Interviews de M. François Bayrou, ministre de l'éducation nationale de l'enseignement supérieur et de la recherche, dans "Le Journal du dimanche" du 1er décembre 1996 et à RTL le 3, sur la nécessité de la monnaie unique européenne et sur les valeurs de l'école.

Prononcé le 1er décembre 1996

Intervenant(s) : 

Média : Emission L'Invité de RTL - Le Journal du Dimanche - RTL

Texte intégral

Le Journal du dimanche - 1er décembre 1996

JDD : Vous venez de lancer dans « Le Monde » un « Appel aux militants de l’Europe ». Avez-vous reçu beaucoup de réponses ?

François Bayrou : Ce n’est pas un appel pour des réponses mais pour faire réfléchir. J’ai voulu dire que si se précisait une menace grave sur la construction européenne, alors il faudrait réagir. Il y a des européens dans tous les camps, comme il y a des anti-européens partout. Le paradoxe est que les anti-européens s’entraident et se font la courte échelle, alors que les européens continuent imperturbablement à s’ignorer et à se combattre comme s’ils n’avaient rien en commun. Ce déséquilibre ne pourra pas durer.

JDD : A l’Assemblée nationale, on vient d’assister à un étrange débat sur la construction européenne. Giscard, un de ceux qui ont fait l’Europe, applaudi par les plus anti-européens après sa proposition de décrochage du franc par rapport au mark. Débat européen ou débat politique ?

François Bayrou : C’est en tout cas un moment de trouble dans les esprits. La question fondamentale est celle-ci : la monnaie est-elle pour l’Europe un accessoire dont elle pourrait se passer ou est-elle au cœur du projet européen ? Pour moi, la réalisation de la monnaie unique est cruciale. C’est un projet historique, un de ceux dont on parlera encore dans plusieurs siècles, une vraie avancée pour les générations à venir. Si la monnaie se fait, l’Europe se fera. Si la monnaie ne se fait pas, l’Europe ne se fera pas. Il y a cinquante ans que les gouvernants successifs de la France, Robert Schumann, de Gaulle, Pompidou, Giscard d’Estaing, Mitterrand et aujourd’hui Jacques Chirac, apportent leur pierre au même projet : Communauté économique, Marché commun, monnaie unique. Tout se tient : la prospérité par la mise en place d’un marché de vaste dimension, la sécurité de ce marché par une monnaie à l’abri des fluctuations artificielles. L’Europe politique est à faire. Mais elle dépend aujourd’hui de notre détermination dans la construction de l’Europe économique.
Au sujet de l’euro, il y a deux questions en débat. D’abord son niveau par rapport au dollar. On dit que le dollar est sous-évalué par rapport à sa valeur réelle. C’est vrai probablement de 15 à 20 %, et cela favorise les Américains. Pourquoi peuvent-ils imposer un cours du dollar bas et conserver des taux d’intérêt très bas pour emprunter avantageusement ? Parce qu’ils ont une monnaie qui attire l’épargne mondiale. Nous pouvons disposer de la même arme, d’ici à quelques mois. L’existence de l’euro est la condition préalable à toute réflexion efficace sur la valeur du dollar. Et puis il y a une seconde réflexion sur la dévaluation préalable du franc par rapport au mark. Je crois que cette perspective est injustifiée et dangereuse. Nous vendons plus aux Allemands que nous leur achetons, 8 milliards d’excédents environ. C’est bien la preuve que le rapport entre les deux monnaies ne nous pénalise pas ! Un tel décrochage, unilatéral, porterait un coup fatal à la coopération franco-allemande. Cela signifierait que nous nous autorisons, entre nous, entre alliés, les manœuvres déloyales que nous avons tant reprochées à la Grande-Bretagne ou à l’Italie. Bien entendu, ceux qui ont toujours été réservés ou hostiles à l’idée d’une monnaie européenne ont bien vu que cette question pourrait faire sauter le projet de monnaie unique. Ils ont donc enfourché ce cheval de bataille.

JDD : Reproche directement adressé à M. Giscard d’Estaing ?

