Texte intégral
France 2 - Vendredi 6 décembre 1996
G. Leclerc : Vous prenez pas mal d’idée à contre-pied, notamment celle-ci : le chômage ne serait pas lié au fait qu’on paye trop d’impôts, qu’il n’y a pas assez de formation, qu’il y a la concurrence internationale, mais d’abord dû à une amnésie concernant la réduction séculaire du temps de travail.
M. Rocard : Oui. Il y a beaucoup de causes : on aurait beaucoup moins de chômage si on pouvait se permettre une croissance aussi rapide que dans les années 60. Simplement, je ne crois pas qu’elle soit possible. L’amnésie est étonnante, mais le fait majeur, c’est la technologie, c’est la rapidité avec laquelle la machine et les automatismes remplacent le travail humain. Un seul chiffre foudroyant, on a pu mesurer la mécanisation et ses effets en termes d’emplois et, en gros, le volume de richesses produites par une heure de travail humain doublait tous les 30 ans, du début du XIXème siècle jusqu’à la dernière guerre mondiale ; depuis, le volume de richesses produites par le travail humain a été multiplié par 7 tous les 20 ou 30 ans. Personne n’a résisté. On a tenu en plein emploi jusque vers 1970 sur la lancée de la reconstruction – parce qu’il y a eu une énorme demande, du fait qu’on rattrapait les États-Unis et du fait qu’on finançait assez largement tous les équipements par l’inflation. Mais tout cela est fini. En plus, on payait le pétrole presque rien. Nous ne retrouverons pas cette croissance. Par conséquent, on revient au mouvement séculaire de l’humanité qui avait été annoncé. Nos arrière-arrière-grands-parents travaillent 4 000 heures par an, soit 15-16 heures par jour, samedi compris, sans congés payés ; au tournant du siècle, on était à 3 000 heures ; de la Libération jusque vers 1965, on en était à 2 000 heures par an ; maintenant, on en est à 1 600, c’est-à-dire un mi-temps par rapport au début du siècle. Sur cette réduction de moitié de la durée du travail en trois quarts de siècle, les salaires ont été multipliés par 7. Donc, l’histoire l’a montré : c’est une question d’affecter à ça les gains de productivité.
G. Leclerc : Donc, il faut reprendre le mouvement.
M. Rocard : Oui, il a été interrompu pendant 15 ans.
G. Leclerc : Selon vous, il faut le faire massivement, par négociation, avec une forte incitation par une modulation des cotisations sociales.
M. Rocard : Tout à fait. Pourquoi massivement ? Tout simplement parce qu’on a 3,5 millions de chômeurs, auxquels il faut ajouter 4 millions de précaires. Les Rmistes sont différents des chômeurs, c’est une autre situation sociale, ils sont à peu près 1 million. Les contrats emploi-solidarité doivent être à peu près 900 000, si je me souviens bien. Vous y ajoutez les stages d’insertion à la vie professionnelle, les contrats d’initiative emploi, les contrats à durée déterminée à très petits salaires et qui mettent les gens à la rue où au chômage dans deux mois – tout cela fait encore 4 millions à ajouter aux 3,5 millions. Donc, il faut faire très gros. Pour faire très gros, il faut que les entreprises y soient puissamment incitées. Je propose en effet d’abaisser les cotisations sociales. Il faut soulager les entreprises. Mais comment faire ? Il faut abaisser les cotisations sociales en dessous de 30 heures, de manière à ce qu’une entreprise qui ne change pas sa durée ni ses effectifs, c’est-à-dire qui ne coopère pas au combat pour l’emploi, paye la même dette de Sécurité sociale. Mais dès que la durée du travail baisse, l’entreprise va économiser de l’argent, lequel argent est disponible pour compenser la perte de salaire, parce que c’est tout le problème !
G. Leclerc : On entend, comme critique à votre système, le fait qu’il est trop compliqué, qu’il coûte trop cher à la collectivité parce que rien n’obligera les entreprises à embaucher.
