Texte intégral
Europaische Zeitung : 1er décembre 1997
L’emploi au cœur des préoccupations des Européens
À des degrés divers, tous les pays de l’Union sont confrontés au problème de la croissance et de l’emploi, c’est dramatiquement vrai pour l’Allemagne et la France. Des années durant, nous avons appelé nos opinions à accepter des sacrifices pour la mise en place de l’Union économique et monétaire. Tant et si bien que, pour une partie d’entre elles, l’Europe finissait par être perçue comme un obstacle à la croissance et à la lutte contre le chômage. Elle devenait insensiblement synonyme exclusif d’austérité. Il importe de réagir pour tordre le coup à cette idée fausse et montrer qu’ensemble il est possible d’agir pour la croissance et l’emploi.
Je voudrais immédiatement écarter une mauvaise polémique. Il n’a jamais été question pour nous, Français, de faire passer le « mistigri » du chômage à l’Europe. La responsabilité première de la lutte pour l’emploi est nationale. Et nous savons que c’est principalement sur cette question que les Français jugeront leur gouvernement. Nous n’attendons pas de l’Europe qu’elle serve de « cache-misère » aux engagements que nous avons souscrits devant les électeurs. En revanche nous avons, dès avant Amsterdam, voulu inviter nos partenaires à faire en commun ce qui peut et doit l’être.
Il a pu y avoir des malentendus amour des propositions françaises. Mais force est de constater, à en juger par les premiers résultats obtenus au Conseil européen de juin dernier, que cette préoccupation est, et je m’en félicite, partagée par les Quinze. Après tout, nous avons approuvé un nouveau chapitre emploi dans le traité en même temps qu’y était intégré le protocole social, nous avons adopté une résolution sur la croissance et l’emploi qui accompagne le pacte de stabilité et nous avons décidé de tenir un Conseil européen extraordinaire sur l’emploi. Ces décisions constituent une ouverture et une orientation de travail. Elles illustrent un certain changement de climat et nous obligent, aujourd’hui, c’est du moins ainsi que je les conçois, à une traduction concrète.
Il y a deux pistes. Elles ne sont pas de même nature et exigent, chacune, des réponses spécifiques. La première concerne le futur de la monnaie unique et les décisions qui, je l’espère, seront prises au Conseil de Luxembourg en décembre. La seconde concerne directement le Conseil extraordinaire sur l’emploi.
Je suis convaincu que nous devons expliquer inlassablement que la réalisation de l’euro ne s’oppose pas à la croissance, mais au contraire constitue un point d’appui pour une politique plus équilibrée, en Europe, c’est-à-dire favorable à la croissance et à l’emploi. Ne laissons dire que la monnaie unique va créer, comme par magie, des millions d’emplois. Il ne s’agit pas de cela. L’euro impose tine coordination des politiques économiques. La convergence durable des économies, nécessaire au passage à la monnaie unique, a provoqué une certaine mise en phase des conjonctures Voyez, par exemple, la situation respective de l’Allemagne et de la France. Comment ne pas imaginer, pour m’en tenir à cet exemple, que deux économies, confrontées aux mêmes difficultés, avec, qui plus est, des traditions sociales fortes – l’économie sociale de marché, pour l’Allemagne, et le modèle social, pour la France – coordonnant leurs efforts ne parviennent pas à une politique plus favorable à la croissance. Voilà ce qui fonde notre plaidoyer pour un pôle économique.
Cette expression a suscité des inquiétudes et des objections, en particulier de notre partenaire allemand. Nous avons réaffirmé notre attachement au principe de l’indépendance de la banque centrale, qui est devenu un acquis de notre culture politique et économique, mais nous avons continué d’afficher notre exigence d’une autorité politique pour le volet économique de l’UEM. Désormais les équivoques sont dissipées. À Munster, MM. Waigel et Strauss-Kahn, ont mis au point un projet autour duquel le débat devra se poursuivre avec l’ensemble de nos partenaires. Il y aurait ainsi un « euro-groupe », rassemblant tous les pays de l’euro, dans une instance informelle, mais pour autant légitime, c’est-à-dire politique, qui constituerait le cadre de la coordination des politiques économiques, un lieu de réflexion et de concertation sur les problèmes budgétaires, sur la fiscalité. À cet égard, la contribution Lamers-Schäuble me paraît positive. Elle traduit, à mon sens, la prise conscience de ce que la coordination étroite des politiques économiques est à la fois le résultat logique de la convergence économique et la garantie la plus forte de son caractère durable.
