Texte intégral
Amnesty international - mardi 10 décembre 1996
Mesdames et Messieurs,
C’est pour moi un grand honneur et une grande joie de présider le gala du 35e anniversaire d’Amnesty international.
Parmi les organisations qui œuvrent en faveur de la reconnaissance, de la protection, de l’exercice des droits les plus élémentaires de l’homme et du citoyen, Amnesty international occupe, incontestablement, une place à part.
Depuis trente-cinq ans, il n’est pas un endroit au monde où vous n’ayez exercé votre vigilance, fait savoir, lorsqu’elles se produisaient, les atteintes au droit des gens, lutté et œuvré pour tendre la main à tous ceux qui souffrent de ce mal insupportable en cette fin de XXe siècle : l’absence de démocratie.
Depuis trente-cinq ans, vous n’avez cessé de démontrer l’urgence qu’il y a à lutter, à défendre, à promouvoir l’État de droit, la démocratie, le respect de la personne humaine.
Cette urgence est, plus que jamais, d’actualité.
Souvenons-nous que l’histoire de l’homme c’est, aussi, l’histoire de sa violence. Souvenons-nous qu’il y a eu l’homme une part d’ombre et une part de lumière. Gardons-nous de tous les appels, de tous les discours, de toutes les incitations emprunts de mépris, de haine, de refus de l’autre.
C’est l’UNESCO qui nous accueille et qui vous accueille, pour cette manifestation de ce soir qui est un hommage à l’ensemble de votre entreprise. Qui ne comprend le lien profond qui existe, en fait, entre Amnesty international et l’UNESCO ? Dès l’origine de cette institution international – c’était au lendemain de la second guerre mondiale – l’instruction, la science et la culture convergeaient en une seule et même démarche citoyenne. C’est cette démarche-là, lucide et déterminée, qui nous inspire, ici et maintenant.
Puisse l’esprit qui souffle en ces lieux continuer d’animer les actes et les paroles de tous ceux qui, dans le monde, concourent à l’exercice indispensable de la citoyenneté et de la démocratie : c’est le mon vœu le plus cher.
Rencontres de Force Démocrate autour de Laurent COHEN-TANUGI sur le thème de l’Europe, le mardi 10 décembre 1996
Laurent COHEN-TANUGI,
Normalien, diplômé de Harvard, avocat au barreau de Paris et de New York, vous êtes, à trente-huit ans, l’auteur de déjà quatre livres : Le droit sans l’État, la métamorphose de la démocratie, l’Europe en danger et, enfin, Le choix de l’Europe.
État de droit, démocratie, Europe : ces questions sont cruciales pour une formation comme la nôtre, dans la mesure où, pour nous comme pour vous, le choix de l’Europe et celui de la démocratie sont indissociables.
Je voudrais vous rappeler, avant d’entrer dans le cœur de ce sujet, qui est un de ceux auxquels je suis le plus attaché – par mes convictions, par mon engagement politique, par la famille de pensée à laquelle j’appartiens – quelques vérités sur les Européens que vous êtes, que nous sommes déjà.
Européens, vous l’êtes pour deux raisons : d’abord, parce que vous vivez au cœur du continent qu’est l’Europe et qui a, déjà, une histoire commune. Ne vous êtes-vous jamais demandé comment il était possible qu’à Rouen, à Winchester, à Ulm, les cathédrales se ressemblent autant ? C’est que l’Europe a existé dès le Moyen- Age. Savez-vous qu’à la veille de la révolution française, d’un bout à l’autre de l’Europe, on parlait le français ? Vous a-t-on jamais dit que c’est Victor Hugo, en plein XIXe siècle, qui parla le premier des « États-Unis d’Europe » ?
Nous, européens, avons un très long passé en commun. Ce passé porte, aussi, la marque de notre violence. Ce sont les deux guerres mondiales, dont notre sol a été meurtri. C’est de cette expérience dramatique et de la conscience de notre passé qu’est née l’idée européenne qui est, d’abord et avant tout, le choix de la paix, de la coopération et de la prospérité contre celui de la guerre, de la ruine et de la concurrence sauvage.
Je sais bien que les débats sur l’Europe peuvent être, très souvent, très techniques. Mais nous, nous ne devons jamais oublier ces fondements et ces enjeux de l’Europe. Pour la première fois, dans l’histoire mouvementée de notre continent, les nations européennes ne s’unissent pas les unes contre les autres, mais les unes et pour les autres.
Nous vivons un véritable renversement de l’histoire. Nous sommes la première génération de Français à venir au monde, protégée de la guerre. Tous les Européens n’ont pas cette chance ! Vous le savez, la guerre fait rage sur le sol même de notre continent ; aux frontières même de l’Union que nous avons construite.
Deuxième raison d’être européen : avec patience et avec prudence, nous construisons, sur l’espace européen, une puissance d’un genre tel qu’elle est sans équivalent, ni dans le passé, ni ailleurs dans le monde. Peut-être ne l’a-t-on pas, suffisamment, expliqué.