François Bayrou : Je ne personnalise pas le débat. Je n’oublie pas combien je me suis battu aux côtés de Valéry Giscard d’Estaing lorsqu’il a fallu faire voter oui au traité de Maastricht. Dans les combats européens d’aujourd’hui je ne veux pas oublier ceux d’hier.

JDD : Qui sont les moins européens, les Français ou leurs dirigeants ?

François Bayrou : L’hésitation des dirigeants rejaillit, comme il est normal, sur les peuples. Cette hésitation est très dangereuse.

JDD : Sur les questions européennes, vous sentez-vous plus proche de Séguin ou de Jospin ?

François Bayrou : Avec Philippe Séguin, je me sens en communauté d’inquiétude sur la société française, sur son angoisse, sur le besoin de repères républicains qui est le sien. Je crois que nous ressentons de la même manière le besoin de sens de notre temps. Mais sur l’Europe, au moment des grands choix, beaucoup de socialistes ont fait plus clairement que lui le choix européen.

JDD : Dans votre livre, vous écrivez : « Ceux qui pensent qu’il convient de rallumer la confiance dans la République doivent se retrouver. » Vous proposez une nouvelle majorité Bayrou-Chevènement-Séguin ?

François Bayrou : Attention aux chimères !... En fait, il y a deux grandes questions : la question de l’attente d’une nouvelle société, et la question de l’horizon européen. L’attente d’une société nouvelle, plus chaleureuse, et plus généreuse, plus républicaine qui transcende les frontières politiques. L’idéal européen aussi. Je crois que le jour viendra où, sur ces deux sujets, il faudra le courage de rassemblements nouveaux. Le problème est que sur les deux sujets, les frontières ne se recoupent pas. Manque de chance ! Ceux qui ont la sensibilité sociale et ceux qui ont la sensibilité européenne ne sont pas nécessairement les mêmes !

JDD : Vous proposez rien moins qu’un gouvernement d’union nationale ?

François Bayrou : Non. Mais si un jour c’est vraiment l’essentiel qui est en jeu, et si l’essentiel est menacé, je suis persuadé que des sensibilités aujourd’hui séparées, situées dans des camps différents, selon des frontières issues du passé, devront réfléchir à leur devoir.

JDD : La droite et la gauche n’existent plus ?

François Bayrou : Y a-t-il aujourd’hui un seul Français, à quelque camp qu’il appartienne, qui puisse croire qu’il y a des problèmes dont les solutions relèvent du vieux clivage droite contre gauche ? On voit bien combien les défis qui sont devant nous exigent des réponses nouvelles. C’est vrai pour le social : il nous faut à la fois maintenir notre degré de solidarité et le faire sans augmenter davantage la dépense publique. C’est vrai pour le travail : peut-être faut-il le partager, mais il faut surtout le multiplier et rendre à la France, comme aux autres pays européens, sa capacité à concilier compétitivité et emploi. Cela commande d’énormes réformes, sociales, fiscales. C’est vrai pour l’Europe : si on ne fait pas attention, on va rater le rendez-vous européen. Des forces extrêmement puissantes se coalisent partout contre ce rendez-vous. Ce serait un drame. Devant toutes ces questions, ne vaudra-t-il pas la peine, un jour, de mettre entre parenthèses les conflits partisans traditionnels, pour rassembler tous ceux qui ont sur le fond la même idée de l’avenir ? Dans les moments graves, cela a toujours été la réponse du général de Gaulle. Ma conviction est qu’elle peut devenir d’actualité.

JDD : C’est le sens de votre livre ?

François Bayrou : Exactement. Il y a des combats qui sont d’un autre temps. La plupart des responsables le savent parfaitement. Mais c’est difficile à dire et, sans doute, encore plus à faire. C’est pourquoi il y faut des moments exceptionnels. Je crois que nous n’en sommes pas loin.

JDD : Pour vous, quelle est l’échéance ?

François Bayrou : Le jour où il apparaîtrait clairement que la division de ceux qui ont au fond les mêmes convictions empêche les projets de se réaliser, la France de retrouver la cohésion et l’emploi, l’Europe de se faire. Ce jour-là, s’il vient, si la prise de conscience est possible, il nous faudra mettre nos querelles entre parenthèses.