En tout état de cause, je souhaite que le Conseil de Luxembourg de décembre tranche dans ce sens. Nous aurons alors remis l’euro sur ses deux pieds, celui de l’indépendance de la banque centrale, mais aussi celui de la responsabilité du politique, celui de la stabilité, mais aussi celui de la croissance et de l’emploi.
Nous avons auparavant un autre rendez-vous important : le conseil extraordinaire sur l’emploi. Nous avons demandé ce sommet et nous en attendons des résultats concrets. Là encore, nous n’entendons pas entretenir des illusions trompeuses. Mais je crois que nous pouvons viser trois éléments. Les évolutions de la commission et des États membres depuis Amsterdam, l’implication de la présidence dans la préparation de ce sommet, me laissent espérer que c’est possible.
D’abord, il y a l’idée d’objectifs chiffrés et affichés pour guider l’action des États membres dans la lutte contre le chômage. Il ne s’agirait pas d’un objectif global mais d’une série de six ou sept cibles par exemple sur le chômage (les jeunes, sur le chômage de longue durée... Il faut concevoir ces objectifs comme des instruments pour l’action. Pourquoi n’y aurait-il pas les objectifs de Luxembourg, comme il y a les critères de Maastricht ? Ensuite nous pouvons mobiliser les moyens de la Banque européenne d’investissement à la fois pour soutenir les grands projets d’infrastructures décidés au Conseil européen d’Essen, en 1994, et pour appuyer les PME innovantes. Je ne pense pas à de nouvelles charges budgétaires, mais aux moyens existants de la BEI. Enfin, c’est impératif, il faut développer le dialogue social européen. Il faut reconnaître que sur ce point il y a peu d’avancées. Je souhaite, pour ma part, que non seulement les partenaires sociaux soient associés à la préparation de ce rendez-vous et qu’au-delà le dialogue se poursuive et se renforce. Pourquoi ne pas envisager une négociation conventionnelle au niveau communautaire sur les réponses à apporter sur la question de l’emploi, y compris l’aménagement et la réduction du temps de travail ? Il ne doit pas y avoir entre nous de sujet tabou.
Voilà, me semble-t-il, des éléments pour mettre l’emploi, c’est-à-dire la cohésion sociale, au cœur de la construction européenne. Je suis convaincu que c’est une attente des citoyens de l‘Union. Ne pas s’efforcer d’y répondre c’est prendre le risque de porter atteinte au projet européen. Nous avons, Allemands et Français, en raison de la part que nous avons prise dans l’édification de l’Union européenne, des responsabilités incontournables.
Libération : 2 décembre 1997
Libération : N’avez-vous pas le sentiment d’avoir eu à avaler de nombreuses « couleuvres » en Europe depuis votre nomination ?
Pierre Moscovici : On peut toujours voir le verre à moitié vide, moi je le vois surtout à moitié plein. Quand nous sommes arrivés à Amsterdam – reconnaissons-le, un peu par surprise après la dissolution –, l’agenda du Conseil européen était déjà bouclé : confirmation du pacte de stabilité déjà approuvé à Dublin, et un traité que nous n’avons pas négocié, même s’il nous faut aujourd’hui l’assumer. Nous n’avons pas voulu provoquer une crise cela aurait été une faute stratégique de créer une crise institutionnelle avec le Président de la République, une crise monétaire, financière, et une crise avec nos partenaires. Nous aurions perdu tout de suite notre crédibilité. Nous avons essayé au contraire d’élargir un peu le champ, d’ouvrir la porte.
Mon appréciation du bilan de cette action est positive par rapport à nos valeurs et à nos promesses. Nous voulions un gouvernement économique : il y aura un euro-groupe politique. Nous avons aussi fait en sorte que l’euro se fasse sur une base large, avec les Italiens, les Espagnols… Idem pour le sommet sur l’emploi. Nous voulions un rééquilibrage de l’Europe, mon sentiment es qu’il a commencé. Mais il y a deux choses que je n’oublie jamais : on n’agit pas tout seul dans ces cas-là, et il faut trouver des compromis acceptables par tous.