M. Rocard : Premièrement, le système n’est pas si compliqué. Apparemment, vous l’avez compris, ou vous avez fait comme si ! Deuxièmement, on a 600 000 licenciements économiques par an. Si on soulage assez largement les entreprises, on peut fermer le fonds national pour l’emploi, c’est-à-dire rendre le licenciement beaucoup plus difficile et beaucoup plus rare, parce qu’on l’aura rendu moins nécessaire en soulageant les entreprises. Tout licencié économique est un nouveau chômeur. Supposez que, sur les 600 000 licenciements économiques par an, mon système nous en fasse économiser les deux tiers : ça fait quand même 400 000 chômeurs de moins. Un chômeur coûte 100 000 francs par an, il ne faut jamais l’oublier. Chaque fois qu’il y a un chômeur de moins, l’ensemble Sécurité sociale-Unedic fait une économie. C’est cette économie que je veux affecter à la compensation de la perte de salaire. De plus, il y a une expérience : il est arrivé à droite un truc étrange, ils ont été élus sur la fracture sociale contre le chômage ; ils n’avaient pas d’idées – rien ne se passe ; le chômage continue d’augmenter. Mais il n’y a pas que des malhonnêtes ni des imbéciles à droite, bien au contraire, il y a aussi d’honnêtes gens qui cherchent loyalement. Il y en a qui se sont dit : « Mais après tout, cette idée de la gauche, pourquoi n’irait-on pas voir ? » De manière fractionnée, un groupe de députés, UDF principalement, a imposé au Gouvernement, qui n’en voulait pas beaucoup, une loi qui s’appelle la loi Robien qui fait de manière non spontanée, non automatique et non générale la même chose que moi, mais c’est plus cher. Et ça marche très fort ! Cette loi n’a que quatre mois d’existence : il y a déjà 75 accords : Yves Rocher en Bretagne, plus 240 emplois ; Villages Vacances Famille, plus 170 emplois ; 14 accords intérieurs à la Compagnie générale des Eaux. Ça marche, donc.
G. Leclerc : Les affaires reprennent : Mme Casetta en garde à vue, M. Mouillot dénonce le PR. Après votre amnistie, décidément, ça continue, on n’en sort pas !
M. Rocard : L’essentiel de la loi, dont je suis l’honorable père, n’est pas l’amnistie.
G. Leclerc : C’était la remise des compteurs à zéro mais les règles, après, n’ont pas suivi.
M. Rocard : Non, non, non. L’essentiel de la loi, ce n’est pas du tout les compteurs à zéro : c’est la mise en ordre et la clarté dans le financement public, le plafonnement, le contrôle, une commission…
G. Leclerc : Apparemment, ça ne marche pas.
M. Rocard : Si, justement. Maintenant que les délits sont définis et que la vie politique peut marcher… Avant, tout le financement politique était voué à la clandestinité. Maintenant, il y a un financement officiel qui marche. C’est quand on déborde qu’on fait des délits. Les enquêtes portent sur ce qui se passait aussi encore avant. Tout n’est pas prescrit. Je trouve salutaire qu’on mette tout ça en ordre, salutaire que la justice fasse son travail. J’ai un petit sourire tout de même quand je vois l’ampleur des fonds, l’ampleur des trafics et des conditions dans lesquelles ça se jouait. Quand je me souviens de ce que la droite disait quand on a trouvé que J.M. Boucheron était un escroc, alors qu’au total on découvre que, pour un volume de 1 d’argent trafiqué côté socialiste, il y a 100 ou 150 du côté de la droite, c’est absolument formidable !
G. Leclerc : La privatisation de Thomson, Daewoo qui se dit outragé, le Gouvernement qui veut poursuivre ?
M. Rocard : C’est un dossier qu’on a abordé trop vite. Visiblement, on a mal fait le travail. Une fois de plus, le Gouvernement est maladroit. C’est une confirmation. A ce point-là, c’est étonnant !
RTL - Lundi 9 décembre 1996
O. Mazerolle : Vous affirmez, dans votre livre, que la capacité à lutter contre le chômage vient « de l’aveuglement, en quels sorte du refus de prendre en compte le nouveau monde ». Votre réponse à la lutte contre le chômage, c’est la réduction du temps de travail : c’est ça donc, le monde moderne ?