JDD : Vous proposez un nouveau Front républicain ?

François Bayrou : Non. Le Front républicain, c’est un sauve-qui-peut contre l’extrémisme, un mouvement d’urgence, mais qui, d’une certaine manière, renforce le danger. Je me borne à indiquer qu’il y a désormais des sujets qui rassemblent par-dessus les frontières habituelles. Ce sont ces nouvelles frontières qui m’intéressent, pas les solutions du passé.

JDD : Mais les socialistes qui peuvent être proches de vous sur l’Europe viennent d’adopter un programme bien différent sur le plan économique et social de la politique que vous conduisez. Où sont alors vos « nouvelles frontières » ?

François Bayrou : C’est bien la preuve que nous sommes encore loin de cette prise de conscience. Mais je crois que la considération de l’urgence et de la gravité du risque peuvent un jour commander à la conscience des politiques, et plus encore des citoyens.

 

RTL - mardi 3 décembre 1996

O. Mazerolle : Après les déclarations de Valéry Giscard d’Estaing, vous avez publié dans « Le Monde » un appel aux militants de l’Europe. Un appel c’est assez solennel. Craignez-vous beaucoup que les déclarations de l’ancien président de la République mettent en péril la monnaie unique de l’Europe ?

F. Bayrou : Ce n’est pas à propos des déclarations de M. Giscard d’Estaing, c’est au moment que nous vivons, où vous sentez bien que le scepticisme à l’égard de l’Europe est agissant, actif. Ce qui est frappant, c’est qu’on voit les anti-Européens qui sont dans tous les camps – comme il y a des Européens dans tous les camps – se donner la main, se faire la courte échelle. Ils ont entre eux des situations de connivence tandis que les Européens continuent de se combattre comme s’ils étaient indifférents les uns aux autres et comme s’ils n’avaient rien en commun à défendre. C’est cette situation-là qui m’a donné envie de leur dire que le moment viendrait peut-être où il faudrait qu’ils travaillent ensemble pour sauver l’essentiel.

O. Mazerolle : M. Tietmeyer a aussi fait une petite déclaration sur le dollar sous-évalué. Du coup, le dollar a monté.

F. Bayrou : Vous avez là la preuve par neuf de ce qu’un euro puissant, la préparation d’un euro puissant est capable de rééquilibrer la monnaie européenne par rapport à la monnaie américaine. C’est parce qu’on est dans le contexte de la préparation de l’euro, c’est parce qu’on croit dans le monde entier que les Européens vont faire la monnaie unique que les déclarations de ceux qui ont la responsabilité de préparer cette monnaie unique sont importantes. Vous avez la preuve sous les yeux de ce que peut une monnaie européenne puissante.

O. Mazerolle : Dans votre livre « Le droit au sens » publié chez Flammarion, vous parlez de la « présence à la fois nécessaire mais insuffisante des marchés contre lesquels on pourrait voir renaître des utopies meurtrières ». L’Europe telle qu’elle se dessine actuellement, et pour laquelle vous militez, n’est-elle pas soumise à la loi des marchés ? N’est-ce pas cela qui provoque cette révolte potentielle ?

F. Bayrou : Elle est la seule réponse possible aux marchés. Elle est la seule réponse possible à ce qui paraît être aujourd’hui une loi d’airain qui s’applique à tous sans que l’on devine encore comment on pourrait la contrôler. Il faut, pour résister à ces puissances – qui sont extrêmement fortes d’un bout à l’autre de la planète et peu contrôlées – une construction politique puissante. Seule l’Europe est capable d’être cette construction politique puissante.

O. Mazerolle : Ces puissances ne sont pas contrôlées au sein de l’Europe : les capitaux circulent librement.

F. Bayrou : C’est parce que nous n’avons pas encore construit l’architecture politique capable d’y répondre. C’est pourquoi tout se tient : d’un côté, la construction de l’Europe capable de contrôler la puissance désordonnée des marchés, capable d’avoir avec eux un dialogue équilibré, et d’un autre côté, la monnaie unique qui est la seule à même de donner à l’Europe la puissance politique et la puissance économique qui lui permettront de résister à cette tendance.