Libération : À votre nomination, on vous a perçu comme le gardien du PS aux affaires européennes, n’êtes-vous pas devenu le gardien de l’orthodoxie européenne auprès des socialistes ?...
Pierre Moscovici : Je n’ai jamais été eurosceptique. Il y a une chose sur laquelle j’ai jadis émis des doutes, c’est sur la pertinence du respect absolu des critères de Maastricht. Je pensais que si ça impliquait des efforts insupportables, comme l’avait dit Lionel Jospin dans la campagne électorale, nous ne devions pas imposer une nouvelle cure d’austérité aux Français. Nous avons pris les mesures adéquates, sans douleur excessive. Il n’y a pas eu de contradiction entre le fait de respecter les 3 % et le fait de relancer le pouvoir d’achat et l’économie. Je n’ai donc pas changé d’avis. Pour le reste, j’ai toujours été partisan de faire la monnaie unique à temps, voire plus tôt, parce que je pense qu’il y a une logique de gauche dans cette monnaie : une logique de puissance, une logique anti spéculative, de baisse des taux d’intérêt et de relance keynésienne… Je ne me sens pas du tout en contradiction, aujourd’hui comme hier tout à fait européen et tout à fait socialiste.
Libération : Sur le « gouvernement économique », la France n’a-t-elle pas revu ses ambitions à la baisse ?
Pierre Moscovici : Nous voulions un gouvernement économique. Nous avons compris très vite que les Allemands n’en voulaient pas : ils avaient le sentiment que c’était une lubie française pour empêcher l’indépendance de la banque centrale. Nous avons abandonné l’expression et une certaine partie de la conception. Nous avons cherché une solution acceptable par tous, et conforme à ce que nous voulions. Elle est de faire un conseil informel – ce n’est pas une institution supplémentaire –, visible, et qui aura des attributions étendues –, visible, et qui aura des attributions étendues. Mon sentiment est que la simple existence de ce conseil va créer une dynamique politique. C’est le pari que nous faisons, nous ne voulons pas aller plus loin ou plus vite que la musique.
Libération : L’avènement de l’euro produira-t-il selon vous un choc fédérateur pour l’UE ?
Pierre Moscovici : Oui. On est à un moment très complexe. L’Europe a le rendez-vous fondamental de l’euro d’une part, et de l’autre des dossiers extrêmement compliques et imbriqués, comme la réforme des politiques communes, le financement de l’Union, l’élargissement… Le conseil de Luxembourg II va être très chargé. Dans ce contexte, il y a un élément de dynamisme qui est l’euro, même s’il n’est pas encore possible d’évaluer son effet d’entraînement. Mais ce sera l’Europe au concret. Le transfert de souveraineté va créer quelque chose. Si en plus on met en place des mécanismes de gestion et de contrôle de l’euro qui redonnent du poids au politique, ces éléments peuvent provoquer un boom. Mais attention, il peut aussi y avoir un choc en retour. L’euro court deux risques : le premier était d’échouer avant – il semble conjuré –, le second serait d’imploser après, si on n’était pas capable de combattre ses effets pervers possibles, notamment sur les salaires ou l’emploi. C’est pourquoi il faut un équilibre entre une banque centrale qui ne soit pas toute-puissante et un pouvoir politique.
Libération : N’y a-t-il pas un affaiblissement perceptible du « moteur » franco-allemand au sein de l’UE ?
