard, se retourne contre ceux qui ont défendu cet immobilisme. C’est difficile de faire des efforts d’adaptation mais c’est cela qui ouvre les voies de l’avenir. Cette génération aurait vraiment tort de se mettre en travers d’une réforme qui, pour l’essentiel, lui rendra demain la vie sinon plus facile, du moins plus stable, à l’abri d’une assurance-maladie aux abois à cause des déficits et qui, demain, risquerait d’entraîner la remise en cause de la médecine à la française.
P. Lapousterle : Les neufs millions de familles attendent aujourd’hui des améliorations de leur sort, conformément aux promesses, disent-elles, du candidat J. Chirac. Il y a une conférence sur la famille cet après-midi, à laquelle vous allez participer. Les familles se plaignent d’être mal traitées depuis que vous êtes en place et depuis que le Gouvernement Juppé est en place, parce qu’on leur a limité les allocations familiales qui sont taxées par le RDS.
Jacques Barrot : D’abord, je voudrais que la journée d’aujourd’hui serve à regarder plus objectivement les choses : depuis 1994, tout ce qui touche la petite enfance, notamment l’allocation parentale d’éducation qui est ouverte désormais aux mamans de deux enfants, et pas seulement aux mamans de trois enfants, tout cela, en 1994, a coûté 10 milliards. En 1996, cela en a coûté 21. En 1997, cela coûtera 25 milliards. Je me demande bien quel est le gouvernement qui aurait accepté une montée en charge de ces aides ? Nous l’avons fait, parce que nous pensons que c’est vraiment là une priorité familiale absolue. Et nous allons continuer. Ce qui ne veut pas dire que nous ne regardons pas déjà le problème des grands enfants, ceux qui, à 18 ans, ne sont pas à l’université et n’ouvrent pas droit à la prestation.
P. Lapousterle : Tout le monde sait que le marché de l’emploi est ce qu’il est, vous mieux que personne. Les enfants restent plus longtemps chez eux. Lorsqu’on a 18 ans, les allocations familiales s’arrêtent quand on n’est pas étudiant. Pensez-vous qu’on débloquera aujourd’hui ce point-là, que les familles pourront recevoir les allocations avec des enfants plus âgés ?
Jacques Barrot : On va affirmer une volonté. On va essayer de dégager les moyens de faire une première étape. Mais, j’insiste beaucoup : sous prétexte d’aider aujourd’hui les familles, il ne faut pas tomber dans le piège de faire des prestations à crédit, des prestations qui ensuite vont susciter des dettes. Qui réglera ces dettes si ce n’est justement nos enfants ? C’est là que je souhaite, personnellement, que l’on n’oublie pas cela : nous ne pouvons pas financer à crédit en reportant la charge de ces dettes sur la jeune génération.
P. Lapousterle : Il y a des choses qui ne coûtent pas beaucoup d’argent : on parle du temps familial. Allez-vous décider aujourd’hui de mesures qui permettront d’avoir une famille plus présente vis-à-vis des enfants, tout en ayant une vie professionnelle ? Peut-on envisager quelque chose, sur le temps d’une vie, qui permette à chacun d’être plus équilibré ?
Jacques Barrot : Cette réunion d’aujourd’hui a été très bien préparée, notamment par les groupes qu’avait réunis H. Gisserot. Nous allons proposer ce soir quelques formules très innovantes.
P. Lapousterle : Par exemple ?
Jacques Barrot : L’idée que le congé parental que vous pouvez prendre dans votre entreprise, vous pourrez le prendre non seulement quand l’enfant est petit, mais aussi pendant l’adolescence car, il y a aussi des moments difficiles à ce niveau-là. Nous pensons beaucoup à faciliter l’usage du temps partiel choisi par les familles. Nous pensons aussi que les parents qui s’arrêtent en prenant l’allocation parentale d’éducation doivent avoir une formation pendant ce temps, pour pouvoir retrouver l’entreprise dans de bonnes conditions. Il y a toute une série de propositions qui seront mises sur la table, mais – j’insiste – la politique familiale, ce n’est pas seulement l’affaire de l’État, c’est aussi celle des employeurs, c’est aussi celle des collectivités locales car, il y a aussi le problème des services offerts aux familles. Tous les maires de France savent bien qu’ils ont une part de responsabilité dans l’organisation des centres de loisirs, des crèches et, de plus en plus, dans l’accueil des adolescents qui ont besoin, en dehors des heures scolaires, d’être accueillis et de pouvoir ainsi ne pas errer seuls dans une société où la famille doit retrouver pleinement son rôle. Il faut l’accompagner.