M. Rocard : Pas seulement. Le chômage est tellement grave et en plus, il ne faut pas s’occuper de la précarité, c’est-à-dire dans les conditions dans lesquelles les gens sont chassés d’une situation normale, et honorablement rémunérés sur le marché du travail, pour tomber soit dans le chômage, soit dans la galère des petits boulots mal payés. La somme des deux nous fait à peu près 8 millions de personnes en France, et curieusement, la somme chômage + précarité dépasse 30 % de la population dans tous les pays développés. C’est vrai aux États-Unis et au japon, c’est vrai chez nous. Le problème est bien là. En effet, pour attaquer un mal pareil, il faut traiter de tout : il y a une fiscalité à changer. La fiscalité pousse toujours à la mécanisation et décourage l’embauche. Il faut s’occuper mieux de formation professionnelle. Mais on a trop laissé en dehors la réduction de la durée du travail, qui est le seul chantier sérieux.
O. Mazerolle : Votre titre, qui se veut optimiste, se fonde sur un constat pessimiste : l’innovation technologique détruit tellement d’emplois qu’on n’arrivera pas à compenser la perte d’emplois par des moyens classiques.
M. Rocard : Tout à fait. C’est pour ça qu’il faut retrouver un mouvement historique séculaire, qui est celui de la baisse du temps de travail. Or, elle ne baisse plus depuis 1982 en France, elle est restée stable. Depuis cette date – ça fait 15 ans maintenant – le chômage a doublé. Or, on travaillait 3 000 heures par an au début du siècle, 2 000 dans les années 60. Nous sommes maintenant à 1 600 heures, mi-temps depuis le début du siècle. Pendant ce mi-temps, les salaires ont été multipliés par 7, ce qui veut bien dire que c’est possible. Je suis convaincu qu’il faut reprendre ce mouvement pour retrouver une possibilité d’offrir du travail à tout le monde, mais ce sera peut-être seulement aux environs de 30 heures.
O. Mazerolle : Pour y parvenir, vous dites que le meilleur moteur, c’est la rentabilité. Vous suggérez donc de réduire les charges sociales imposées aux entreprises lorsqu’elles ne feraient travailler leurs salariés que 32 heures, et les surtaxer au-delà.
M. Rocard : Oui, et probablement même à partir de 30 heures. Dans le mécanisme auquel je pense, cette barrière qu’il faut choisir entre 32 et 30 heures, depuis que nous avançons dans les calculs, je crois qu’il faut la placer à 30 heures. C’est un barème de calcul. C’est comme l’impôt. Mais ça laisse une totale liberté aux entreprises de faire ce qu’elles veulent. Simplement, les cotisations qui sont pour les heures au-dessus de 30 ou 32 par semaine, on les surcharge beaucoup puisqu’on baisse les autres. Il y a donc une incitation à baisser la durée du travail, ce qui manque dans toute la législation actuelle. Cette baisse provoque une ressource pour les entreprises, et cette ressource peut être affectée à la compensation des pertes de salaires. Voilà un système qui peut marcher.
O. Mazerolle : Vous n’êtes pas chien, M. Rocard, puisque vous êtes allé voir J. Chirac cet été ; vous lui avez parlé de votre méthode. Étiez-vous sur le point de le convertir sur ce point ?
M. Rocard : Je ne sais pas. S’il l’était, l’administration publique serait probablement en train de préparer ça ou on l’aurait déjà mis en place. L’actuelle majorité a tout de même pris en partie cette idée à travers ce qu’on appelle la loi Robien. Mais cette loi a été votée avec la tolérance, mais pas vraiment l’approbation du Gouvernement. Cette loi dit à peu près la même chose qui ce que je dis, mais à la discrétion de chaque entreprise et sans automaticité. Mais ça marche très bien : depuis que la loi est en service – ça fait moins de trois mois – il y a déjà 75 accords. Je pense qu’il faut généraliser ce mécanisme et le rendre un peu moins coûteux et un peu plus incitatif à la baisse de la durée.
O. Mazerolle : Convertir vos amis socialistes, ça ne parait pas aussi simple que ça, puisque vous écrivez que « pour être féconde, la réduction doit être massive » : vous voulez 32, voire 30 heures, et le PS annonce 35 heures, et pas tout de suite, dans quelques années !