Pierre Moscovici : Les choses sont un peu plus compliquées. Le couple demeure, il existe un réflexe franco-allemand. Tous les sommets, sans exception, sont préparés avec eux, et ce sont les seuls avec lesquels nous avons cette démarche systématique. Les Français et les Allemands sont très conscients que l’Europe est en panne s’ils n’agissent pas ensemble. Ne faisons pas comme s’il y avait une crise, ce n’est pas le cas. Nous sommes probablement à une phase un peu délicate, car nos intérêts dans cette période ne sont pas les mêmes. Prenons les principaux sujets de l’agenda : si vous êtes allemand, vous êtes pour l’élargissement le plus rapide possible à un nombre limité de pays – République Tchèque, Hongrie, Pologne –, vous êtes pour la réduction du solde budgétaire de votre pays, et la question institutionnelle ne vous préoccupe pas trop ; Vous êtes français : vous êtes pour un élargissement maîtrisé, et les pays qui sont avec vous dans une relation amicale – Roumanie, Bulgarie… – ne sont pas ceux qui sont le plus en avance, vous êtes pour le maintien des politiques agricoles, structurelles, et des mécanismes financiers actuels, enfin, vous êtes pour la réforme des institutions. Cela montre qu’il y a de vrais débats qui traduisent des intérêts objectivement divergents ; Mais il y a des dossiers sur lesquels les choses avancent, comme la coopération industrielle et de défense, et aussi l’emploi. C’est donc un tableau contrasté. Il n’y a pas de problème politique entre la France et l’Allemagne, il y a des problèmes concrets qui se posent peut-être aujourd’hui plus qu’hier, mais qui seront surmontés car nous avons tous la conscience que nous ne pouvons pas faire les uns sans les autres.
Libération : La Grande-Bretagne vous semble-t-elle réellement plus européenne sous Blair ?
Pierre Moscovici : L’expérience britannique est très intéressante. Ce gouvernement, qui a fait le pari d’entrer dans la monnaie unique, est réellement européen. Si ça se confirme dans les années qui viennent, la Grande-Bretagne sera un partenaire majeur, au même titre que l’Allemagne ou la France. Le jour où la Grande-Bretagne entrera dans l’euro, à mon avis vers 2002-2003, son ancrage européen sera inéluctable.
Libération : Quelle est votre vision de l’élargissement de l’UE notamment à la Turquie ?
Pierre Moscovici : Nous pensons que cet élargissement ne doit pas se traduire par de nouvelles fractures en Europe. Il faut absolument que tous les pays soient sur la même ligne de départ. C’est pour cela que nous proposons une conférence multilatérale. Cela ne signifie pas que nous devions ouvrir les négociations avec tout le monde. Mais personne en doit se sentir laissé au bord du chemin. La France propose que la Conférence européenne inclue la Turquie. Pour des raisons politiques et stratégiques bien que nous n’ignorons pas les problèmes de la Turquie et ses difficultés à les résoudre. Nous souhaitons absolument qu’elle s’ancre dans son lien à l’Europe, car l’alternative serait de casser ce qui existe, comme l’union douanière, de la raccrocher définitivement aux États-Unis, sans pour autant qu’elle s’écarte de la menace de l’islamisme. En tout cas, l’objection religieuse ne tient pas : l’UE ne doit pas être un club chrétien. Les Allemands étaient très réticents face à la Turquie, mais ont en partie levé leurs objections. Reste l’obstacle grec. Il est important que les Grecs comprennent qu’il en va aussi de leur intérêt.
Libération : La France s’est-elle résignée à l’élargissement ?
Pierre Moscovici : La France est favorable à l’élargissement pour des raisons historiques : il s’agit de réconcilier les deux parties divisées de l’Europe ; Mais en même temps, pourquoi cacher que nous ne souhaitons pas que cet élargissement se traduise par une dilution, et nous y mettons des conditions précises. C’est pour cela que nous ne souhaitons pas dissocier la partie financement de l’UE de la question de l’élargissement. Et pour nous, la question fondamentale reste celle des institutions : on ne peut pas élargir davantage sans qu’il y ait eu auparavant de réforme institutionnelle consistante ?
Libération : Vous êtes donc prêts à bloquer les adhésions ?
Pierre Moscovici : Nous ne conclurons pas de traité d’adhésion nouveau s’il n’y a pas eu de réforme des institutions européennes. Nous ne prenons pas en otage les pays d’Europe centrale et orientale ; nous parlons de réformes limitées, ponctuelles, pragmatiques. Si on y met de la bonne volonté, on y arrivera longtemps avant la fin des négociations d’adhésion. Mais si on nous dit qu’il n’est pas question de réformer les institutions, c’est qu’on a une tout autre conception de l’Europe, et là la question de l’élargissement se pose parce que l’existence de l’UE et de son fonctionnement se pourra tout court. L’élargissement ne peut pas être la destruction des politiques et la dilution du politique.