Avez-vous remarqué que les grands problèmes, les grands enjeux, les grands maux qui assaillent l’ensemble des pays de l’Europe ne peuvent plus, aujourd’hui, être affrontés séparément par les États ? Le nuage radioactif de Tchernobyl a superbement ignoré les frontières : la pollution de l’au – celle des fleuves, celle des mers – de même ; le chômage frappe, indistinctement, les économies européennes ; la drogue et le sida concernent aussi bien les Français que les Britanniques ou les Allemands.
Il ne suffit pas d’être conscient de ses insuffisances. Notre responsabilité commune, à vous et à nous, est d’y remédier. Comment ? La voie est toute tracée par des institutions qui permettent et encouragent la coopération entre les États. Hier à douze, aujourd’hui à quinze, demain plus nombreux encore, nous ferons mieux que seuls.
Seule la volonté des États et leur accord sur un contrat européen peut permettre d’avancer. Cela veut dire – vous le comprendrez – que nous n’avancerons ni au même rythme, ni avec tous les pays d’Europe au même moment.
Je parle de « contrat européen ». L’Europe n’est pas une obligation, c’est un choix. C’est celui de la démocratie, de la liberté, de l’entente entre les peuples et du progrès social.
Trois raison d’être Européen : nous devons préserver et promouvoir notre identité et notre fierté d’être Européen. Ne croyez pas que je méconnaisse les deux grands phénomènes de ces dernières années : la crainte d’une dilution, d’une perte de l’identité nationale dans une Europe à la personnalité floue et indécise ; la remontée des mouvements de haine, de xénophobie, de racisme que l’on croyait disparus et qui font, de cette crainte, un levier.
Je crois qu’il est urgent pour nous tous de comprendre profondément deux choses. En premier lieu, qu’est-ce qui menace les identités nationales, sinon des dangers comme ceux que je viens de citer : pollution, chômage, drogue, épidémie, auxquels j’ajouterai le terrorisme et tous les intégrismes ? C’est ben tout un ensemble d’États, que ces dangers, menacent. Pris isolément, pas un État d’Europe n’a les moyens d’y résister. A ce titre, c’est bien l’Europe qui permet, en luttant contre ces dangers, de préserver l’identité de chacun !
Cette identité, il ne suffit pas de la préserver dans un écrin, ou de la conserver de manière à la fois jalouse et inefficace. Nous devons, aussi, en être fiers. Chaque tir réussi de la fusée Ariane, c’est une réussite pour l’Europe et parce que c’est une réussite pour l’Europe, c’en est une pour la France.
Vous me répondrez que vous avez du mal à être fiers de l’Europe du chômage. Faut-il, pour lutter contre ce fléau, moins d’Europe et plus de protectionnisme ? Faut-il une pause dans la construction européenne ?
Je connais les analyses sur ce sujet et je ne suis, pas moins que quiconque, concerné par le chômage. Mais je crois qu’il ne faut pas, pour lutter contre le chômage, moins d’Europe mais plus d’Europe, c’est-à-dire l’Europe sociale.
Nous avons bâti une Europe économique et monétaire ; il nous faut, il vous faut bâtir, désormais, l’Europe sociale, c’est-à-dire un espace homogène de protection, de garantie et de promotion des droits sociaux – droit au travail, au logement, à la santé, à l’éducation – et de partage du travail.
Si nous en revenons à nous battre isolément contre le chômage, nous ne parviendrons qu’à faire baisser le chômage des uns, en faisant monter celui des autres. Jeu dangereux, mortel, dont la France ne sortira, pas plus que l’Europe, gagnante.
Cette Europe dont je parle est cependant incomplète ; il lui manque un visage et une voix ; il lui manque de devenir une Europe citoyenne. Le traité de MAASTRICHT évoque bien l’idée d’une citoyenneté européenne. Qui en parle ? Qui le sait ? Qui le veut vraiment ? C’est à nous de le vouloir, de l’obtenir, de le réaliser.
C’est à vous de donner un contenu concret à ce qui, dans le de MAASTRICHT, n’est encore qu’un principe. Citoyens européens de nationalité française, nous avons un rôle décisif à jouer et un devoir à remplir.
Aucun des grands défis que l’Europe lance, à la France, n’est vraiment nouveau. L’ouverture du pays vers l’extérieur ? La France ne peut que l’accepter, sous peine de décliner. L’édification progressive d’un pouvoir réglementaire, monétaire, politique européen ? La France doit y concourir, sous peine de finlandisation de l’Union européenne par l’Amérique ou par l’Asie. La révision institutionnelle qui s’impose, à Bruxelles et à Strasbourg ? La France doit y consentir, pour que la démocratie y trouve son compte.
Le choix, pour notre pays, se ramène à une alternative d’une biblique brutalité. Ou bien nous laissons faire la concurrence – monétaire, économique, sociale et politique – qui se chargera, à sa façon, d’égaliser et d’harmoniser.
L’espace de l’Europe, sans pouvoir, sera alors ouvert à des maîtres venus d’ailleurs. Ou bien les États de l’Europe trouveront la lucidité et la volonté de réaliser, eux-mêmes, les mutations qui s’imposent. Maîtriser, pour ne pas avoir à subir : tel est le choix que la France doit aider l’Europe à faire !