O. Mazerolle : L’école est-elle encore en situation de former le creuset futur de la nation française ? On voit de nouveau des professeurs qui se révoltent contre la présence de jeunes filles portant le foulard islamique dans leurs classes. Ils tentent de les renvoyer contre l’avis du Conseil d’État qui estime que le simple port de ce foulard islamique ne peut constituer un signe ostentatoire.

F. Bayrou : J’avais pris il y a deux ans, sur cette si difficile question, une circulaire qui donnait à tous ceux qui avaient la responsabilité de l’enseignement les bases et les arguments nécessaires pour faire respecter dans l’école les principes et les valeurs de la République. C’est très important, parce que si l’école n’est pas le creuset, alors, où sera le creuset ?

O. Mazerolle : Oui, mais le Conseil d’État n’est pas d’accord avec vous.

F. Bayrou : Oui. Le Conseil d’État vient encore de donner raison aux enseignants sur plus d’une vingtaine d’expulsions à Lille. Mais lorsqu’un des responsables du Conseil d’État, le vice-président, dit que le foulard islamique n’est pas un signe intégriste, c’est une opinion qu’il traduit, ce n’est pas une jurisprudence. Ce qui est clair, c’est que l’école, c’est le lieu où doit commencer à se former ce peuple de citoyens qui sera la République. Ce peuple de citoyens ne peut pas se former en acceptant les signes de l’intégrisme ou de la discrimination entre hommes et femmes. Il faut le faire tout en montrant aux jeunes que ce n’est pas l’islam qui est en jeu, que ce ne sont pas leurs convictions qui sont en jeu mais que ce sont simplement des dérives que nous essayons d’éviter pour que la France continue à se former.

O. Mazerolle : Comment faire si votre circulaire n’a pas été suffisante ?

F. Bayrou : La circulaire a déjà beaucoup fait pour que le nombre de ces signes diminue. Je n’exclus aucune solution, ni réglementaire, ni législative si jamais ces désordres continuaient.

O. Mazerolle : Donc, on pourra avoir éventuellement une loi ?

F. Bayrou : Je n’exclus aucune solution.

O. Mazerolle : Il y a le cas d’un directeur d’école qui a proposé à ses élèves de primaire une rédaction sur le cas du meurtrier maghrébin du jeune Nicolas à Marseille et un autre devoir sur la fabrication des cocktails Molotov. Que va-t-il devenir ?

F. Bayrou : J’ai fait ouvrir une enquête. Il faut être simple dans ces affaires : le délit d’opinion n’existe pas en France et ce n’est pas moi qui vais le créer. Je n’ai pas l’intention de commencer des chasses aux sorcières sur les opinions. En revanche, il y a des principes qui s’appliquent aux enseignants, notamment aux directeurs d’école. Ces principes sont le respect d’un certain nombre de règles élémentaires : le refus de tomber dans les tentations ou les folies des dérives racistes ou qui désignent du doigt telle ou telle catégorie de la population. Eh bien, c’est très simple : si l’enquête montrait qu’il y eu ce genre de dérive, il y aura sanction.

O. Mazerolle : M. Pineau-Valencienne annonçait il y a peu de temps à ce micro qu’il voulait, avec l’Éducation nationale, proposer une nouvelle forme de formation aux jeunes, avec un séjour d’au moins neuf mois en entreprise et des UV. Êtes-vous d’accord ? L’Éducation nationale va-t-elle s’associer aux entreprises ?

F. Bayrou : Je suis d’accord, et je l’ai dit à M. Pineau-Valencienne : nous avons préparé ce dispositif ensemble. On voit qu’il manque quelque chose qui soit offert aux jeunes en formation pour qu’ils puissent découvrir la vie économique et l’entreprise pour en tirer un bénéfice dans leur formation. C’est ce que nous allons faire. Ce dispositif sera annoncé, je l’espère, en janvier.

O. Mazerolle : Les profs sont d’accord ?

F. Bayrou : Les professeurs, l’Éducation nationale sont d’accord. Il y a eu une loi déjà, qui a été prise sur ce sujet et dont nous allons nous servir. Cela s’appelle la validation des acquis.