M. Rocard : Non, ce n’est pas comme cela qu’il faut prendre les choses. Je me suis assuré que les textes soient bien compatibles. Ce qu’il nous faut, c’est gagner entre trois quarts d’heure et une heure par semaine chaque année jusqu’à ce qu’on retrouve un quasi plein emploi – et probablement ne le retrouvera-t-on pas avant d’avoir atterri vers 30 heures, sinon en dessous. Mais il faut bien illustrer aux gens le début de cette perspective. Le début, ce sera 35 heures, ce qu’on devrait pouvoir faire en deux ou trois ans. Ensuite, il y aura une deuxième étape, puis une troisième, on ira progressivement.
O. Mazerolle : Mais 35 heures payées 39, est-ce vraiment crédible ?
M. Rocard : Ça dépend comment c’est fait. Retenez simplement ceci : chaque fois qu’un chômeur est embauché, la France économise 100 000 francs. Un chômeur, ça coûte une allocation chômage de 60 000 francs et ça ne paye pas de cotisations sociales, soit une nouvelle perte de 36 000 francs.
O. Mazerolle : C’est déjà ce que disait J. Chirac pendant sa campagne.
M. Rocard : Tout à fait. Eh bien, je suis le seul à proposer un mécanisme précis qui fait que, quand les cotisations baissent et que de ce fait, on embauche des chômeurs, la dépense de l’État diminue puisqu’on ne paye plus d’allocations chômage. C’est cette économie qui sert à financer la compensation de la perte de salaire. Le salaire moyen en France n’est pas encore tout à fait à 10 000 francs. A ce niveau-là, comment voulez-vous imaginer que les gens puissent faire des sacrifices sur leurs revenus ? Ils ne le peuvent pas. Donc, pour que la réduction de la durée du travail se fasse, c’est simple, il faut préserver les salaires. Or nous dépensons en allocations de chômage, en cotisations qui ne rentrent pas, en préretraites et en formations spéciales pour les chômeurs, 350 milliards de francs par an, 4 % du PNB. C’est cette somme himalayenne, absolument gigantesque, qu’il faut affecter à ça.
O. Mazerolle : Des gens qui ne sont pas des idiots, comme R. Barre, E. Balladur et d’autres, vous disent que c’est une erreur totale. En fait, dans notre monde de compétition, seule l’augmentation de la durée du travail permet d’être compétitif. C’est d’ailleurs par cette méthodologie que les États-Unis ont créé des emplois, et pas seulement des petits boulots, part l’acharnement au travail ?
M. Rocard : C’est très surprenant de la part de M. Barre qui est certainement celui de nous tous qui a exercé pendant le plus longtemps les fonctions de Premier ministre. Entre le début et la fin de mon mandat de Premier ministre, le chômage a doublé. En plus, il vivait dans une relation plutôt confiante avec son Président de la République : il y aurait pu probablement y travailler. C’est très bizarre, cette idée. Je dis qu’en gros, il y a en France 33 milliards d’heures de travail offertes chaque année. On ne sait les partager qu’entre 86-87 % des Français en laissant 12 % complètement en dehors du coup, qui ont zéro heure de travail. Je pense que ces 33 milliards pourraient être répartis entre tout le monde çà nous mettrait aux environs de 32 heures. Qu’est-ce qui autorise quiconque, y compris M. Barre, à dire que, du coup, nos 33 milliards d’heures de travail deviendraient stagnantes ? C’est complètement idiot ! On peut prendre un autre exemple, imaginez la grande teinturerie voisine de votre domicile : il y a dix commis, on passe à 34 heures et on embauche un onzième commis pour compléter le travail qui manque : pourquoi voulez-vous que les clients se soient sauvés, que le marché diminue et que tout ça, au contraire, ne permette pas de faire plus en production à l’avenir puisque les types seront moins fatigués à chaque poste et que la force de travail sera là où va la société. Du coup, on freine.
O. Mazerolle : Jeudi prochain, le Président de la République doit s’adresser aux Français à travers la télévision. Attendez-vous de lui quelque chose sur sa vision du monde moderne ?
M. Rocard : J’espère bien, mais je ne suis pas optimiste là-dessus. Un Président de la République ne peut parler que pour exprimer aussi un accord de son Gouvernement sur des visions. Et il est clair que cette majorité ne sait pas ce qu’elle veut et n’a pas fait son choix sur des problèmes aussi graves que celui dont nous parlons.